Un été à Alger : Cocaïne, charlatanisme et choléra

Omar Benderra, Algeria-Watch, 4 septembre 2018

L’obscure affaire de cocaïne qui a valu un limogeage exprès au général-directeur la police a-t-elle vraiment provoqué une réaction en chaine au sommet des structures de commandement de l’armée ? Les changements à la tête des « organes de force » n’occultent pas la réalité socio-politique d’un pays où la population abandonnée vit dans la psychose d’une épidémie de choléra. Le long silence des autorités chargés de la santé publique suivi de discours grotesques, comme celui du directeur de l’Institut Pasteur établissant des parallèles avec des pays en guerre, fait écho à l’incompétence de celles chargés de l’économie qui n’ont trouvé d’autres palliatifs à la crise économique que le recours à la planche à billets…

Si le mouvement à la tête des structures de commandements de l’armée est d’une ampleur inédite, rien de neuf cependant sous le soleil en termes de profils : les remplaçants sont souvent les anciens adjoints des remplacés. Au bal des généraux, les valseurs appartiennent à la même classe d’âge. Des généraux sexagénaires remplacent des septuagénaires sous les auspices indéchiffrables d’un « chef suprême des armées » mutique et d’un chef d’état-major octogénaire, médiatiquement ingambe, mais dont la prolixité se résume à des sermons convenus devant des parterres télévisés de galonnés impassibles.

La valse des généraux

Ces changements, pour gérontocratiques qu’ils paraissent, sont en principe lourds de sens politique : les chefs de régions militaires, des services secrets et les commandants de corps font partie de droit du Conclave des généraux faiseurs de rois. Nul n’ignore le rôle capital de cette assemblée, informelle mais décisive, de chefs militaires qui décident ou entérinent la désignation d’un chef d’Etat. Des observateurs avertis notent que ces mouvements ont été opérés de manière plutôt cavalière, comme s’ils ne concernaient que de hauts fonctionnaires déplaçables sans préavis. Ces tombereaux de nominations et mises à la retraite montrent en effet que cet Olympe prétorien, un sénat clandestin de fait, a bel et bien perdu de sa superbe et confirme que le centre de gravité du pouvoir s’est déplacé.

Ce mouvement massif, qui traduit cependant une continuité certaine dans la haute hiérarchie militaro-sécuritaire, semble néanmoins être marqué par une certaine précipitation. En effet, certains nouveaux promus (précisément le chef de la gendarmerie ou le directeur central des infrastructures militaires) n’ont pas vraiment eu le temps de s’investir dans leurs nouvelles missions : ils ont été éjectés et remplacés sans autre forme de procès après quelques semaines de fonction.

Dans ce mouvement estival de chaises musicales, ce qui retient l’attention tient davantage dans les raisons des limogeages que dans celles des promotions. L’on comprend bien qu’il est attendu que les nouveaux impétrants fassent preuve de reconnaissance à leurs sponsors et qu’ils répondent sans états d’âme à leurs exigences. Mais quid des motifs qui ont présidé aux mises à l’écart ?

Cocaïne et cinquième mandat

Bien sûr, les regards se tournent vers le scandale déclencheur incarné par Kamel Chikhi dit « le boucher », homme d’affaire multicartes et importateur d’une cargaison de viande congelée brésilienne dans laquelle était dissimulée 700 kilos de stupéfiants.

Les circonstances qui entourent l’éclosion de cette affaire, la saisie de la drogue, restent peu claires. On – la presse « indépendante » – a clairement fait comprendre à l’opinion que la police avait été écartée de l’opération car certains de ses membres – dont son chef ? – seraient impliqués dans le trafic. La gendarmerie (et dit-on les services secrets de l’armée) ainsi que les unités de marine ont pris en charge la mise sous séquestre de la cocaïne, l’arrestation de Kamel Chikhi et de quelques comparses.

Des noms ont circulé par d’inhabituelles indiscrétions d’une presse très contrôlée et généralement frileuse. Par ces médias, l’opinion apprenait que « Le Boucher », très introduit dans les cénacles militaires, filmait à leur insu tous les visiteurs du soir qu’il recevait dans son bureau. Selon les informations distillées par la presse « indépendante », ces enregistrements vidéo montrent un défilé d’officiers, de fils de généraux très importants, de hauts magistrats et hauts fonctionnaires.

S’agit-il alors de couper très vite les branches pourries susceptibles d’être impliquées à des degrés divers dans les affaires du « Boucher » ? La dimension internationale de l’affaire orientant des projecteurs malvenus vers des cénacles qui ne prospèrent que dans la pénombre… Ne serait-il pas plutôt question de se débarrasser d’officiers à la loyauté incertaine parce que jugés trop proches du général Hamel, ci-devant chef de la police et étoile de première grandeur, aujourd’hui irrémédiablement déchue, au firmament sécuritaire algérien ? A moins que les victimes de ce remaniement ne soient considérées comme associées de près ou de loin à d’autres oligarques exclus du sérail.

Probablement pour toutes ces raisons et d’autres dont, sans doute au premier chef, la volonté de raccourcir la bride sur l’armée dans un contexte de tension croissante à la veille de choix importants. L’enjeu principal réside dans le renouvellement ou non du mandat du président Bouteflika. Et c’est bien à ce niveau qu’entrent en collision les intérêts concurrents des groupes d’intérêts, notamment ceux qui sont proches du cercle présidentiel et ceux dont les noms sont attachés à des hiérarques aujourd’hui disparus ou écartés des centres de décision.

Incompétence et replâtrages

L’incertitude est le paramètre majeur qui caractérise la situation générale de l’Algérie depuis de trop nombreuses années. Cette incertitude, qui pèse comme une hypothèque sur les décisions d’acteurs internes et étrangers, va s’aggravant au fil de la persistance de l’atonie économique et de politiques publiques erratiques. La réduction des revenus externes, l’évaporation progressive des réserves de change, le gonflement de très inefficaces dépenses publiques et l’inertie des autorités alimentent la perplexité des partenaires de l’Algérie qui s’inquiètent des possibles effets d’une crise socio-politique en gestation.

Face à la montée de périls que tous pressentent, il n’y a pas de réponse convaincante de la part d’un exécutif discrédité, sans influence sur le réel. Les dispositions gouvernementales pour gérer l’inexorable dégradation de la position externe du pays et la contraction de ses recettes sont une succession d’expédients sans portée – comme les réductions d’importations – et de mesures dangereuses comme le recours à la création monétaire sans contrepartie pour tenter de compenser les pertes de recettes fiscales et faire face à d’indesserrables contraintes budgétaires. La poursuite de cette fuite en avant dans des replâtrages bureaucratiques hasardeux présentés comme des alternatives techniques raisonnables confine au charlatanisme.

L’imprévisibilité de l’évolution de la situation est bien sur accentuée par l’absurdité morbide d’une situation sans précédent ou un chef d’Etat visiblement très diminué – qui n’est pas en capacité de s’adresser à la population depuis plus de cinq ans ! – est réélu sans coup férir par la fraude à visage découvert. Assuré d’une totale impunité, ce régime grotesque ne recule devant aucune absurdité. Ainsi, ce grand malade, régulièrement transporté en urgence et à grands frais dans les meilleurs hôpitaux de la planète, est sommé par ses supporters de se représenter pour un cinquième mandat.

Le choléra au cœur du système

Tout à leurs affaires de recyclage et de blanchiment, les décideurs de l’ombre, le groupe militaro-affairiste autour des principaux chefs de l’armée et de la police politique, ne prêtent qu’un intérêt très relatif aux réalités vécues par la population. Il est vrai qu’ils ne sont pas logés à la même enseigne, pour les seigneurs du makhzen militaire, le peuple est une fatalité.

La psychose du choléra, née essentiellement de l’incapacité à réagir des autorités sanitaires, au premier chef le ministre de la santé, est un indicateur probant de la nature de l’administration algérienne. Que ce soit en termes d’absence criarde de politique de prévention dans un pays ou les épisodes caniculaires conjugués aux pénuries de ressources en eau favorisent toutes les contaminations ou que ce soit en termes de prise en charge des malades. La dégradation est telle de ce dernier point de vue que la population évoque avec nostalgie les années soixante-dix ou quatre-vingt ou la santé publique était incomparablement mieux assurée.

L’inertie et le long silence initial des responsables chargés de ce secteur, les premières communications officielles, effectuées plusieurs jours après les rumeurs d’épidémies de choléra, ont nourri la montée des craintes, confinant à la panique, au sein d’une société livrée à elle-même et qui ne sait à qui se vouer. Le laisser-aller généralisé, le désordre organisé et la faillite des administrations à tous les niveaux a transformé le pays en un gigantesque dépotoir. Seules les initiatives sporadiques de la population parviennent à juguler ici et là les accumulations de déchets et d’immondices qui s’accumulent anarchiquement. La matrice de ces pathologies de pays sans états est au cœur d’une bureaucratie mercenaire en disjonction avec la société. Ce ne sont donc pas les comparaisons absurdes avec des pays en guerre d’un directeur égaré de l’Institut Pasteur d’Alger qui peuvent contribuer à calmer les esprits et à rassurer. Pour ajouter l’injure à la blessure et corroborer le mépris dans lequel le peuple est tenu, une Marie-Antoinette de barrière, ministre de son état, a même trouvé le moyen de mettre en cause les mauvais usages d’une population ignorante des règles d’hygiène.

La vérité du régime

L’été algérien s’achève ainsi comme il a commencé dans le statu-quo délétère de la répression, d’une incompétence vertigineuse et la corruption, clef de voute du système. La seule avancée pratique enregistrée au cours de ces saisons infernales est la mise à nu définitive du système issu du putsch de janvier 1992. Outre ses clientèles, la dictature n’a plus aucune audience et ses professions de foi sonnent creux. Le discours de l’éradication a depuis longtemps outrepassé ses limites : ce régime n’est en rien garant du caractère soi-disant républicain de l’Etat ni un barrage contre les régressions obscurantistes. Qui parmi les plus crédules des observateurs peut encore accorder du crédit à de telles fadaises ? Ceux qui ont sincèrement adhéré à ce discours se révèlent de piètres politiques, indignes de confiance, se replient dans un silence coupable. Les autres qui ont, en pleine connaissance de cause, cyniquement appuyé une entreprise criminelle, sont comptables de toutes ses dérives. Le régime du coup d’état structurel sape l’Etat qu’il prétend défendre et est le meilleur propagandiste de toutes les régressions.

Derrière des devantures qui ne trompent plus personne, la dictature militaro-policière poursuit la mise en d’une stratégie de démoralisation par la mise au pas de la scène politique. Les institutions ne sont plus qu’un leurre épuisé seulement destiné à rendre inaudibles toutes les voix libres et autonomes, à faire le vide en interdisant l’indispensable, l’urgente, émergence de nouvelles élites.

Le régime stérile et impotent, en coma clinique, ne tient que par la violence et le soutien de ses sponsors étrangers associés dans les réseaux de commissionnements et parfaitement indifférents aux drames que vit la population. Sous les yeux d’une population écœurée, la valse des généraux est exécutée sur fond de concurrence exacerbée entre oligarques. L’intégration d’une partie du régime dans les structures internationales du crime organisé, alternative aux captations rentières, tandis que la population est confrontée au choléra, signe sa nature réelle et dit le cauchemar du peuple algérien. Le système de pouvoir liberticide militaro-affairiste est exclusivement organisé autour de la prédation et de la captation des rentes, c’est là son unique vérité.