Mostefa Bouchachi. Avocat et défenseur des droits de l’homme : «Il faut aller vers un gouvernement d’union nationale»

Nadjia Bouaricha, El Watan, 3 mars 2019

L’avocat Mostefa Bouchachi explique dans cet entretien que l’appel du peuple à travers les marches pacifiques est non seulement contre le 5e mandat, mais contre toute la «mascarade du 18 avril». Maître Bouchachi estime que l’opposition ne doit en aucun cas présenter de candidats à cette élection qui est aujourd’hui nulle et non avenue et aller vers une transition démocratique.

Vous avez pris part dès le début au mouvement des marches contre le 5e mandat et le régime. Quel est votre sentiment aujourd’hui ?

Je suis heureux ! Heureux de voir que toute une jeunesse, tout un peuple, ait décidé de briser le mur de la peur et de sortir dans la rue pour dire non au 5e mandat. Ce qui a poussé les Algériens, sans encadrement, à sortir dans la rue pour dire non, c’est l’expression d’un sentiment d’injustice, de déshonneur, de honte de voir l’audace du pouvoir aller jusqu’à présenter aux élections un cadre, un homme malade qui n’a pas parlé à ce peuple depuis six ans.

Ce sentiment d’injustice, de honte, s’est ajouté à ce lourd regard du monde sur cette mascarade. Ils ont décidé de sortir sans répondre à un appel de partis ou de la classe politique ou de la société civile. Il s’agit d’une protestation populaire dans toute sa splendeur.

Que ce soit lors de la marche du 22 février ou celle du 1er mars, les jeunes, le peuple, nous ont rendu la fierté d’être Algériens. Des gens m’appellent du Canada, de France et d’autres pays du monde pour exprimer leur joie de retrouver leur fierté. «Des décennies durant, on n’a pas senti cette fierté d’être Algérien», me disent-ils.

Ceci nous interpelle et nous donne la confirmation que sans nul doute, c’est l’histoire de l’Algérie qui est en train de s’écrire par les jeunes Algériens à travers ces marches pacifiques. J’étais présent parmi la foule, les 22 et 24 février, ainsi que le 1er mars et avant avec les avocats.

J’ai vu tout le monde, étudiants, syndicats, avocats, citoyens, femmes, hommes, enfants, tous sont sortis dans la rue pour les mêmes raisons.

C’est là un message clair au pouvoir et peut-être même à toute la classe politique disant : «On ne veut pas de cette mascarade électorale. On ne veut pas accepter ça.» J’espère que les décideurs ont compris le message et j’espère qu’il leur reste un peu de fibre nationaliste et de morale, pour ne pas aller contre la volonté de ce peuple.

Donc, au-delà du retrait de la candidature de Bouteflika, c’est toute l’élection qui n’a plus lieu d’être ?

Les jeunes et tous les Algériens sont certes sortis contre le 5e mandat, mais pas seulement. Il ne peut pas y avoir des élections encadrées par des institutions qui ont toujours fraudé. Le message du peuple est clair, il s’adresse à tous les candidats et toute la classe politique. On ne peut pas tenir des élections avec ces mêmes institutions.

Qu’on comprenne ce que veulent les Algériens, ils ne demandent pas seulement un retrait de la candidature de Bouteflika pour un 5e mandat, mais l’annulation de l’élection. Il faut être conscient de ce message et aller vers un gouvernement d’union nationale qui sera habilité et aura la crédibilité nécessaire pour organiser des élections. On ne peut pas croire que ces gens qui ont toujours travaillé pour le pouvoir et fraudé pour le pouvoir puissent organiser des élections libres.

J’espère que la classe politique et tout le monde prendra la juste mesure de ce message pour mettre un terme à cette mascarade du 18 avril.

Comment justement capitaliser politiquement tout cet élan libérateur incarné par les grandioses marches populaires et aller vers un gouvernement d’union nationale et peut-être une Constituante ?

La première démarche à suivre consiste à ce que l’opposition s’entende à ne pas présenter de candidats. Personne ne doit déposer de candidature, sinon ce serait aller contre la volonté du peuple. En deuxième lieu, il faut que l’opposition de tout bord se concerte et réfléchisse au mécanisme à adopter pour passer à la période de transition.

Un gouvernement d’union nationale émanant des consultations entre le pouvoir et la classe politique est une condition principale pour mener à bien cette période.

Ce gouvernement aura la confiance des Algériens pour organiser des élections libres. On pourra discuter et débattre de la nature de ces élections, s’il s’agira d’aller vers une constituante, des présidentielles ou des législatives. Pour l’heure, une période de transition s’impose avec la formation d’un gouvernement de transition en concertation avec toute la classe politique et la société civile.

En sus des marches pacifiques, des appels pour varier les modes de protestation se font jour, notamment l’appel à la désobéissance civile ou la grève générale. Qu’en pensez-vous ?

Le monde entier nous regarde, toutes les capitales du monde ont les yeux rivés sur l’Algérie. Les gens qui nous gouvernent, les décideurs doivent maintenant écouter, c’est de l’honneur de l’Algérie dont il s’agit. Il y va aussi de leur honneur à eux de savoir comprendre et respecter le verdict du peuple.

J’espère qu’ils réagiront de la meilleure manière en toute conscience de la situation. S’ils vont contre le sens et la volonté du peuple, ils exposeront l’Algérie à un grand danger. Il faut qu’ils sachent, que les Algériens qui sont sortis en masse ne vont pas faire marche arrière, et ils continueront à sortir en se concertant sur la meilleure façon de garder le caractère pacifique de leur protestation.

Que tout le monde soit à l’écoute de la voix du peuple, à la fois les institutions et tous les hommes qui peuvent faire la différence dans ce pays.

Il est important que les jeunes ne cèdent pas à la violence d’où qu’elle vienne, surtout après l’intrusion violente de certains individus vendredi dernier…

Comme je l’ai toujours dit, la police, les services de sécurité, tous corps confondus, sont constitués d’enfants du peuple. Et même lorsqu’ils violentent les manifestants, ce n’est pas parce qu’ils veulent le faire, mais parce qu’ils obéissent à des ordres.

Il ne faut en aucun cas les provoquer, même s’ils vous provoquent. Ne jamais répondre, c’est la seule façon de réussir. Il faut s’en tenir à l’aspect pacifique de la protestation. Le pouvoir veut pousser les Algériens à la violence et la violence ne ramènera ni la démocratie, ni la paix et encore moins un changement réel du système politique algérien.

Le pouvoir a les moyens de la violence plus que le peuple, c’est pour cela j’insiste toujours sur l’aspect pacifique de la démarche de protestation. Je dis à nos jeunes et citoyens, «pacifique-pacifique», il ne faut pas répondre à la provocation.

Il faut démontrer au pouvoir et au monde entier qu’on peut faire une révolution pacifique et imposer un réel changement. Le peuple algérien a toujours donné l’exemple à travers l’Histoire et aujourd’hui il a un grand rendez-vous avec elle.