Après 16 mois de détention préventive : Saïd Chitour enfin libre

Salima Tlemcani, El Watan, 12 novembre 2018

Après une heure d’interrogatoire, une heure de plaidoiries et deux heures de délibéré, le tribunal criminel a condamné hier le journaliste-fixeur Saïd Chitour à une peine de 16 mois de réclusion criminelle, dont une année avec sursis, alors que le parquet avait requis une peine de 5 ans.

Saïd Chitour a quitté la prison d’El Harrach en fin de journée.

Entouré de policiers, Saïd Chitour est apparu hier très affaibli. Assis sur le banc des accusés de la salle 2 du tribunal criminel de Dar El Beïda, à Alger, il avait la tête bien rasée, laissant apparaître de nombreuses boursouflures, le bras marqué par des traces de perfusions, dont une récente.

Il ne cessait de saluer de la main les membres de sa famille – dont sa mère – venus très nombreux le soutenir. La programmation de son procès a été une surprise pour tout le monde, étant donné qu’elle n’était ni sur le rôle de la session du mois de novembre ni dans celle de décembre.

Le 4 novembre, la Cour suprême a rejeté le pourvoi en cassation contre la criminalisation des faits, et renvoyé l’affaire devant le tribunal en un temps record, pour être enrôlée sous le n°93 bis. Unique dans les annales de la justice.

Assisté par deux assesseurs, le juge Hakim Mansouri, présidant l’audience, après tirage au sort des quatre membres du jury, demande au greffier de lire le contenu de l’arrêt de renvoi qui résume les faits reprochés à l’accusé, liés à «intelligence avec des puissances étrangères de nature à porter atteinte à la sécurité et l’économie du pays», et qui sont passibles de la prison à vie.

Appelé à la barre, Saïd Chitour nie toutes les accusations. «Je rejette tous les faits qui me sont reprochés. Je suis un journaliste professionnel. Tout ce qui a été dit est un pur mensonge.

J’aime trop mon pays pour le trahir. L’Algérie coule dans mes veines, je suis issu d’une famille de révolutionnaires, comment pourrais-je être un traître.

J’ai travaillé durement pour permettre aux journalistes de bénéficier de formations à l’étranger, les aider à se professionnaliser, tout cela pour donner une bonne image du pays», lance-t-il d’un ton sec avant que le juge ne l’interroge : «Expliquez-nous votre relation avec l’ambassade d’Afrique du Sud.»

L’accusé : «Je fais partie de l’association Nelson Mandela, et à sa sortie de prison, les diplomates m’ont demandé de les aider à faire un reportage sur les dirigeants de la Révolution qui l’ont aidé durant son combat. Ils me demandaient aussi de traduire les articles en arabe et en français. Je faisais une sorte de compilation de toute la presse algérienne dans tous les domaines.»

Le juge : «Dans le domaine de la sécurité ?» L’accusé : «Sécuritaire, économique et même culturel. Ils ne connaissaient rien de l’Algérie.» Le juge : «Et les partis politiques aussi ?» L’accusé : «Même les activités politiques, et toutes ces informations, je les puisais des sites web.

Ce sont des articles de presse.» Le juge : «Qu’en est-il de vos relations avec l’ambassade de Corée du Sud ?» L’accusé : «Les diplomates voulaient avoir des relations politiques assez fortes avec l’Algérie. Ils m’ont demandé de les aider à créer des opportunités d’investissement avec des hommes d’affaires ou des entrepreneurs.

J’ai pris attache avec certains de ces derniers pour des mises en affaire.» Le juge : «Qu’en est-il de votre relation avec le premier conseiller de l’ambassade de France ?» L’accusé : «Il connaît mon parcours durant les années 1990, et il m’a demandé de faire une biographie pour parler de ces événements.

Je suis issu d’une famille révolutionnaire. Ma mère a hébergé le Colonel Amirouche, mon père était un moussebel, comment pourrais-je un instant penser à trahir mon pays ?» Très serein, Saïd Chitour explique à chaque fois, que les informations qu’il analysait au profit des ambassades étaient puisées des articles de presse.

Tout en lisant les documents sous ses yeux, le juge précise : «Vous avez remis des photos et plans d’une entreprise…» Mais Chitour s’exclame : «Jamais. Ils m’ont juste demandé si cette société existait, j’ai dit qu’elle est réelle. Je leur ai envoyé la photo qui était publiée sur le site de cette même entreprise où il y avait même le plan. Ces informations sont disponibles sur le moteur Google.»

L’accusé est ensuite mis face au procureur général, qui commence par l’interroger sur la contrepartie que l’accusé recevait. «Je ne l’ai pas caché. J’ai dit que j’étais un journaliste et tout le monde me connaît comme étant correspondant de World Service de la BBC, mais aussi du Washington Post, de France 24, pour ne citer que ces organes.»

Le procureur général : «Pourquoi envoyer ces rapports aux ambassades et non pas aux médias ?» L’accusé : «Ce ne sont pas des rapports, mais des discussions, des analyses ou plutôt des avis. Il n’y a rien de secret ou qui touche à la sécurité du pays.»

«Des informations que toute la presse avait relayées»

Le représentant du ministère public demande à Chitour si ces chancelleries n’avaient pas d’interprètes pour traduire les articles de presse, et sa réponse a été : «Je suis un journaliste dont l’expérience et l’avis sont importants pour eux. Ils ne peuvent pas se fier directement aux sites internet ou à certains articles, ils me demandent de leur faire des analyses, qui restent un avis, pas plus.»

Sur sa relation avec le chargé d’affaires de l’ambassade de Corée du Sud, Chitour insiste pour dire que le diplomate voulait un rapprochement avec les hommes d’affaires parce que, selon lui, l’Algérie «n’est connue que par l’ancienne puissance coloniale».

Il rappelle les efforts qu’il a consentis auprès de ces ambassades pour aider des journaux à créer une chaîne de télévision et à former les journalistes aux métiers de l’audio-visuel. Mais, le représentant du ministère public revient à la charge :

«Vous aviez déclaré qu’un diplomate de l’ambassade de Corée du Nord vous avait demandé des informations sur les diplomates sud-coréens et les marchés qu’ils ont obtenus auprès de l’armée.

Expliquez-vous.» Saïd Chitour s’écrie : «J’ai refusé catégoriquement… et je l’ai dit.» Le parquetier insiste : «Vous avez donné des informations sur les généraux en détention.» L’accusé : «Ce sont des informations que toute la presse a relayées.

Il n’y avait rien de secret.» Le représentant du ministère public poursuit son interrogatoire : «Pourquoi le premier secrétaire de l’ambassade d’Afrique du Sud vous a-t-il recommandé à son successeur à la veille de son départ ?» L’accusé : «Toutes les ambassades ont une liste de personnalités de la société civile, avec lesquelles elles entretiennent des relations.

Il n’y a rien d’anormal. Je les aide à comprendre l’Algérie, son histoire, sa culture, sa politique.» Le procureur général : «Une ou deux semaines avant votre arrestation, vous aviez demandé à vos correspondants étrangers de cesser les contacts téléphoniques et d’utiliser la messagerie électronique.

Pourquoi ?» L’accusé éclate, les larmes aux yeux : «J’en avais marre. J’étais trop stressé. Ma santé se détériorait. J’étais trop malade. Je ne voulais pas qu’ils me contactent. Ce n’est pas pour rien que toutes ces bosses sont apparues sur ma tête. J’aime trop mon pays.»

Un de ses avocats, Khaled Bourayou, lui demande à qui rendait-il compte de ce qu’il faisait, et Saïd Chitour répond : «Le service du colonel Smaïl était au courant de tout ce que je faisais. D’ailleurs, quand je suis revenu d’Espagne, deux de ses officiers m’attendaient.

Ils m’ont dit que j’étais invité à dîner chez lui, mais ils m’ont emmené en prison. Vers le mois de mai 2017, la relation a été coupée, parce que j’ai parlé de l’état de santé de Gaïd Salah (NDLR : le vice-ministre de la Défense et chef d’état-major de l’Anp).»

Dans son réquisitoire, le procureur général demande une peine de 5 années de réclusion criminelle contre l’accusé, qu’il juge coupable d’avoir «collecté et donné des informations à des chancelleries qui sont de nature à porter atteinte à la sécurité et à l’économie du pays».

Composée de quatre avocats – Khaled Bourayou, Miloud Brahimi, Mustapha Bouchachi et Naima Demil –, la défense de Saïd Chitour plaide quant à elle l’acquittement.

D’abord Me Brahimi, qui insiste sur l’état de santé de son mandant, puis évoque cette troublante programmation de l’affaire, en disant : «Le matin même, le greffier de la Cour suprême ne croyait pas qu’un arrêt daté du 4 novembre puisse être signé de sitôt.

Il faut un minimum de 2 mois pour arracher le renvoi.» L’avocat rappelle que «lorsqu’il n’y a pas de partie civile, c’est qu’il n’y a pas de victime. Chitour est resté 16 mois en prison.

C’est lui la victime. La justice n’avait pas besoin d’une telle erreur. Donnez-lui la chance de récupérer ce qui est récupérable. Il y a une semaine, lorsque je l’ai vu, il n’avait pas ces bosses sur la tête. Permettez-lui de se soigner parmi les siens».

Abondant dans le même sens, Me Khaled Bourayou affirme que Saïd Chitour a été «trahi» par les Services. «Il informait les Services de toutes ses activités au niveau des ambassades. C’est la première fois qu’un service de sécurité dénonce un élément qui travaillait pour lui.

Que reste t-il ?» déclare l’avocat, qui révèle que des informations importantes ont été retirées du dossier. Il explique que toutes les ambassades ont des relations avec la société civile, et que lui-même, en tant qu’avocat, avait pour habitude d’être reçu et de discuter de la situation du pays avec des diplomates.

«Est-ce que cela fait de moi ou des personnalités de la société civile des espions ?» demande-t-il, avant de réclamer, les larmes aux yeux, l’innocence pour Chitour.

Me Bouchachi tente de démonter toute l’accusation, à travers la définition des documents qui peuvent être considérés comme étant de nature à porter atteinte à la sécurité ou l’économie du pays.

Pour lui, Chitour, en tant que parfait anglophone, «était sollicité pour donner son avis comme tout citoyen, sur la situation du pays. Quelles sont donc ces informations qui ont touché à la sécurité ?»

Abondant dans le même sens, Me Demil revient sur les mêmes argumentations avant de réclamer l’innocence.
Le tribunal a ajouté une question subsidiaire, relative à l’intention ou non de donner des informations pour porter atteinte à la sécurité du pays, et à la qualité de Chitour pour détenir celles-ci.

Après trois heures de délibéré, le tribunal a prononcé une peine de 16 mois de réclusion criminelle, dont une année avec sursis. Les youyous de la mère de Chitour, les applaudissements de sa fratrie et les cris de soulagement de ses proches ont créé une ambiance lourde et tendue dans la salle d’audience.