Entretien avec Badr’Eddine Mili «Nous sommes en présence d’une révolution tranquille»
Mokhtar Benzaki, Le Soir d’Algérie, 6 mars 2019
Observateur attentif de la scène politique nationale, Badr’Eddine Mili analyse ici les derniers évènements qui secouent le pays. Il ne manque pas de souligner le niveau de maturité du peuple algérien qui tente de faire avancer sa «révolution tranquille».
Le Soir d’Algérie : Quel regard portez-vous sur les événements qui se déroulent dans le pays depuis le 22 février et quel sens donnez-vous à la réponse que le Président-candidat Abdelaziz Bouteflika leur a réservée ?
Badr’Eddine Mili : Le peuple algérien nous a habitués à prendre rendez-vous avec l’Histoire à chaque fois qu’il a été indispensable de trancher dans le vif les grandes questions qui engageaient son destin.
Le 11 Décembre 1960, le 17 Octobre 1961, le 3 juillet 1962, le 5 Octobre 1988 et le 16 novembre 1995, il a montré, en sortant dans la rue, toute la mesure de la haute conscience qu’il avait des événements qui l’interpellaient en pesant sur eux de tout son poids en leur indiquant la direction à prendre.
Il vient, encore une fois, de se prononcer sur la nouvelle question qui lui est posée en prouvant qu’il demeure un peuple responsable et souverain qui a son mot à dire sur la façon dont son Etat doit être organisé et gouverné.
La réaction du Président-candidat à ce mouvement qu’il dit comprendre est tardive. L’opinion se demande pourquoi les réformes promises n’ont pas été entreprises avant les élections, ce qui aurait eu l’avantage de traiter la crise par anticipation et d’éviter que l’initiative ne soit prise pour une manœuvre dilatoire.
Il est difficile, vu les délais fixés et le manque de clarté sur le fond, de croire que ces promesses électorales répondront, efficacement, à une demande d’urgence et apaiseront les tensions.
Dans un passé récent et dans notre proche voisinage, plusieurs chefs d’Etat contestés avaient promis, à la dernière minute, des concessions du même cru, sans résultat.
Par quoi expliquez-vous la spontanéité de ce mouvement et la rapidité avec laquelle il s’est propagé ?
Certains commentateurs avaient affirmé que les Algériens s’étaient détournés de la politique et avaient aliéné aux gouvernants du pays leur liberté et leur droit de dire, de faire et de choisir.
Le large mouvement populaire auquel nous assistons, en ces moments, de grande communion nationale, indique tout le contraire. Il démontre qu’il est la consécration de longues années de luttes politiques et sociales, menées avec courage et constance.
Il ne s’est pas passé, un jour, durant ces dix dernières années, sans que la contestation qui s’est propagée dans toutes les catégories de la société et tous les secteurs d’activité du pays se soit exprimée avec vigueur, malgré le déni de droit et la répression qui lui furent opposés.
A votre avis, ce mouvement restera-t-il circonscrit, uniquement, à la protestation contre la candidature du Président au 5e mandat ou bien débordera-t-il de ce cadre pour remettre en cause le fonctionnement de la gouvernance de l’Etat dans son ensemble ?
La bataille engagée par la société tourne, certes, autour de la question du 5e mandat. Cette bataille, personne n’en disconvient, est une bataille de la dignité : le peuple algérien est connu pour placer sa dignité sur la plus haute marche de son échelle de valeurs.
Il ne peut souffrir d’être ridiculisé aux yeux du monde alors qu’il est l’artisan d’une des plus glorieuses guerres d’indépendance menées par les pays opprimés contre le colonialisme.
Seulement, bien plus qu’une question de morale, cette bataille soulève une question générale qui renvoie à l’organisation de l’Etat et à tout ce qui s’y rattache comme droits, libertés et justice.
Les Algériens considèrent que l’Etat a dévié de sa trajectoire depuis que se sont introduites dans ses rouages des forces anticonstitutionnelles qui ont mis en danger sa souveraineté et attenté à ses orientations. Ils estiment qu’il est grand temps qu’il soit remis, démocratiquement, entre des mains probes et qu’il entre, enfin, en phase avec leur aspiration à un gouvernement construit sur l’équité, la modernité, le savoir et le respect des lois, loin de la médiocrité, de la vénalité, de la prévarication, des passe-droits, de la coercition et du mépris qui leur sont infligés en permanence. Par le pacifisme et la sincérité de son engagement, par son caractère non partisan et juvénile, la mobilisation populaire a pris une avance et une ampleur telles qu’il serait difficile d’imaginer qu’elle recule ou qu’elle se contenterait d’un minimum. Je pense que nous sommes en présence d’une révolution tranquille animée par une jeunesse d’élite qui, tout en témoignant de sa fidélité aux combats de ses aînés, entend les enrichir par son apport propre.
Des observateurs étrangers évoquent un «Printemps arabe», qui aurait, tardivement, touché l’Algérie. Est-ce le cas ?
Le mouvement du 22 février n’a rien à voir avec un quelconque «Printemps arabe» dont on a saisi, ici, en son temps, la superficialité, les inconséquences et son détournement par des forces qui lui étaient, au départ, hostiles.
En Algérie, nous sommes dans un autre cas de figure dominé par la volonté de changer, pacifiquement, l’ordre des choses à partir d’un consensus national proclamé, assumé et préservé de toute interférence étrangère.
A quel avenir ce mouvement est-il voué, selon vous ? Le nouveau programme électoral proposé par le Président-candidat pourra-t-il contribuer à le désamorcer ?
Le mouvement a dit, massivement et puissamment, ce qu’il avait à dire. Le Président-candidat tente d’y répondre en optant pour la désescalade. Mais n’est-ce pas trop tard, trop peu et trop lointain par rapport à ce qui est réclamé ?
Convoquer une conférence «représentative et indépendante» qui fixerait la date de l’élection présidentielle anticipée, après avoir rédigé une nouvelle Constitution à soumettre à un référendum populaire aurait pu être une carte à jouer avant que la situation ne dégénère.
Reporter ces échéances à 2020 alors que le seuil de l’intolérable est atteint serait, à mon sens, parier sur l’inconnu et aura, selon toute probabilité, un effet contraire à celui escompté.
Il serait plus crédible et réaliste de s’y atteler, dès maintenant, en confiant cette tâche à un gouvernement, composé de figures neuves et accompagné de l’assistance de l’Armée nationale populaire garante de la sécurité et de la paix civile. En dehors de cette issue, je n’en vois pas une autre par laquelle le pays sortirait de la crise sans dommages. Il reste que le mouvement qui est devenu l’acteur numéro 1 de la scène politique doit travailler à s’organiser et à se structurer pour capitaliser ses premiers gains et pour se protéger contre toute récupération par les adorateurs du veau d’or d’hier montés dans le train en marche, miraculeusement, transformés en laudateurs du peuple.
L’opposition n’a, quant à elle, d’autre alternative que de dépasser ses différences — parce qu’elle est, vraiment, dans un mauvais état — pour aider à dégager une solution qui éloignerait l’Algérie du champ de la confrontation violente.
L’équation, à plusieurs inconnues, reste très complexe si l’on considère l’environnement sécuritaire très instable aux frontières du pays, les intérêts stratégiques détenus par les puissances étrangères, ici, et dans la région et, plus essentiellement, les messianiques de l’Etat profond dont on ne connaît pas, exactement, en ce moment, les intentions réelles et les scénarios sur lesquels ils travaillent pour se prémunir contre d’éventuelles atteintes déstabilisatrices. Dans l’état actuel des choses, nul ne peut préjuger des développements à venir dans un sens ou un autre. La seule chose dont on est sûr, c’est que le mouvement va perdurer, s’accélérer et s’étendre.
Propos recueillis par Mokhtar Benzaki