Crise syrienne : Les Russes ont-ils changé le rapport de force au Proche-Orient ?
Lina Kennouche, El Watan, 02 octobre 2018
Du conflit en Géorgie à la division de l’Ukraine en passant par l’annexion de la Crimée, la Russie a vigoureusement montré sa détermination à transformer le rapport de force avec l’Occident et s’imposer comme un acteur international de premier plan.
La décision de la Russie de lancer la première livraison de systèmes de défense aérienne S-300 à la Syrie entraîne un changement majeur dans le paysage stratégique régional. Accéder à la demande de la Syrie de lui fournir des systèmes de missiles S-300, c’est finalement la réponse des responsables russes à la provocation israélienne du 17 septembre dernier qui a conduit à la destruction de l’hélicoptère russe Il-20 par la défense antiaérienne syrienne.
Le durcissement des défenses antiaériennes, avec l’arrivée des missiles S-300 capables d’atteindre les avions se déplaçant à une vitesse de 6450 km/h et à une distance allant jusqu’à 200 kilomètres, et des cibles balistiques jusqu’à 40 kilomètres limite considérablement les incursions de l’aviation militaire israélienne dans un contexte d’accroissement rapide du potentiel militaire de l’Iran et de son allié le Hezbollah. En effet, dans le nœud d’hostilités que renferme la crise syrienne, le conflit de basse intensité entre Israël et l’Iran n’a cessé de s’exacerber au cours des derniers mois.
En dépit des affirmations israéliennes, selon lesquelles les bombardements intensifs des 9 et 10 mai dernier en représailles à des tirs de missiles attribués à l’Iran auraient détruit la quasi-totalité des infrastructures militaires de Téhéran en Syrie, la multiplication des provocations et des démonstrations de force israéliennes témoigne au contraire de leur incapacité à empêcher le développement du potentiel balistique et une présence militaire significative de l’Iran en Syrie.
Nouveauté radicale
Si l’une des constantes de la stratégie israélienne, dans sa confrontation avec son voisinage arabe, a toujours été l’intervention militaire directe chaque fois qu’un développement comporte le risque d’une transformation d’un ordre régional favorable aux intérêts de Tel-Aviv, les difficultés dans le contexte stratégique actuel à recourir unilatéralement à la guerre préventive constituent une nouveauté radicale.
Historiquement, la mise en application de la «doctrine Begin», privilégiant le recours aux frappes préventives pour lutter contre la capacité des pays arabes à se doter d’une force de dissuasion, avait entraîné en 1981 l’attaque aérienne contre la centrale d’Osirak en Irak.
Un an plus tard, l’armée israélienne s’engageait dans une offensive contre l’OLP au Liban en riposte à l’assassinat, le 3 juin 1982, de Shlomo Argov, ambassadeur d’Israël en Angleterre, alors même que les Israéliens avaient attribué cet acte au groupe dissident d’Abou Nidal, dont les objectifs à l’époque, selon des sources militaires israéliennes (révélées par le journaliste israélien Ronen Bergman dans son livre Rise and Kill First : The Secret History of Israel’s Targeted Assassinations, 30 janvier 2018), pouvaient converger avec ceux d’Israël.
Or, dans le contexte syrien actuel, malgré la lecture que font les autorités israéliennes de l’environnement sécuritaire dans lequel la montée de la «menace» iranienne est vivement ressentie, la capacité d’intervention militaire directe des Israéliens reste limitée.
La mise en application du concept stratégique d’ «opérations en deçà de la guerre», qui a consisté à régulièrement bombarder des dépôts d’armements, les installations militaires et les convois (avec la neutralité bienveillante de la Russie), n’a pas freiné le processus de modernisation militaire et de fabrication de missiles de longue portée et de missiles guidés à haute précision capables de transformer significativement le rapport de force.
Dans cette configuration, la provocation montée de toutes pièces contre les Russes par les Israéliens, qui semblent leur reprocher leur manque de fermeté vis-à-vis de l’Iran, est un acte lourd de conséquences.
Provocation planifiée
Malgré les dénégations israéliennes, les Russes ont finalement conclu, à l’issue d’une enquête, que les chasseurs israéliens avaient délibérément utilisé l’avion de reconnaissance russe comme bouclier, en se cachant derrière l’appareil rejetant catégoriquement la version des faits présentée par l’armée israélienne.
Les Israéliens, tenus par l’obligation de préciser aux militaires russes la zone de l’offensive aérienne suffisamment de temps à l’avance pour leur permettre d’évacuer les lieux, ont communiqué de fausses informations sur la localisation en annonçant un raid au Nord, mais en frappant une minute plus tard dans l’ouest de la Syrie, à Lattaquié, juste à côté de la base militaire russe de Hmeimim. La DCA syrienne, équipée d’un système de missiles S-200 moins sophistiqué que ceux qui protègent les bases russes, a détruit l’avion de reconnaissance.
Cette provocation planifiée à l’avance par les Israéliens, qui ont longtemps misé sur les contradictions russo-iraniennes pour affaiblir le poids de Téhéran en Syrie, est sur le point d’entraîner l’effet inverse de celui escompté : désormais la Syrie et son allié iranien bénéficieront d’une protection aérienne plus performante, qui renforce l’effet dissuasif parallèlement au développement croissant sur le terrain d’un potentiel militaire avancé.
L’arrogance de la force israélienne est en grande mesure responsable de l’erreur d’appréciation de la situation : comment les Russes, dont l’intervention militaire en Syrie dépasse largement les objectifs politiques directement liés au maintien du régime pour s’inscrire dans une confrontation plus globale avec les Etats-Unis et l’OTAN, pouvaient-ils laisser les chasseurs israéliens humilier leur puissance militaire ?
Du conflit en Géorgie à la division de l’Ukraine en passant par l’annexion de la Crimée, la Russie a vigoureusement montré sa détermination à transformer le rapport de force avec l’Occident et s’imposer comme un acteur international de premier plan.
Pour Moscou, qui en septembre a réalisé les plus grandes manœuvres militaires de son histoire (Vostok 2018), la seule réaction possible à la gifle israélienne est donc de doter la Syrie des S-300 qui limitent désormais la capacité israélienne à mener des frappes aériennes et apportent une couverture russe au processus de construction de moyens militaires iraniens et du Hezbollah.