Benbitour appelle à un front de sauvegarde de la patrie
Il prédit des perspectives sombres à l’horizon 2021
Liberté, 7 janvier 2019
égrenant une série de principes que les élites sont tenues d’observer, l’ancien chef de gouvernement préconise de s’inspirer de la Révolution pour créer un front de sauvegarde de la patrie.
Il ne semble pas cultiver de rapport pathologique avec le pouvoir, puisqu’il n’a pas hésité à rendre son tablier lorsqu’il était chef de gouvernement pour incompatibilité de vision et de conception de la gouvernance avec le président de la République.
Il n’a pas, non plus, la prétention d’un diseur de bonne aventure. Mais Ahmed Benbitour, homme réputé pour sa réserve, rompu à la culture de la rigueur économique et des chiffres, observateur de la scène politique nationale, est formel : quelles que soient les tergiversations du pouvoir, le changement en Algérie est “inéluctable”. “Le changement viendra fatalement, la question est de savoir si l’on doit le préparer ou s’il surviendra dans la pagaille”, a dit, hier, l’invité du Forum de Liberté. “Le changement interviendra car il y a une crise de fonctionnement du système (…) 2021 est une date fatale, il faut qu’on fasse des changements ou l’on se retrouvera dans une situation difficile, car il y aura même pénurie de moyens de consommation. On ne va pas y faire face avec la politique actuelle. J’espère me tromper, mais il faut s’y préparer sérieusement”, s’alarme-t-il lors de la conférence-débat sous le thème “La mission des élites dans la sauvegarde du pays”. Les propos ne sont pas ceux d’un homme désabusé ou qui cherche à “faire peur” à la population, comme l’a accusé le pouvoir en 2011 déjà, lorsqu’il a tiré la sonnette d’alarme sur les perspectives financières du pays, mais s’appuient sur des indicateurs et un diagnostic froid de la situation du pays, autant sur le plan économique que sociopolitique. “La population souffre de cinq maladies : l’absence de la morale collective, la violence qui devient le moyen privilégié de règlement des conflits entre individus, groupes d’individus et groupes d’individus et l’État, la corruption généralisée, l’indifférence envers l’intérêt commun et le destin national, ainsi que le fatalisme”, détaille-t-il dans sa déclaration liminaire. Aussi, “notre pays est dirigé par un pouvoir autoritariste, patrimonialiste et paternaliste qui vit de la rente et la prédation dans l’utilisation de la rente, alors que la rente est en diminution sensible et pour toujours”. À la perspective d’amenuisement des réserves de changes s’ajoute la déliquescence de l’État qui se caractérise par la “généralisation de la corruption, l’institutionnalisation de l’ignorance et de l’inertie, le culte de la personnalité, la centralisation du pouvoir de décision entre un nombre réduit d’individus au lieu et place des institutions habilitées, l’émiettement du pouvoir entre les différents clans à l’intérieur du système”. “Malheureusement, l’État algérien correspond de façon évidente à l’ensemble de ces critères de définition d’un État déliquescent”, déplore-t-il. Face à cette situation, Ahmed Benbitour estime que le “rôle des élites est primordial” pour réaliser le changement. S’il admet que “les conditions, actuellement, ne sont pas réunies pour mobiliser la population”, il souligne, cependant, “l’urgence de la nécessité d’une grande mobilisation pacifique pour sauvegarder la patrie”. Égrenant une série de principes que les élites sont tenues d’observer, une espèce de feuille de route pour ainsi dire, comme l’observation des règles démocratiques ou encore définir une stratégie d’éducation et la culture de la citoyenneté, en s’appuyant sur les forces de changement, Ahmed Benbitour préconise de s’inspirer de la Révolution pour créer un front de sauvegarde de la patrie. “Il faut s’inspirer de l’expérience de 1954 et innover en matière d’organisation du travail politique, innover en matière d’instruments du changement et parier sur de nouvelles forces. L’innovation en matière d’organisation du travail politique peut venir de l’utilisation des possibilités offertes par les nouvelles technologies (…).” “Les élites ont perdu l’opportunité d’assumer le leadership du lancement de la Révolution de Novembre, elles continuent à le payer jusqu’à aujourd’hui. Si elles ratent une opportunité de prendre le leadership du changement, aujourd’hui, ce sera la marginalisation définitive”, conclut-il, non sans considérer que le changement est également dans l’intérêt du régime, faute de quoi, il partira dans des “conditions difficiles”.
Karim Kebir
Il dresse un tableau alarmant de la situation économique
Une pénurie totale de moyens de financement dès 2020
M. Benbitour soutient que sur la prochaine décennie, les recettes d’exportations ne couvriront que la moitié des dépenses d’importations.
L’ancien chef de gouvernement, Ahmed Benbitour, a insisté, hier, sur “l’urgente nécessité d’une grande mobilisation pacifique pour sauvegarder la Patrie algérienne”. Invité du Forum de Liberté, M. Benbitour soutient, sans réserve, que sur la prochaine décennie les recettes d’exportations ne couvriront que la moitié des dépenses d’importations de biens, auxquelles, il faudra ajouter le déficit chronique de la balance des services et le transfert des bénéfices des sociétés étrangères exerçant en Algérie. L’ancien chef de gouvernement a parlé d’un État déliquescent en situation de pénurie de moyens de financement de son budget, car le prix du baril nécessaire à l’équilibre budgétaire est passé de 34 dollars en 2005 à plus de 115 dollars en 2013. Le conférencier s’est montré plutôt pessimiste s’agissant de la remontée des prix du pétrole. Pour lui le prix du baril de pétrole, à l’exportation, “ne dépassera pas les 60 dollars en moyenne annuelle sur la prochaine décennie”. Chiffres à l’appui, M. Benbitour relève que “l’économie algérienne est vulnérable, volatile et fortement dépendante de l’étranger, en particulier en perte de moyens de financement de ses importations de biens de consommation essentiels”. Pour s’en rendre compte, a-t-il souligné, “il suffit d’analyser la situation des équilibres financiers extérieurs sur la période récente”. Les recettes d’exportations d’hydrocarbures sont tombées de 63 milliards de dollars en 2013 à 27 milliards de dollars en 2016, perdant 57% de leur valeur. Elles dépasseront difficilement la barre des 30 milliards de dollars à l’avenir. Parallèlement la facture d’importations de marchandises est tombée de 55 milliards de dollars en 2013 à 49 milliards de dollars en 2016 enregistrant une perte de valeur de seulement 11%. “C’est une image saisissante de la grande dépendance de l’extérieur et de la vulnérabilité de l’économie algérienne dues, essentiellement, à l’absence de planification”, a indiqué l’ancien chef de gouvernement. Cela a eu pour conséquence, la ponction sur les réserves en devises accumulées durant la courte embellie financière, de 6 milliards de dollars en 2014, 34 milliards de dollars en 2015 et 30 milliards de dollars en 2016. Selon la Banque d’Algérie les réserves de changes se sont contractées de 11,25 milliards au cours des 9 premiers mois de l’année 2018, passant de 97,33 milliards de dollars, à fin décembre 2017, à 86,08 milliards de dollars, à fin septembre 2018. À fin novembre 2018, le niveau des réserves de changes se situe à 82,12 milliards de dollars. À ce rythme, prévoit M. Benbitour, fatalement, le stock de réserves de changes sera épuisé en 2020 ou 2021. “La pénurie actuelle de moyens de financement va devenir une pénurie de moyens de consommation. Et le recours à l’endettement extérieur ne serait pas possible.”
Une nouvelle vision économique
L’ancien chef de gouvernement a plaidé pour une nouvelle vision économique, pour accélérer le rythme des réformes qui permettent une diversification économique et la création d’emplois pour les jeunes diplômés universitaires algériens. “300 000 nouveaux diplômés sortent chaque année des universités”, alerte-t-il. La diversification économique, a-t-il suggéré, nécessitera des investissements mieux ciblés dans les infrastructures pour dégager plus d’épargne nécessaire au secteur productif des biens et services de même qu’un meilleur climat des affaires. “L’Algérie est classée à la 166e place dans Doing business”, se désole M. Benbitour, ajoutant que la création d’emplois appelle à l’amélioration de la formation et le perfectionnement professionnels, la gestion du marché de travail, les services de placements et les incitations à l’emploi dans le secteur privé. L’ancien chef de gouvernement propose “de faire du secteur de l’Énergie un levier de développement”. Il évoque la nécessité “de réussir la transition énergétique par la décentralisation de l’énergie comme source de bien-être de proximité”. Aussi, il plaide pour l’exploitation de nouvelles sources d’énergie comme moteur de développement technologique de pointe, maîtrisé par les compétences nationales. “L’Algérie est parmi les pays qui disposent du taux d’ensoleillement le plus élevé au monde. D’où le potentiel de détention de compétence distinctif dans l’exploitation des sources d’énergie renouvelable”, a argué M. Benbitour, ajoutant que notre pays doit s’engager dans la 4e révolution industrielle. L’ancien chef de gouvernement plaide, également, pour le lancement de 15 pôles régionaux de développement, dotés de tous les instruments nécessaires à l’investissement : les fonds d’investissement, les banques d’affaires, les bureaux d’études, les administrations concernées, pour avoir une décentralisation totale de la décision d’investir au niveau régional.
Meziane Rabhi
Extraits de l’intervention liminaire du Dr Benbitour au Forum de “Liberté”
Un état déliquescent
“Un État déliquescent se caractérise par la généralisation de la corruption, l’institutionnalisation de l’ignorance et de l’inertie, le culte de la personnalité, la centralisation du pouvoir de décision entre un nombre réduit d’individus au lieu et place des institutions habilitées, l’émiettement du pouvoir entre les différents clans à l’intérieur du système. Malheureusement, l’État algérien correspond, de façon évidente, à l’ensemble de ces critères de définition d’un État déliquescent.”
Une économie vulnérable
“Les recettes d’exportations d’hydrocarbures sont tombées de 63 milliards de dollars en 2013 à 27 milliards de dollars en 2016. En contrepartie, la facture d’importation de marchandises est tombée de 55 milliards de dollars en 2013 à 49 milliards US$ en 2016 enregistrant une perte de valeur de 11% . C’est une image saisissante de la grande dépendance de l’extérieur et de la vulnérabilité de l’économie algérienne dues, essentiellement, à l’absence de planification.”
Le changement pour éviter une dérive inéluctable
“La crise politique, mère de toutes les crises, ne peut être réglée que par le changement du pouvoir autocratique et patrimonialiste par un pouvoir démocratique.
La crise est là, la dérive est inéluctable. Que peuvent faire les élites pour participer à la solution ? Le changement ne peut venir d’élections organisées au profit du régime en place. Il faut s’inspirer de l’expérience de 1954 et innover en matière d’organisation du travail politique, innover en matière d’instruments du changement et parier sur de nouvelles forces.”
Réussir le défi de la mobilisation des élites
“La situation de marginalisation des élites, qu’elles soient en Algérie ou à l’étranger, qui dure plus ou moins depuis l’indépendance, ne se règlera pas en une année. Mais je souhaite qu’en 2019, nos élites compétentes et dotées des qualités humaines et morales nécessaires à l’exercice des responsabilités se mobilisent pour exiger de façon ferme et argumentée que les postes de responsabilité leur reviennent. Les élites ont perdu l’opportunité d’assumer le leadership du lancement de la Révolution de Novembre, elles continuent à le payer jusqu’à aujourd’hui. Si elles ratent une opportunité de prendre le leadership du changement, aujourd’hui, ce sera la marginalisation définitive.”
élection présidentielle
“Bouteflika a commis un délit d’initié”
Fidèle à sa ligne d’opposant au pouvoir actuel, Ahmed Benbitour ne partage pas la manière avec laquelle sont gérées les affaires de l’État. À commencer par la préparation en cours de l’élection présidentielle. Ainsi, interrogé sur la possibilité de voir Abdelaziz Bouteflika briguer un nouveau mandat présidentiel, l’ancien chef de gouvernement a expliqué qu’en l’absence de contre-pouvoirs, “rien n’empêchera” l’actuel chef de l’État de se porter candidat. Plus que cela, à un citoyen qui lui demandait si Abdelaziz Bouteflika pourrait s’abriter derrière le Conseil constitutionnel pour justifier une nouvelle candidature, Ahmed Benbitour a répondu, sans détour : “Mais il n’a pas besoin du Conseil constitutionnel !” “S’il veut se représenter pour un cinquième mandat, personne ne peut l’en empêcher !”. “Lorsque l’actuel Président est arrivé à la tête de l’État, il avait réformé la Constitution pour ouvrir le nombre de mandats (…), puis, en 2016, il a changé pour revenir à l’option des deux mandats. Il est donc dans une position de délit d’initié, puisque la Constitution ne lui permet pas de briguer un cinquième mandat”, a-t-il rappelé. Toujours critique envers le pouvoir, Ahmed Benbitour s’interroge sur l’absence de mesures concernant l’application de l’officialisation de tamazight comme langue officielle. “Il y a eu effectivement tamazight dans la Constitution. Mais sur le terrain, je n’ai pas eu connaissance de mesures visant à concrétiser cette officialisation. Rien de concret n’a été fait depuis” l’officialisation de tamazight en 2016. S’inscrivant dans une opposition “pacifique”, Ahmed Benbitour, qui fait partie des fondateurs du mouvement Mouwatana, a rappelé que l’opposition algérienne est “pacifique”. “Il est rare de trouver, dans le monde, une opposition aussi pacifique que celle qui existe en Algérie”, a expliqué le conférencier qui précise, en revanche, que “c’est le pouvoir qui est violent”. Cela ne signifie pas, pour lui, qu’il ne faut pas “créer un rapport de force” qui doit mener à l’alternance. “Notre souhait est d’aller vers une alternance, sans violence”, a-t-il insisté, tout en se montrant pessimiste puisque, a-t-il rappelé, tous ceux qui se sont accrochés au pouvoir par la force finissent par partir de la même manière. Ce constat n’empêche pas l’homme d’exclure la possibilité de le voir se présenter à l’élection présidentielle. “Ce n’est pas que je ne veux pas servir mon pays. Mais le problème est que les conditions ne sont pas réunies.”
À la question de savoir ce qu’il pensait d’un gouvernement fédéral, Ahmed Benbitour, qui n’a pas donné les contours de ce que devra être ce mode de gouvernance, a, néanmoins, plaidé pour une création de pôles régionaux, du moins dans le domaine économique. Mais il estime qu’il faut faire attention aux plans venant de l’étranger, comme le Grand Moyen-Orient qui vise à “décapiter” les États. Il a, en revanche, plaidé pour une plus grande coopération intermaghrébine. Ce qui passe par l’ouverture des frontières avec le Maroc. Malgré la crise, Ahmed Benbitour rappelle qu’il faut “garder espoir”. Pour lui, tout n’est pas encore perdu.
Ali Boukhlef