Une Algérie debout et fière

Francis Ghiles, El Watan, 6 mars 2019

Jamais le peuple algérien n’avait été humilié comme il l’a été quand le président Abdelaziz Bouteflika a déposé sa candidature pour un 5e mandat. Après dix-neuf années à la tête de l’Algérie, M. Bouteflika «prend solennellement acte devant Dieu et devant le peuple algérien d’organiser une élection présidentielle anticipée et libre, dans laquelle (il) ne sera pas candidat».

Hospitalisé en Suisse depuis le 24 février, n’ayant pas fait un discours officiel depuis son AVC en 2013, le président fantôme laisse l’Algérie être gouvernée par ce que l’on ne peut s’empêcher d’appeler une mafia, ou ses deux frères, Saïd et Abderrahim, et le chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah et autres comparses, hommes d’affaires, politiciens. Gouvernée est un grand mot pour ce qui s’apparente à un pillage systématique des richesses de ce pays (gaz et pétrole), un refus systématique des réformes, un refus des libertés fondamentales.

Ce règne bénéficie de la complicité tacite de la France, qui a occupé l’Algérie de 1830 à 1962, de l’Union européenne et des Etats-Unis. Depuis une génération et plus, la stabilité au Maghreb et au Moyen-Orient est une priorité absolue pour les dirigeants occidentaux, exception faite de l’Irak et la Libye qui tournent à la catastrophe.

«Joumhouria, machi mamlaka» (Ce pays est une République, pas un royaume), scandent les foules, qui depuis le 22 février ont envahi les rues des grandes villes algériennes, à travers des manifestations pacifiques, dont l’ampleur est inégalée depuis 1991. «Makanch el khamyssa ya Bouteflika (Bouteflika, il n’y aura pas de 5e mandat)», scandent des millions de femmes et d’hommes de ce peuple jeune – les deux tiers de la population ont moins de 40 ans – et fier, qui veut passer du statut de sujet à celui de citoyen. Les slogans, d’une intelligence politique, d’une sophistication et d’une drôlerie remarquables, ont surpris les Européens, notamment les Français, et suggèrent une maturité politique plus importante que les «gilets jaunes». Le ton est bon enfant et dans la foule on croise des héroïnes de la lutte contre le colonisateur entre 1954 et 1962, celui qui a dirigé la légendaire Bataille d’Alger, Yacef Saadi, l’entrepreneur le plus riche du pays, Issad Rebrab, de nombreux hauts cadres, des femmes voilées ou pas.

La France officielle a été surprise, tout comme elle a été surprise par les émeutes d’Octobre 1988 qui ont porté un coup terrible à la réputation du FLN, qui avait mené la lutte anti-coloniale ; surprise par le coup d’Etat médical de Ben Ali en Tunisie en 1987 et en 2011 par la rapidité de la chute du dictateur tunisien.

Comptant 800 000 binationaux et sans doute 12 millions de Français qui ont des liens avec l’Algérie (Français d’origine musulmane ou pieds-noirs), la France s’inquiète à juste titre d’une déstabilisation du plus grand pays d’Afrique. De là à donner son onction (discrète, mais officielle) à un 5e mandat, n’est-ce pas confondre duplicité coupable et stratégie de long terme ?

Abdelaziz Bouteflika est souvent présenté comme l’homme qui a réconcilié les Algériens après la sanglante guerre civile des années 1990, ce qui est faux. C’est à son prédécesseur à la Présidence, le général Liamine Zéroual, que revient cet honneur, tout comme c’est à cet honnête officier que l’on doit d’avoir inscrit dans la Constitution la reconnaissance que l’Algérie est berbère et pas seulement arabe.

Son influence, quand il était ministre des Affaires étrangères du président Boumediène de 1965 à 1977, fut bien moins grande qu’on ne le pense : la grande politique tiers-mondiste, le soutien à l’Organisation de libération de la Palestine, le rôle très actif au sein de l’OPEP, la politique d’industrialisation n’ont été ni pensés ni menés par celui qui était à l’époque un fringant ministre. C’est à Boumediène que revient ce mérite et à une diplomatie dont les grands noms incluaient Lakhdar Brahimi et Mohamed Sahnoun.

Aujourd’hui, le mécontentement est alimenté par le chômage qui touche plus du quart de la jeunesse, par la croissance de la pauvreté, par l’effondrement des services publics. Les finances de l’Etat sont fragilisées par la stagnation de la production pétrolière et gazière, la chute des prix et donc des recettes d’exportation, alors que la consommation domestique continue d’augmenter. La corruption gangrène un système politique à bout de souffle, alors que les entrepreneurs privés liés aux dirigeants affichent une richesse et une morgue impensables dans les années 1970 et 1980.

Quelle que soit la suite des événements, une page de l’histoire est en train d’être tournée en Algérie, mais quelques remarques permettront de mieux comprendre la situation dans un pays dont la modernisation, l’accession à un Etat de droit et la jeunesse sont d’importance primordiale, non seulement pour la France, l’Espagne et l’Italie, mais pour l’Europe toute entière, sans parler de ses voisins immédiats du Maghreb et du Sahel.

Ce qui se passe à Alger n’est pas un énième épisode du Printemps arabe. C’est une volonté de renouer avec la Révolution de 1954-1962 qui a été confisquée par l’armée de l’extérieur à l’été de 1962. Les slogans et les pancartes lors des manifestations font montre d’une très bonne connaissance du «temps long» de l’histoire algérienne.

De tels mouvements de foule, pendant plus d’une semaine, la retenue extrême dont ont fait preuve les forces de police ne peuvent s’expliquer que par une complicité, sinon un aval, de nombreux officiers de l’Armée nationale populaire et des forces de sécurité. Autant certains dirigeants de l’ANP sont corrompus, autant un vaste corps d’officiers professionnels et bien éduqués ne l’est pas. De nombreux officiers sont furieux de voir un pays, dont les diplomates, en 1981, avaient réussi à négocier la libération des otages diplomatiques américains à Téhéran, devenir la risée de l’opinion internationale.

Enfin, la division entre islamistes et anti-islamistes qui conduisit à l’annulation des élections législatives de 1991 n’est plus la ligne de fracture qu’elle était alors. Faire une lecture correcte de ce qui se passe en Algérie est essentiel. Trop d’intellectuels français se servent de ce pays comme d’une boîte noire, dans laquelle ils peuvent puiser des explications à certains épisodes de l’histoire de France.

Ceci revient à faire passer l’Algérie d’un pays réel où des gens vivent, respirent, rêvent, espèrent et meurent en un problème ou un concept lié à l’histoire de France. D’autres, comme l’historien Benjamin Stora, le député Julien Dray ou le directeur de l’IRIS, Pascal Boniface, ont une connaissance plus fine de l’Algérie. Une Algérie gouvernée par des cadres jeunes, une économie modernisée, ouverte, une légalité respectée seraient pour 40 millions d’Algériens et d’Algériennes et leurs voisins tunisiens et marocains, une source d’espoir plutôt que d’angoisse. Une Algérie, où l’espoir remplacerait le cynisme et la peur, retrouverait son influence dans le bassin méditerranéen et pourrait contribuer à stabiliser la zone du Sahel.

Quant à l’Europe, tout particulièrement la France, le mieux est de se taire, du moins publiquement. L’Union européenne a trop trahi ses idéaux affichés de justice et de démocratie, ses grandes compagnies ont été trop complices de corruption et de détournement de fonds pour donner des leçons de démocratie à un peuple dont la maturité politique, aujourd’hui, ne peut plus être mise en doute.

 

Par Francis Ghiles , Chercheur associé, Barcelona Centre for International Affairs (CIDOB)