M. Harbi: « C’est un coup d’Etat qui s’est donné des apparences légales »
Entretien avec Mohamed Harbi
« C’est un coup d’Etat qui s’est donné des apparences légales »
Hassane Zerrouky, Le Matin, 10 janvier 2002
Le Matin : Dix ans après l’annulation du processus électoral, comment le qualifiez-vous ? De putsch ? De coup d’Etat ? Ou de décision destinée à sauver l’Algérie de la menace islamiste ?
Mohamed Harbi : Il faut distinguer deux choses. La première, c’est le rapport à la légalité et les motivations que se donnent les acteurs. On peut dire qu’il s’agit d’un coup d’Etat qui s’est donné des apparences légales parce que le Président Chadli a démissionné. Pour la seconde chose – les motivations des acteurs -, il est clair que les auteurs du coup d’Etat avaient pour objectif de sauver un système beaucoup plus que de sauver la société contre la menace qu’ils ont définie.
Pourtant, cette menace était réelle
A partir du moment où ils ont accepté les élections, il fallait jouer le jeu jusqu’au bout. Et ce, dans la mesure où le Président de la République disposait des moyens constitutionnels de parer à la menace islamiste. Or, en se passant de ces moyens, les auteurs du coup d’Etat ont divisé le camp démocratique. Et de plus, ils ont porté un coup sévère à l’idée démocratique dans la société algérienne. D’autant que les Algériens ont vécu durant des décennies la politique comme un rapport de force brute indépendant des valeurs.
Peut-on dès lors affirmer que ce coup d’Etat est à l’origine de la violence ou est-ce que les conditions de cette violence préexistaient, car il y a eu les maquis de Bouali dans les années 80 ?
Il faut savoir que la société algérienne portait en elle les stigmates de la violence. En effet, dans l’esprit de nombreux Algériens, les choses se décident par la force. Pour eux, la violence fonde le pouvoir, et les islamistes n’échappent pas à cette règle. Ils l’ont mise en pratique dans la mesure où il leur a semblé que la force populaire avait basculé de leur côté. J’indique qu’il ne s’agit pas de tous les islamistes, mais d’un courant à l’intérieur du FIS.
Et si on les avait laissé aller au pouvoir, ne pensez-vous pas que la situation aurait été pire ?
Je crois qu’en annulant le processus électoral on a donné une légitimité à tous ceux qui, dans la mouvance islamiste, avaient tendance à considérer que la force est un moyen de résoudre les problèmes de pouvoir et de société. Il faut tout de même rappeler une caractéristique du système algérien depuis des décennies : celui d’affirmer des règles et de les violer en permanence. Un exemple : il ne faut jamais oublier la manière dont les élites dirigeantes ont manipulé l’idée du socialisme au profit de minorités de type capitaliste qui n’étaient même pas des libéraux comme il en existe dans les pays développés.
Justement, pour vous, quelle est la nature de ce système et de cet Etat ? Est-ce le même que celui qui existait avant 1991 sachant que le personnel a changé depuis 1962 ?
A quelques exceptions près, le personnel a peut-être changé, mais le système et ses pratiques sont toujours présents. En fait, dans ce système qui s’est imposé depuis 1962, puis après le coup d’Etat du 19 juin 1965, la pratique qui s’est imposée peut se résumer à cette image : « J’occupe tous les espaces – le centre, la gauche et la droite – et je crée tous les instruments qui me permettent d’être tous ces courants à la fois et en même temps. » Nous avons affaire en réalité à un type de capitalisme bureaucratique qui s’est traduit par une privatisation de l’Etat.
Mais ce pouvoir est-il essentiellement détenu par des militaires ou est-ce un pouvoir politique qui englobe à la fois des militaires et des civils ?
Ce capitalisme s’est donné une force politique qui s’exprime essentiellement à travers le corps militaire. Le problème est que l’action politique est confisquée par des réseaux informels, ce qui rend très difficile de situer l’origine d’une décision. On a le sentiment qu’en l’absence de règles et, partant de transparence politique, les perversions qui en découlent sont plus graves que par le passé.
C’est-à-dire
On est dans un contexte où on ne peut plus décoder le jeu politique à travers les institutions, à travers le fonctionnement du gouvernement C’est cela le vrai problème.
Dès lors, quelle issue à cette situation ?
Il faut rendre le pouvoir au peuple. Il faut tolérer d’abord l’existence de médiations de type politique et sortir de l’état d’exception qui a commencé en janvier 1992. Concrètement, ça signifie qu’aujourd’hui l’Algérie doit discuter des fondements d’une communauté politique. Laquelle, jusque-là, a été tranchée de manière arbitraire par des minorités. Or, il est temps de vivre avec nos différences. Alors, vous allez me demander quels sont les principes qui nous permettront de vivre avec nos convergences et nos divergences. En fait, la réponse se trouve dans la mise en place d’un contrat social. Et dans cette perspective, il ne faut pas s’adresser à tel ou tel courant politique, mais à la société algérienne.
A propos de contrat social et de projet de société, vous avez écrit dans Sou’al, numéro consacré à l’islamisme, qu’il faut rompre avec ce cercle vicieux où l’on voit le dirigeant politique se transformer en théologien et le religieux en homme politique. Vous répondiez que la solution consiste dans la séparation entre la sphère du politique et la sphère du religieux, l’acceptation du pluralisme et la liberté indéniable de l’individu. Y croyez-vous encore ?
Je n’ai pas changé de ce côté-là. Il faut savoir que dans toute société, il y a des résistances – par exemple en ce qui concerne l’inégalité en droits et devoirs entre la femme et l’homme en Algérie – qu’on ne peut pas dépasser comme on peut. Le problème est de poser les principes qui permettent de dépasser ces résistances. En effet, un pouvoir qui ne se pose pas le problème des formes, mêmes progressives, de cette séparation est condamné à revivre la même expérience que celle que vit aujourd’hui l’Algérie.
Concernant un autre sujet, la presse indépendante. Vous n’avez pas été particulièrement tendre dans certains de vos propos
J’ai toujours défendu la presse quand elle était menacée par le pouvoir. Personne ne peut dire le contraire. Mais quand je parle de presse, ça peut être des journalistes qui, de mon point de vue, font la part belle aux jeux de l’ombre, en se faisant le relais de certaines positions politiques. Ce qui ne signifie nullement qu’ils soient dans le « coup ». Je crois surtout que c’est le manque de professionnalisme qui donne prise à ce jeu.
Pourquoi avez-vous décidé de témoigner au procès intenté par le général à la retraite Khaled Nezzar à Habib Souaïdia ?
Parce que je considère que nous n’avons pas le droit de transposer nos problèmes -les problèmes de l’Algérie – à l’extérieur devant un tribunal. A partir du moment où l’autorité politique ne permet pas que ces problèmes soient discutés en Algérie, de manière libre et sans contrainte pour tout le monde, la transposition de nos problèmes devient inévitable, et les premiers responsables de cette situation, ce sont l’Etat et les tenants de cet Etat. Ce ne sont pas les particuliers. Un exemple, l’écrivain Boudjedra m’a attaqué dans son livre Fils de la haine. Eh bien, je me suis interdit de l’attaquer devant une juridiction française ! Plus grave, nous embarrassons nos amis français en les obligeant à prendre position. Un général qui a occupé une très haute fonction dans l’Etat n’a pas à venir s’exposer de cette manière.