Ancien directeur de banque publique, passé par les rangs du gouvernement réformateur de Mouloud Hamrouche à la fin des années 1990 où il fut chargé de la renégociation de la dette extérieure, aujourd’hui consultant et membre d’Algeria Watch, une association qui défend les droits humains en Algérie, Omar Benderra décrypte pour Mediapart la crise multidimensionnelle qui secoue gravement le plus grand pays d’Afrique.
À six mois d’une présidentielle marquée par l’incertitude pesant sur la santé du président Bouteflika – qui serait candidat à un cinquième mandat à 82 ans –, l’Algérie est en proie à une crise politique profonde. Comment l’analysez-vous ?
Omar Benderra : Le système algérien est en crise permanente depuis le coup d’État militaire du 11 janvier 1992, qui a interrompu un processus électoral démocratique et instauré un régime autoritaire. Ce coup d’État a plongé l’Algérie dans une situation de guerre, entre l’armée et une sorte d’opposition armée « islamiste » sans assise politique et aux contours très imprécis. Cette crise violente visant à terroriser la population a duré jusqu’au début des années 2000 et a généré 200 000 morts, 20 000 disparus, des millions de déplacés et plus de 500 000 exilés, surtout des cadres et des personnes exerçant des professions supérieures. Depuis ce coup d’État, nous vivons une crise structurelle d’illégalité et d’illégitimité que le régime militaire policier essaie de cacher derrière une façade civile. Et cette façade, c’est Bouteflika, installé en 1999 et « réélu » sans coup férir depuis cette date.
Abdelaziz Bouteflika est aujourd’hui très gravement malade. C’est le seul chef d’État au monde qui ne s’est pas adressé à sa population depuis plus de cinq ans. Son état est dégradé au point qu’il n’apparaît plus à la télévision et quand il apparaît, il semble hagard, dans un état qui suscite plus la compassion que la critique. Le régime est donc face à un dilemme : soit il renouvelle Bouteflika au mépris de toute logique, de toute réalité, soit il lui trouve un successeur. Et cette seconde option crée des tensions violentes à l’intérieur du régime car, dans le système algérien, le chef de l’État est l’arbitre suprême de l’allocation régalienne de la rente. C’est lui qui décide quels secteurs vont être confiés à tel ou tel groupe d’intérêt, à tel ou tel général, à tel ou tel oligarque…
Le 29 mai dernier, 701 kilos de cocaïne ont été saisis par les autorités algériennes dans le port d’Oran. Derrière ce trafic colossal : Kamel Chikhi, un homme d’affaires à la tête d’un monopole sur l’importation de viande surgelée revendue à l’armée. Ce fait-divers a entraîné une purge à l’ampleur inédite dans l’Algérie indépendante : plusieurs personnalités très haut placées – des généraux, le chef de la Sûreté nationale, le chef de la gendarmerie – ont été limogées pour corruption et certaines, incarcérées. Est-ce un règlement de comptes au sommet du pouvoir, à quelques mois de la présidentielle ?
Le seul enseignement de cette affaire, dont tout le déroulement n’est pas connu, est clairement qu’il y a un conflit interne au sommet du régime. Car elle se situe dans ce contexte d’incertitude et d’incapacité du sérail à identifier une alternative au président en fin de parcours. Visiblement, la reconduction de Bouteflika à un cinquième mandat pose problème et semble rencontrer des résistances. Cette affaire nous montre aussi la nature d’une jungle militaro-policière opaque où s’entremêlent tous les intérêts, tous les pouvoirs et où se situe tout le pouvoir réel.
On ne sait pas qui sont les protagonistes directs de ce psychodrame, mais on sait que le pouvoir exécutif au nom du chef de l’État est exercé à la présidence par l’entourage de Bouteflika, des membres de sa famille, des hommes de confiance et des hommes d’affaires. C’est aussi à la présidence que se situe l’un des pôles centraux du régime algérien, c’est-à-dire la sécurité militaire, la police politique. C’est le cœur névralgique du système depuis le coup d’État de Boumediene en juin 1965. Un autre centre de pouvoir se situe à la tête de l’armée, l’état-major de l’armée où, autour d’un lieutenant-général sans grande consistance, des généraux qui semblent être en désaccord avec la ligne imposée par la sécurité militaire et l’entourage présidentiel font entendre leurs divergences.
Il est certain que ces gens-là peuvent être accusés de captation illégale des ressources. Mais ceux qui ont arrêté ces cinq généraux et les ont jetés en prison ne sont pas non plus exempts de ces accusations. Je ne crois pas que ce soit une opération de purification salutaire d’un régime irréformable, c’est une opération de règlements de comptes à l’intérieur du sérail.
Autre crise sans précédent dans l’Algérie indépendante : le blocage de l’Assemblée nationale populaire (ANP), le parlement algérien. Un nouveau président, Mouad Bouchareb, a été élu le 24 octobre tandis que le président sortant, Saïd Bouhadja, a été débarqué dans des conditions illégales. D’aucuns parlent d’un putsch des partis soutenant un cinquième mandat de Bouteflika…
C’est bien la situation actuelle qui entraîne cette crise institutionnelle. Le président de l’Assemblée nationale, apparatchik du FLN, personnage discipliné et sans relief, se fait évincer de manière complètement irrégulière au mépris de tous les textes édictés par le régime lui-même. Bouhadja est évincé, probablement pour imposer un apparatchik plus docile et fiable. Il est accusé d’avoir servi d’intermédiaire entre différents centres de pouvoir et diverses personnalités pour assurer l’intérim en cas de transition politique post-Bouteflika. Cette péripétie est l’expression de résistances au sein du système, entre ceux qui veulent continuer coûte que coûte avec Bouteflika et ceux qui pensent que c’est une situation dangereuse et qu’il convient de trouver un remplaçant.
L’opposition est inaudible et guère crédible. Comment expliquez-vous qu’elle ne soit pas plus solide ?
Les élections organisées par la sécurité militaire sont courues d’avance, ces consultations sont l’occasion de mettre en œuvre un dispositif de fraude parfaitement rodé, en particulier lors des présidentielles. La réalité politique est connue de tous et personne n’y accorde la moindre valeur : une assemblée nationale qui dégomme son président pour en placer un autre et un président invisible sont la démonstration par l’absurde que le pouvoir n’est pas dans les institutions. Nous sommes dans une dictature où les éventuels candidats à Bouteflika ne sont pas appelés à lui succéder, ce sont des leurres pour conforter l’illusion confortable des Occidentaux que l’Algérie est une démocratie.
Et si Bouteflika disparaissait d’ici à la présidentielle ?
Tout est possible. Ce qui est certain, c’est que Bouteflika a d’ores et déjà disparu ! On ne le voit plus et quand on le voit, c’est un personnage en fin de vie, les yeux perdus dans le vague, une image pathétique. L’immoralité de ce régime est bien là, dans l’image de ce vieillard malade, à bout de souffle, que l’on exhibe de temps à autre pour une inauguration ou une photo arrangée avec un digitaire étranger. Certes, cet homme fut un dirigeant pervers et sans scrupules, mais doit-on l’humilier de la sorte comme on ne l’accepterait pour aucun de nos parents ?
Bernard Bajolet, l’ancien ambassadeur de France à Alger et patron de la DGSE, a provoqué un tollé en parlant de « président maintenu en fin de vie artificiellement » et de « momification du pouvoir algérien »… Il a raison ?
Pas besoin d’un ancien chef des services de renseignement ni de sortir de Saint-Cyr pour savoir que Bouteflika est momifié ! Bernard Bajolet, à l’évidence, en sait infiniment plus que ce qu’il ne lâche. Les Français, mieux que personne, savent dans quelle situation nous sommes et qui sont les acteurs de cette tragicomédie. C’est dommage qu’ils n’en disent pas plus sur les raisons de cette extrême timidité occidentale, qui est en train de précipiter malgré tout une situation politique économique et sociale très grave en Algérie.
Il y a une irresponsabilité des partenaires occidentaux. Ils savent que croissance démographique ou pas, les trois quarts des plus de 40 millions d’Algériens ont moins de trente ans, qu’une majorité est au chômage, que l’économie informelle représente 50 % de l’économie totale, que la ressource fossile ne permet pas de construire un futur viable. Avec l’incurie du système, l’absence de toute politique économique lisible est un facteur majeur d’une irrépressible dégradation sociale. Si la situation libyenne ou syrienne venait à s’appliquer à l’Algérie, la crise s’élargirait au Maghreb et à l’Europe.
Trois journalistes ont été arrêtés et jetés en prison en attendant leur comparution la semaine dernière pour des faits de diffamation. La profession est très malmenée par le régime. Comment interprétez-vous cette répression ?
Il y a la volonté de faire taire toutes les voix discordantes. On observe ce raidissement à chaque fois que le régime traverse une phase critique. Et les journalistes sont les premières cibles de ces manœuvres de bâillonnement général de la société. L’arrestation d’hommes de presse est totalement inacceptable. C’est une double honte de les arrêter et d’exhiber leur arrestation comme cela été fait. On le voit bien, cette période de transition est compliquée pour le régime. Les graves dissensions au sein du pouvoir se traduisent par un durcissement de la répression. Ces malheureux journalistes, qui ne sont pas toujours des modèles de déontologie et de professionnalisme, sont les victimes expiatoires de règlements de comptes. Les acteurs de la crise utilisent cette presse qui est très contrôlée, qui n’a d’indépendant que le nom, pour passer des messages aux différentes composantes du pouvoir, pour conforter ou conformer l’opinion publique.
Les Algériens apparaissent résignés et passifs devant cette situation. Le sont-ils vraiment ?
L’Algérien n’est pas passif. Il est dans un état de désobéissance civile larvée, il ignore le régime, vécu comme une entité extérieure au peuple. Les jeunes fuient dès qu’ils le peuvent ; en témoigne le phénomène massif des harragas, qui s’exilent au risque de mourir en Méditerranée. La société est profondément déprimée, dépressive, sans espoir, mais elle n’a pas envie d’une déstabilisation de l’Algérie qui emporterait l’État, déjà bien fragile, et aurait une intensité telle qu’elle déborderait ses frontières. Bâillonnés, écrasés par un régime qui ignore le droit et piétine les libertés publiques, les Algériens ne cautionnent rien du tout. Le taux de participation aux élections en Algérie est l’un des plus bas au monde. Mais les Algériens n’oublient pas qu’il y a eu 200 000 morts et des milliers de disparus pendant la guerre civile. Nous avons subi une guerre oblique, dans un huis clos de la taille d’une petite Syrie. Et nous ne voulons plus jamais revivre cela.
La situation économique et sociale est plombée, le pays est sous pression de plusieurs mouvements sociaux. Êtes-vous inquiet ?
Le phénomène des émeutes en Algérie est un phénomène récurrent, massif et généralisé depuis des années. Quand vous n’avez plus de partis politiques, d’associations autonomes, d’élites capables d’assurer des intermédiations avec les vrais pouvoirs. Quand un problème social se pose et qu’il n’y a aucune prise en charge de l’État, quand vous êtes excédés et que vous vous réunissez spontanément, cela donne des émeutes. Cela va de la micro-émeute de quartier car il n’y a pas d’eau, d’électricité, aux grandes manifestations pour des revendications catégorielles. Il existe un mal-être social polymorphe, profond, endémique. Il est très courageux de manifester car le système est très violent, très brutal.
À la crise de pouvoir gérontocratique s’ajoute une crise des revenus. Le pétrole, dont les prix avaient connu un bond exceptionnel entre 2002 et 2013, a permis à l’Algérie d’engranger un revenu global cumulé de l’ordre de 800 à 900 milliards de dollars, captés surtout par les oligarques. Cette manne s’est tarie avec la baisse brutale et durable des prix du pétrole à partir de 2013, 2014. Le régime vit depuis dans la fuite en avant, en ponctionnant ses réserves de change. Donc la rente s’est rétrécie de manière spectaculaire. Ce que montre l’histoire du régime, c’est qu’à chaque fois que la rente se contracte, il y a crise de pouvoir. Car les appétits des divers groupes d’intérêt entrent en concurrence et compliquent dangereusement les arbitrages.
Aujourd’hui, on voit bien que c’est la conjonction de la crise de renouvellement à la tête du pouvoir et de la crise de contraction des revenus externes qui fait que cette situation prend l’allure d’une crise grave, vicieuse et dangereuse. Nul ne sait jusqu’où ces gens peuvent aller dans le règlement de comptes pour imposer des vues sur celui qui occupera le fauteuil de président. L’histoire récente nous rappelle aussi qu’à chaque fois qu’il y a renouvellement au sommet des appareils, les règlements de comptes se font sur le dos de la population.
À quelles périodes pensez-vous ?
On se souvient quand le président Zéroual a été évincé et forcé à la démission en 1997. Son départ contraint a été précédé par les pires massacres de la décennie rouge sang, des exterminations de villages entiers par des individus ou des groupes d’individus dont l’appartenance à la mouvance islamiste n’est pas démontrée. Les messages échangés entre membres du sérail, quand il traverse ces phases de convulsion, se font sur le dos de la population par des violences ; nous avons vu cela en 1988 avec les émeutes contre le système, réprimées avec une rare sauvagerie par ceux qui ont organisé le putsch antidémocratique de janvier 1992.
Aujourd’hui, la société est abandonnée aux pires obscurantismes, à la bigoterie et à toutes les régressions. Le prétexte de la lutte pour la modernité et la République affiché par les partisans du coup d’État ne trompe plus personne. La réalité est que la lutte contre l’islamisme a permis de masquer la prise de pouvoir par une oligarchie compradore, une bourgeoisie militaire qui n’a d’autre projet que de continuer à exercer sa mainmise sur le pays pour capter ses ressources à son unique bénéfice. Le reste est littérature.