Migration africaine : Mythe et réalité
Le nombre de migrants a atteint 258 millions en 2017, dont près de la moitié sont des femmes
Naima Benouaret, El Watan, 12 novembre 2018
Si aujourd’hui la majorité des migrants se déplacent par des voies régulières, le phénomène migratoire est marqué par une montée en puissance de la migration forcée, essentiellement causée par les conflits intra-étatiques et le changement climatique. Selon les pronostics les plus optimistes, émanant de nombre d’institutions des Nations unies en charge des questions migratoires, d’ici 2050, le nombre de personnes déplacées pourrait bondir à 6 millions/an, au minimum.
La cause étant les dérèglements climatiques, les phénomènes météorologiques extrêmes, la baisse des réserves d’eau, la désertification, la hausse du niveau de la mer et la dégradation des terres agricoles.
Devant une telle situation, mieux communiquer sur la thématique migratoire de façon à en faciliter la compréhension et la reconnaissance des avantages, à encourager la formulation de politiques davantage fondées sur des données probantes, est un enjeu majeur pour les gouvernements de départ, de transit et de destination.
C’est, en substance, ce que les 200 femmes journalistes, issues des quatre coins du continent, pouvaient retenir de la 2e édition des Panafricaines tenue à Casablanca la semaine dernière et ayant pour thème «Migrations africaines, une chance pour le continent, une responsabilité pour les médias». Tout au long de la rencontre, il a été surtout mis l’accent sur les politiques gouvernementales à mettre en branle face à ce phénomène planétaire, et qui touche de plein fouet le continent africain.
Nasser Bourita, chef de la diplomatie marocaine, a justement mis un accent particulier, montrant, à renfort d’arguments, comment les informations et les idées erronées, venant d’ailleurs, peuvent enclencher des cercles vicieux en agissant sur les politiques gouvernementales qui, à leur tour, perpétuent des attitudes négatives au sein de l’ensemble de la communauté : «Si l’on se fie à l image qui est projetée de l’extérieur, l’Afrique est un continent où toute la jeunesse souhaite envahir l’Europe, l’Afrique est le continent où il y a le plus de candidats à la migration. Dit autrement, la migration internationale est essentiellement africaine.
Ce sont là des stéréotypes qui sont aujourd’hui véhiculés par des médias qui ne sont pas africains.» Et, en dépit de la révolution marquant les communications dans le monde, de plus en plus nombreux sont ceux qui, laissait entendre M. Bourita, demeurent donc faussement informés par les médias, lorsqu’ils relayent l’opinion, de l’ampleur, de la portée et du contexte socioéconomique de la migration. Car concrètement, la situation de la migration, en général, est toute autre.
La migration : Un phénomène gagnant-gagnant
D’abord au niveau international : les statistiques des Nations unies montrent que le nombre de migrants a atteint 258 millions en 2017, dont près de la moitié sont des femmes. La migration est régulière à hauteur de 80%, sur 10 migrants, seuls 2 sont en situation irrégulière. Mieux, la migration, dépeinte à tort comme un fardeau du point de vue économique, est un phénomène gagnant-gagnant pour les pays d’origine comme pour les pays d’installation.
En effet, les migrants, bien qu’ils ne représentent que 3,4% de la population mondiale, contribuent à hauteur de 9,4% au PIB mondial. Les données de la Banque mondiale montrent que les migrants ont envoyé en 2017 quelque 596 milliards de dollars à leurs pays d’origine, avec 450 milliards de dollars pour les pays en développement. Mais ce sont beaucoup plus les pays de destination qui tirent avantage de la mobilité des populations : des données officielles des institutions spécialisées du système des Nations unies, il ressort que ces pays de destination captent 85% des revenus des migrants.
Et pas que : Ces derniers, quel que soit leur niveau de compétence et de qualification, 35 % d’entre eux étant hautement qualifiés, avec un niveau d’études supérieur et avancé, sont d’un apport indéniable dans le développement de leur pays d’accueil, car y contribuant à l’équilibre démographique, mais aussi au renforcement de la population active. Cependant, et les pays d’accueil s’évertuent à le taire, l’intégration économique et sociale des migrants est loin d être exempte de tout reproche : L’écart salarial moyen entre les travailleurs locaux et les migrants est de 20 à 30%.
Quant à la migration africaine, qui était au cœur des débats des Panafricaines à Casablanca, tout porte à croire que les pouvoirs publics ont et auront du mal à dissiper les malentendus et les stéréotypes qui l’entourent. Le contexte de cette migration africaine, tel que modelé hors du continent, rendrait des plus légitimes l’affolement européen. Or, décrypté, l’état des lieux dressé par le ministre Bourita lors du 2e Forum casablancais des femmes journalistes d’Afrique – lequel, faut-il le souligner, intervient à la veille de la Conférence internationale sur la migration de Marrakech (10-11 décembre 2018) – l’image projetée de l’extérieur, selon laquelle l’Europe serait submergée par des afflux récurrents de migrants venus d’Afrique, s’avérera «grossièrement truquée».
Car, concrètement, moins de 14% (36 millions) sur les 258 millions de migrants dans le monde ont été recensés en 2017 par les Nations unies sont Africains. Autrement dit, la diaspora africaine s’élève à 36 millions d’habitants sur une population de 1,2 milliard de personnes. Mieux, seulement 13% de la migration régulière dans le monde est africaine et à peine 3% de la population africaine sont concernés par la migration. Donc, «l’Africain est celui qui émigre le moins dans le monde. Et même lorsque l’Africain émigre, c’est beaucoup plus dans sa sous-région, 88 % de la migration africaine se fait à l’intérieur de l’Afrique. Dans des régions comme l’Afrique de l’Ouest, ce taux dépasse les 90 %», fera constater M. Bourita.
C’est dire que si la migration africaine s’est mondialisée, elle est d’abord intracontinentale et intra-régionale, sur 5 migrants africains, 4 restent en Afrique. Mieux, les données de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique font état d’à peine 12%, voire moins, du total des flux migratoires à destination de l’Europe qui proviendraient de l’Afrique.
Cet ensemble de fuite des cerveaux, que cette même Europe, se disant victime, n’hésite pas à encourager, fait perdre jusqu’à 10 % de la main-d’œuvre qualifiée. «L’Europe, avec la complicité des médias, a tout fait pour que le débat sur la migration devienne un débat opposant l’Afrique subsaharienne à l’Afrique du Nord. Pourquoi l’Europe se transforme en forteresse, alors qu’elle ne reçoit que 12% des migrants africains. Pourquoi ne parle-t-elle pas des promotions entières d’ingénieurs, de médecins, formées par les instituts et universités africains et avec l’argent africain, qui sont pris de leurs instituts. Là c’ est la migration choisie, sélective. Il y a une hypocrisie, une grande hypocrisie».
Aussi, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), pourtant pointée du doigt pour ses pronostics alarmistes, nourrissant la peur du migrant africain au sein des sociétés confrontées à une diversité croissante, s’est mise à faire son mea-culpa en admettant que «les migrations en provenance d’Afrique vers d’autres continents se déroulent à un rythme beaucoup moins élevé. Tous les pays du continent sont devenus, à des échelles variées, à la fois des pays d’émigration, de transit et d’installation», rapporte le diplomate.
Solidarité interafricaine
En chiffres, il y a environ 7,5 millions de migrants ouest-africains en Afrique de l’Ouest, contre 1,2 million en Amérique du Nord et en Europe combinées. Et pas que : en 10 ans, le nombre de migrants en Afrique a connu une évolution de 67%, une augmentation plus importante que celle de l’ensemble des continents. Les principaux corridors à l’échelle mondiale relient les pays voisins. Parmi eux se trouvent plusieurs pays africains voisins.
Ainsi, en matière de mouvements intra-régionaux, 15 millions de migrants se déplacent en Afrique subsaharienne et 10,1 millions en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. «C’est dire à quel point les stéréotypes collant au continent peuvent dénaturer la réalité. Beaucoup de pays africains en sont conscients et tentent de corriger tout cela d’abord au niveau africain et prochainement au niveau international», insiste le ministre marocain.
Au niveau africain, détaille-t-il, par notamment l’adoption de l’Agenda africain pour la migration et le développement. «La responsabilité première lorsqu’ il s’agit de migration en Afrique revient en premier aux pays africains eux-mêmes. Lorsque 88 % des Africains émigrent dans le continent, il faut que leurs droits soient d’abord protégés au sein de leur continent. Leur épanouissement doit se faire d’abord au sein de leur continent. Puis il faut qu’il y ait une concertation sous-régionale pour que toute action dans le domaine de la migration soit efficace», insiste-t-il.
Au niveau mondial, lorsque les 130 chefs d’Etat à la Conférence internationale sur la migration de Marrakech (CIM 2018) auront adopté le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières, premier instrument onusien sur la question de la migration dans sa globalité : «La CIM de décembre sera un rendez- vous déterminant pour notre continent, surtout que l’adoption dudit pacte intervient un 10 décembre, date commémorative de l’anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Donc la dimension humaine, solidaire et humaniste doit prévaloir dans ce débat.
La Conférence de Marrakech constitue également un enjeu crucial pour le multilatéralisme.» «Au moment où il y a des réflexes isolationnistes, au moment où il y a des pressions fortes qui pèsent sur le système multilatéral, il est important que la communauté internationale puisse présenter une autre image que celle des barricades, des forteresses et des guerres commerciales, pour dire qu’ensemble, on peut régler quelques problèmes, surtout entre Africains», s’enthousiasme M. Bourita.
C’est justement sur «ces quelques problèmes» afro-africains qu’il sera interpellé par une journaliste nigérienne. Dénonçant le manque de solidarité en matière migratoire entre Africains, elle ne s’empêche pas moins de décocher des fléchettes bien acérées à l’endroit de l’Algérie, en particulier : «Le Niger d’où je viens est un pays de transit. Vous dites que la migration est d’abord intra-africaine et les statistiques des Nations unies le confirment. Je voudrais juste savoir si le sommet de Marrakech, prévu en décembre prendra en compte ce que nous, en tant que Nigériens, sommes en train de vivre actuellement.
Quelle sera la position qui y sera adoptée par votre pays, le Maroc, à l’égard de votre voisin algérien. Voilà bien des mois que ce dernier multiplie les opérations de refoulement et de rapatriement, dans des conditions inhumaines, de migrants subsahariens, particulièrement les miens (long et strident soupir).» Et de renchérir : «Cela se passe, au moment où votre pays a pris la louable initiative de régulariser, tel que vous nous l’aviez annoncé, la situation de 50 000 sur les 60 000 migrants qui en ont fait la demande et qu’aujourd’hui ces 50 000 personnes régularisées ont accès aux services de santé, de l’éducation…»
Quelque peu embarrassé, surtout qu’au Forum des Panafricaines étaient présentes cinq journalistes algériennes (presse écrite, télévision et radio), le ministre rétorquera avec diplomatie. Préférant faire l’impasse sur le ’cas Algérie/Niger’, il usera d’habileté, de finesse : «Tous les pays africains sont à la fois des pays d’origine, de transit et d’accueil. La conférence de Marrakech sera la présentation de la problématique migratoire, le début d’une solution concertée à cette problématique et cela ne va pas être facile, certes, le contexte politique étant différent et difficile dans chacun des pays.
L’Afrique doit coordonner ses actions et faire pression pour que ce qui sera décidé à Marrakech puisse être appliqué rapidement. La coopération Sud-Sud ne doit pas être juste un slogan. Le Sud-Sud c’est l’avenir de l’Afrique. Nous avons tant de choses à partager, que ce soit au niveau des médias, au niveau diplomatique qu’ économique». Dans les propos de Nasser Bourita, la prudence diplomatique était également de mise : «On ne doit pas non plus sous-dimensionner la problématique migratoire. L’Afrique a un problème, une démographie qui fait d’elle le continent où il y a le plus de jeunes. Cette jeunesse est comme de l’énergie.
On peut en créer de l’électricité comme on peut en faire des bombes. Ce dividende démographique, nous devons trouver comment l’exploiter, comment le transformer en une force, en un atout. Nous devons être solidaires pour dire que les pays d’Afrique du Nord, les pays de transit, refusent de jouer le jeu dans le cadre de l’Union africaine, des institutions ont, certes, été mises en place, mais elles sont parfois complètement déconnectées de la réalité.»
Et c’est avec la ferme volonté d’y remédier qu’il sera décidé, lors de la prochaine Conférence internationale sur la migration de Marrakech (debut décembre), de la mise sur pied de l’Observatoire africain des migrants (OAM). Adopté en juillet dernier lors du sommet des chefs d’Etat de l’UA à Nouakchott, le projet s’est construit autour de trois idées : comprendre, agir et anticiper. «Aujourd’hui, si on ne maîtrise pas les données sur la problématique migratoire en Afrique, on ne pourra pas la réguler. Il fallait un cadre où l’Afrique développe elle-même ses propres statistiques, ses propres analyses sur les tendances migratoires dans le continent. Qui est ce migrant ? Est-il une femme, un homme ?
Quel est son âge, sa formation, son origine sociale, son ambition… ? Si nous n’arrivons pas à profiler ce migrant, il nous sera difficile de trouver la solution. Nous ne devons plus être et rester de simples consommateurs de ce qui provient de l’OIM, du HCR ou d’autres institutions au titre d’informations, de recommandations ou de décisions liées à la migration et les migrants africains, rôle de gendarme de l’Europe», a conclu M. Bourita.