Les analystes, la main étrangère et la jeunesse algérienne : quand des intellectuels se trompent de cible
Marwan Andaloussi, journaliste indépendant, Algeria-Watch, 15 avril 2019
Le régime algérien utilise inlassablement depuis des décennies deux « arguments » pour discréditer toute opposition réelle ou mouvement de contestation : l’islamisme et la « main de l’étranger ». Ces deux éléments constituent le ciment de la muraille paranoïaque qui permet au régime de justifier ses abus et ses atteintes permanentes aux libertés. Ces éléments de discours sont bien entendu relayés avec zèle par des régiments de thuriféraires et de propagandistes stipendiés.
Incapable de se renouveler à quelque niveau que ce soit, le système a recours au même refrain depuis le début du mouvement de protestation historique des Algériens le 22 février dernier.
Péril vert et main occidentale
L’opinion garde en mémoire que, tout récemment encore, les diplomates du burlesque Ramtane Lamamra et Lakhdar Brahimi ont tous les deux invoqué avec insistance le péril islamiste et le chaos pour tenter de vendre le plan de Bouteflika aux puissances étrangères dont ils espéraient un soutien renouvelé. Il n’y a eu de la part de ces émissaires aucune explication convaincante ni perspectives rassurantes. Ramtane Lamamra, dont la subtilité n’est pas vraiment la qualité première, a été particulièrement explicite : avec le départ de Bouteflika, l’islamisme prendra le pouvoir.
Mais en jouant sur l’angoisse blanche de cet argument usé jusqu’à la corde, l’épouvantail de l’islamisme n’a, au grand dam de ces diplomates d’un autre âge, pas rencontré le succès attendu. Les missions d’« explication » se sont conclues par un fiasco lamentable. Le régime a alors basculé en urgence sur l’autre thème, en enfonçant le clou de la « main étrangère » qui voudrait absolument déstabiliser le pays.
Le chœur des propagandistes a été dument actionné et c’est l’un des hommes les plus corrompus du commandement militaire algérien, le sinistre général Ahmed Gaïd Salah, qui a donné le « la » en martelant à chacune de ses sorties que ces manifestations seraient le résultat de « manipulations » de puissances étrangères avec la complicité d’ennemis intérieurs. Énoncées dans une langue incertaine, ces graves accusations sont demeurées très vagues, le chef d’état-major se gardant bien de nommer lesdites puissances et d’identifier lesdits ennemis internes.
Ces méthodes forgées dans les bureaux des moukhabarates des dictatures baathistes elles-mêmes héritières d’une tradition stalinienne éprouvée ne convainquent aucun des observateurs politiques présents sur le terrain. Certes, nul n’ignore l’action des services d’action psychologique et de déstabilisation occidentaux (américains au premier chef) dans la fabrication des pseudo-forces politiques animant les révolutions de couleurs en Europe de l’Est (Serbie et Ukraine notamment) et leur action dans la fabrication et la diffusion de matériels de propagande sur les réseaux sociaux lors des printemps arabes. Mais aucun élément probant d’une telle action ne corrobore la mobilisation de tels moyens dans le cas algérien. Même si l’on a observé des phénomènes d’amplification de certains messages et de promotion de certains profils politiques. Les spécialistes estiment que ces actions sont le fait de groupes d’intérêts nationaux autour de personnalités déchues du système et de leurs riches associés.
Pourtant, certains intellectuels algériens, au nom d’un anti-impérialisme circonstanciel, relaient sans nuance ni éléments concrets un discours censés délégitimer les revendications populaires en volant au secours (consciemment ou inconsciemment) d’un régime criminel sénescent.
La main étrangère dans la poche du pouvoir
Dans un long article publié sur son site le 4 avril dernier, Ahmed Bensaada développe ainsi une thèse, qui se veut étayée, selon laquelle le mouvement de protestation algérien est d’inspiration étrangère. Il s’agirait d’un plan élaboré par des think tanks de la CIA et d’autres officines du soft power impérial. Cette théorie est construite sur les similitudes entre le soulèvement algérien et les révolutions de couleur ainsi que les « printemps arabes ». L’auteur cite à titre de preuves la spontanéité du mouvement, l’humour, l’implication des artistes, le caractère pacifique et d’autres éléments. Il ajoute le financement supposé d’organisations algériennes par des organismes étrangers, ainsi que la proximité supposée avec des organisations étrangères de certaines personnalités qui ont émergé depuis le 22 février.
Cette thèse pose de sérieux problèmes. Le premier d’entre eux est de dénier aux Algériens, notamment les jeunes, toute capacité d’indignation et d’organisation. Les Algériens ont-ils des raisons de se soulever contre cette dictature qui les écrase, les prive de perspective et d’espoir ? Personne ne se risquerait à contester la légitimité, sinon la nécessité, d’une révolte on ne peut plus retardée, au bout d’une extraordinaire patience, contre un système de pouvoir aussi meurtrier que corrompu.
Cette thèse de la main étrangère pose un regard réducteur, et même méprisant, sur cette jeunesse. Très éloigné des réalités populaires, l’analyste semble ignorer que les jeunes Algériens ont acquis une maturité et une conscience politique aiguë tout au long des dix années de « sale guerre ». Qu’ils ont reçu, in vivo et dans leur chair, de cruelles leçons de science politique au cours de ses presque trente ans de coup d’État militaire, de coups tordus et de crimes de masse. Il ne mesure pas ce que cette jeunesse, branchée sur le monde grâce aux réseaux sociaux, a pu subir entre humiliation quotidienne et exil mortel sur des barques, durant plus de vingt ans d’une corruption sans précédent et de dilapidation invraisemblable des ressources du pays. La jeunesse algérienne, cultivée et intelligente, n’a pas besoin de tuteurs ou d’inspirateurs étrangers pour réaliser l’enfer dans lequel des dirigeants criminels ont placé tout un peuple. Les jeunes s’en rendent bien compte et en ont tiré les conséquences. Ils pourraient donner des leçons à bien des pseudo-experts et analystes fumeux chargés de les discréditer.
Personne n’est dupe. Les manipulations de toutes sortes existent bel et bien. Les puissances étrangères et leurs officines ne sont jamais loin du terrain des opérations. C’est aussi vieux que la géopolitique. Mais le plus grand manipulateur et usurpateur est le régime qui ne recule devant rien, absolument rien, pour perdurer. On peut même affirmer que ces puissances étrangères et leurs services secrets ou d’action psychologique sont des alliés constants du régime dans sa répression du peuple algérien. La main étrangère est le soutien le plus actif à la dictature militaro-policière qui règne sans partage depuis vingt-sept ans sur un pays qu’elle dirige inexorablement vers une catastrophe majeure. Le lieu de prédilection de cette main étrangère est bien la poche dispendieuse du pouvoir.
Ahmed Bensaada semble oublier que les Algériens sont, plus que jamais dans leur histoire, ouverts sur le monde et suivent ce qui s’y passe grâce aux nouvelles technologies, dont ils se servent avec une grande efficacité. Le storytelling du pouvoir et de ses partisans ne porte plus, depuis longtemps.
Le poison de la suspicion
Mais le plus grand dommage de cette thèse est celui du soupçon jeté sur des organisations et des personnalités qui ont acquis une certaine notoriété auprès des Algériens. Pourquoi et au profit de qui veut-on discréditer des hommes, des femmes et des organisations qui ont résisté, avec leurs faibles moyens, à la tyrannie que beaucoup d’autres ont applaudie et soutenue ?
D’autres constats particulièrement significatifs de faits parfaitement vérifiables et visibles de tous sont occultés ou éludés par ce théoricien de l’immixtion. En effet, qui n’a pas remarqué l’omniprésence du drapeau palestinien dans tous les cortèges dans toutes les villes, tous les quartiers et villages du pays ? Ce drapeau brandi fièrement est l’emblème de la solidarité anti-impérialiste avec le peuple palestinien. Comment ne pas comprendre que ce soutien populaire spontané et généralisé exprime mieux que bien des discours le refus de l’alignement sur l’ordre occidental ? Il s’agit clairement d’une manifestation du refus viscéral de l’ingérence étrangère. Chaque rassemblement enregistre la présence ostentatoire de l’étendard palestinien. Ce qui a fait dire à un internaute que le peuple algérien est le seul au monde qui possède deux drapeaux, le sien et celui de la Palestine.
Mettre en cause et cibler des personnes et des organisations algériennes sans autres preuves que de vagues suspicions n’a pour seul effet que d’affaiblir le mouvement de protestation, de le diviser à l’unique profit du régime.
Dans ces circonstances extrêmement graves et périlleuses, les Algériens n’ont pas besoin de théories fumeuses et hors sol sur leur mouvement. Ils ont besoin d’analyses valides et corroborées rigoureusement. C’est le relais de leurs luttes pour la justice et l’indépendance, dans sa conception complète authentique, qui est attendu de celles et ceux qui peuvent s’exprimer, qu’ils soient dans le pays ou à l’étranger.
Ceux dont la contribution au débat n’est que leurre et confusion mènent un combat d’arrière-garde au service d’un régime caduc. Les Algériens veulent un État de droit et le respect des libertés publiques. Que chacun apporte sa contribution pour les aider à atteindre cet objectif.