De Cologne à Taghit, le niveau zéro de l’information
Mohamed Mehdi (Journaliste – Alger), 5 janvier 2018
A la veille de la nouvelle année, les réseaux sociaux se sont enflammés autour de ce qui a été présenté, par six journaux électroniques algériens, comme une tentative d’interdiction du réveillon à Taghit, une commune touristique de la wilaya de Béchar (Sud-ouest de l’Algérie).
Telle que présentée par ces sites, « l’information », qui s’avère n’être qu’un fake news, avait de quoi inciter les « âmes modernistes » sur les réseaux sociaux, à partir en « croisade » contre les « intégristes ».
Tout part d’une vidéo de 33 secondes partagée sur Facebook. Mais le traitement qui en a été fait, par les six journaux électroniques, donne à cette vidéo des dimensions d’un roman « Colognialiste » : Travestir les faits en mettant en scène d’autres « acteurs » avec d’autres « motivations ». Cela rappelle le traitement médiatique des agressions sexuelles de femmes dans les rues de Cologne, la nuit du 31 décembre 2015, qui avait désigné, sans attendre les enquêtes, les coupables comme étant des « réfugiés » issus du monde arabo-musulman, arrivés avec leur « misère sexuelle ».
Pour revenir à Taghit, tous les mots-clés y étaient pour faire le buzz et susciter la condamnation. Des « islamistes », « ayant quitté les bancs de l’école », poussés par la « fatwa » d’un « imam salafiste », ont « fermé la route » pour « empêcher l’accès à des touristes » qui voulaient « réveillonner » à Taghit. Le tout devant l’« immobilisme de l’Etat » qui « peut aisément être interprété comme de la connivence », lit-on dans un des six articles.
Les six journaux électroniques, acteurs de cette opération d’infox sont : « ALG24 », « Algérie Patriotique », « Observalgerie », « Algérie-Focus », « Algérie Monde Infos » et « Ameslay ».
L’infox se base sur une vidéo de 33 secondes. On voit une trentaine de jeunes formant un barrage humain sur une route à double sens, sur laquelle étaient éparpillés des blocs de pierres. La vidéo (voir lien plus haut) semble avoir été prise par un des occupants des bus qui s’étaient arrêtés à quelques dizaines de mètres du « barrage ». On entend une injonction de ne pas filmer les « manifestants » (on saura plus tard, dans un 7e article qu’il s’agissait de manifestants venus réclamer autre chose que l’interdiction du réveillon). L’objectif de la caméra se retourne vers les bus, montrant en quelques secondes des voyageurs (des femmes et des enfants), descendre marcher vers l’entrée de la ville. La vidéo prend fin. Sans autre information.
Manipulations à outrance
Le traitement fait de cette vidéo ne laisse aucun doute sur la volonté de manipulation de la part de ces sites. « Tension autour de la célébration du réveillon : que se passe-t-il à Taghit ? », titre « ALG 24 » qui cite « une vidéo largement partagée » sur les réseaux sociaux. Si le titre interrogatif peut vouloir signifier une prudence du rédacteur, la suite coupe court avec cette précaution. « Tout le monde s’accorde : à Taghit certains protestent de la venue des réveillonneurs ». Et sans craindre la contradiction : « Pour l’heure, l’on ne connait pas les motivations de cette action. L’on ne sait pas non plus comment la situation a évolué. »
L’article de « ALG 24 » fait référence une publication (datée du dimanche 30 décembre 2018) de la page Facebook « DZ Radio Trottoir » affirmant (en arabe), en commentaire de la même vidéo, que : « Des citoyens de Taghit empêchent des familles algériennes de rentrer à Taghit pour les vacances du Nouvel an ».
Ouvrons une petite parenthèse concernant « DZ Radio Trottoir » (un nom qui inspire le sérieux !). Sur la page Facebook est mentionné le lien du site Web de cette page (https://www.dzradiotrottoir.ga/) dont le suffixe « .ga » c’est à dire hébergé au Gabon. Et sur le « Who’s » on peut apprendre que ce nom de domaine appartient à « Gabon TLD B.V. » domicilié à… Amsterdam.
Avec un titre interrogatif, « Frustration ? », « Algérie Patriotique », le journal électronique du fils à Nezzar, écrit, sous la plume de « R. Mahmoudi » : « Le phénomène de l’intolérance refait surface dans certaines régions de l’arrière-pays, symptôme d’une dérive jamais prise au sérieux. Une vidéo relayée par les internautes montre un groupe de citoyens de la ville touristique de Taghit (…) en train de barricader la route avec des pierres et d’autres objets pour empêcher des touristes algériens d’entrer en ville ».
L’auteur se dit en mesure de « supposer que (c’est) la situation sociale » qui a « poussé des groupes de jeunes à exprimer leurs frustrations et leur ras-le-bol, en voulant priver d’autres Algériens de passer des moments de villégiature ». Mais il croit également savoir qu’il y a « derrière les revendications légitimes de ces populations », des « forces » qui tentent de « manipuler ces mouvements de protestation à des fins politiques et idéologiques ».
Plus catégorique, « Algérie Monde Infos » titre : « Nouvel An à Béchar : des islamistes empêchent l’accès des touristes à la zone touristique de Taghit ». « Des jeunes, certainement endoctrinés par les mouvements salafistes, ont bloqué, hier après-midi (30 décembre 2018, ndlr), la route menant à Taghit l’enchanteresse. Objectif : empêcher les visiteurs de fêter le Nouvel An sur place. (…) Plusieurs visiteurs ont dû quitter, comme nous le constatons sur une vidéo partagée sur Facebook, leur bus pour tenter d’atteindre leur destination à pied ».
Pour Boualem M., l’auteur de l’article : « Depuis quelques jours, comme à l’approche de chaque réveillon, des salafistes lancent des campagnes contre cette fête qualifiée d’impie. Ils parviennent souvent à convaincre des simples d’esprits et des individus dont le niveau d’instruction est très limité. »
L’imam et la mosquée du « coin »
C’est « Algérie Focus » et « Observalgérie » qui brodent le plus autour de la vidéo.
« Taghit / Des Algériens chassés par d’autres Algériens ayant décidé que cette année la fête du Nouvel an est haram ! (vidéo) », titre « Algérie Focus » pour qui les auteurs sont « des jeunes adeptes d’un islam « haramisant » qui « ont mis en application la fatwa de l’imam du coin, décrétant cette fête universelle illicite », poussant les « dizaines de familles » à « plier bagage et rebrousser chemin après que des « hordes de fanatiques », qui « fréquentent la mosquée du coin », « leur ont signifié que cette fête célébrée par les impies est proscrite chez eux ! ».
De son côté, « Observalgérie » titre : « Un imam mobilise la population contre les touristes à Taghit (VIDÉO) ». Usant du conditionnel, l’auteur de l’article, Khaled Bel., confirme, lui aussi, qu’une « fatwa d’un imam serait derrière cette mobilisation ». Les « dizaines de jeunes et moins jeunes (qui) ont barré la route » (…) seraient, selon nos sources, « manipulés par une fatwa d’un imam ayant décrété le tourisme Haram et contraire aux préceptes de l’Islam ». Il aurait expliqué aux fidèles de sa mosquée que ce même tourisme « deviendrait une source de déviation et risque d’engendrer des phénomènes contraires à la religion islamique », ajoute « Observalgérie » qui appelle le ministère des affaires religieuses « à réagir et sévir contre ses fonctionnaires ».
Le sixième est dernier journal électronique à avoir participé à cette infox est « Ameslay.com », le site du RCD Europe, qui reprend l’idée lumineuse des « simples d’esprit » d’Algérie Monde Infos, en la reformulant autrement. « Suite à une fatwa d’imam, les habitants de Taghit ferment la route aux touristes », titre Ameslay qui désigne les manifestants d’« élèves ayant échoué dans leur scolarité ».
Le génie des rédacteurs d’Amesley est-il aussi vigilant quand il s’agit d’autres routes coupées ? Dans un article publié la veille, le site du RCD Europe rapporte un événement similaire qui s’est déroulé à Bordj Menaiel : « Des jeunes qui demandent l’épuration de leurs casiers judiciaires et leur recrutement ferment la route nationale », titrait le journal. Mais contrairement à Taghit, le traitement de l’information de Bordj Menaiel se fait dans le calme et la sérénité. « Selon les informations » obtenues par Amesley, les jeunes « ont procédé à la fermeture de la route après que l’APC leur ait notifié son incompétence à traiter leurs doléances dont : épuration de leurs casiers judiciaires et leur recrutement ».
Le site reconnaît que la fermeture de la route « a engendré un encombrement automobile géant et dans les deux sens ». « Une vidéo partagée sur Facebook a même montré ces jeunes s’accaparer (on ne dit pas « voler », ndlr) d’un chargement de boissons alcoolisées transportées par un camion coincé dans l’embouteillage. L’intervention musclée de la gendarmerie a permis la réouverture de la route », lit-on dans la publication ».
Ouf, el mouhim, il n’y a eu ni fatwa, ni intégristes ayant « échoué dans leur scolarité ».
Mais, en fait, que s’est-il vraiment passé à Taghit ?
Et bien c’est dans un article publié le lundi 31 décembre signé M. Nadjah, la correspondante à Bechar du quotidien El Watan qu’on a l’information : « Taghit (Béchar) : Des habitants protestent ».
« Des manifestants, au nombre d’une centaine, ont bloqué, avant-hier, la principale voie menant à Taghit, en érigeant des tentes et en campant à l’entrée de cette localité », lit-on dans l’article qui précise aussi que « toutes les voitures et autocars de touristes qui affluaient vers la petite oasis ont été empêchés d’y pénétrer ou d’en sortir ».
« Les protestataires ont saisi cette opportunité pour faire valoir des revendications à caractère socio-économique, affichant des banderoles à caractère revendicatif et exigeant la présence du wali pour lui remettre toute une liste de doléances ». Parmi les revendications citées par El Watan : le « transfert de l’assiette foncière qui leur a été attribuée et devant abriter un programme d’habitat rural vers un endroit réservé par les pouvoirs publics aux sites touristiques », « l’électrification et des forages sur un grand périmètre agricole côté nord de Taghit, qui aurait été oubliée depuis des années » et le raccordement au gaz de ville des « habitants des autres ksour de la périphérie » de Taghit.
Selon la correspondante d’El Watan, un responsable de la wilaya « a pris langue, vers 21h, avec les manifestants » et ces derniers « ont décidé de rouvrir la route à 22 h à la circulation, conditionnant la réouverture par la présence du wali le lendemain à midi (dimanche) ».
Qu’en est-il des « intégristes » ayant « échoué dans leur scolarité », et « manipulés par un imam (du coin) officiant dans la mosquée (du coin), cités à profusion dans les six journaux électroniques ?
« Il faut noter que le mouvement de protestation semble apparemment bien organisé, car bénéficiant de la solidarité des habitants qui se chargent de lui offrir des repas », conclu M. Nadjah d’El Watan.