Bientôt un civil à la tête de l’Algérie
Bientôt un civil à la tête de l’Algérie ?
Jean-Pierre Tuquoi Le Monde, 21 octobre 1998
C’est une image peu reluisante de lui-même que donne le pouvoir algérien : celle d’une équipe gouvernementale en déliquescence, attaquée de partout et incapable de reprendre l’avantage. Dimanche 18 octobre, le ministre de la justice, Mohamed Adami, annonçait sa démission pour mieux « assurer sa défense » face à une presse qui met en doute son intégrité personnelle et ses compétences professionnelles. Vingt-quatre heures plus tard, c’est le plus proche conseiller du président Zeroual, son ami le général Mohamed Betchine, lui aussi en butte à de sévères attaques et à des accusations de corruption, qui fait de même.
Demain, la contagion pourrait toucher le ministre chargé du gouvernorat d’Alger, Chérif Rahmani, sur le compte duquel des tracts fleurissent depuis peu dans la capitale, mettant en cause sa probité.
Ce déballage nauséabond, dans un climat délétère à quelques mois de l’élection présidentielle, est un mauvais coup pour le chef de l’Etat sortant. Liamine Zeroual avait vanté les mérites de l’alternance pour justifier, il y a un mois, sa décision surprise d’écourter de près de deux ans son mandat présidentiel. S’ils l’ignoraient, les Algériens découvrent aujourd’hui qu’il ne s’agissait que d’un habillage. Les règlements de compte, par presse interposée, sont devenus courants dans les rangs d’un pouvoir déchiré par les luttes de clans.
L’élection – en principe en février 1999 – d’un nouveau président de la République, l’arrivée d’un autre chef d’Etat, chassera-t-elle ces vents mauvais et redonnera-t-elle un cap à une Algérie toujours en butte, de surcroît, à une violence dévastatrice – près de cinquante personnes ont été assassinées ces dix derniers jours ? Le scrutin est encore trop loin pour que l’on puisse trancher.
Aucun candidat ne s’est encore déclaré officiellement. Mais les données sont là, inchangées depuis la disparition du président Boumediène, en 1978, qui permettent d’indiquer des pistes possibles.
Le prochain chef de l’Etat ne pourra pas être élu contre le voeu des détenteurs du pouvoir réel en Algérie : les responsables de l’armée, c’est-à-dire le chef d’état-major, le général Mohamed Lamari, et le patron des services secrets, le général « Toufik » Médiène. Il s’agit là d’une certitude puisée dans l’histoire de l’Algérie contemporaine. Si elle circonscrit le champ des successeurs possibles de Zeroual – ce ne sera évidemment pas un islamiste -, elle laisse toutefois une marge de manoeuvre confortable.
Les militaires vont-ils faire appel à l’un de leurs pairs, à charge de faire officialiser ce choix par les électeurs ? Ce fut le cas avec Liamine Zeroual et son prédécesseur, Chadli Bendjedid. Il semble pourtant que ce ne le sera pas cette fois : parce qu’aucun candidat de compromis ne paraît s’imposer au sein d’une hiérarchie militaire elle-même tiraillée, où notamment les appartenances régionales jouent un grand rôle, le prochain chef de l’Etat ne sera sans doute pas issu de ses rangs. Vis-à-vis de la communauté internationale, troquer un galonné – même tiré de sa retraite comme le fut Zeroual – au profit d’un civil sera un geste apprécié.
S’ils acceptent de laisser ses chances à un civil, les généraux algériens ont un choix à faire : soit adouber une personnalité sûre, dont ils n’auront pas à redouter le comportement futur ; soit laisser ses chances à un candidat « indépendant », après s’être entouré de quelques garanties. Dans la première hypothèse, un homme tient la corde : l’actuel premier ministre, Ahmed Ouyahia. Tribun médiocre mais exécutant fidèle, le chef du gouvernement a récemment dressé de son action un bilan élogieux sur tous les plans. Il n’a pas exclu de se présenter « si l’intérêt de la nation l’exigeait ». L’homme n’est pas populaire, et il le sait ; mais l’appui des partis de la coalition gouvernementale et des organisations de masse lui garantit une clientèle. Le reste est affaire de cuisine post-électorale.
Passé de combattant
Trois personnalités pourraient en revanche incarner un candidat « indépendant ». Outre leur passé de combattant durant la guerre de libération, toutes ont en commun d’avoir exercé des responsabilités ministérielles et d’être au fait des questions internationales. Le premier, Abdelaziz Bouteflika, fut déjà candidat à la succession de Boumediène, puis de Chadli. Depuis des années il se tait, attendant une nouvelle occasion. C’est un homme rusé, fin tacticien. Son handicap : sa gestion du ministère des affaires étrangères lui a valu, en 1983, d’être épinglé par la Cour des comptes, qui lui a réclamé de reverser plusieurs centaines de millions de francs suisses. Ce qu’il n’a jamais fait. Ses adversaires lui reprochent également d’avoir travaillé pendant des années au service d’un dirigeant des Emirats arabes unis.
On ne saurait en dire autant de Mouloud Hamrouche. Cet ancien premier ministre du président Chadli entre 1989 et 1991 n’a pas quitté la capitale depuis qu’il a été contraint à la démission. M. Hamrouche est l’architecte des réformes tous azimuts menées à la fin des années 80 en Algérie. D’où la bonne image de marque dont il bénéficie encore aujourd’hui auprès d’une partie de l’opinion publique et que sa probité n’a fait que renforcer. Parce que ces réformes (suppression du monopole des importations, libération des changes), menaçaient leurs privilèges, les militaires l’ont à lépoque contraint à la démission. M. Hamrouche et ses amis ont été ensuite évincés des instances dirigeantes du Front de libération nationale (FLN), l’ancien parti unique. L’ex-chef de gouvernement dispose d’appuis auprès de certains cercles militaires (lui-même colonel, il appartient au sérail), mais d’autres lui sont fortement hostiles, qui lui reprochent – à tort – d’avoir fait le lit du Front islamique du salut (FIS). A leur yeux, Mouloud Hamrouche n’est donc pas un candidat fiable.
Reste Thaleb Brahimi. C’est le plus âgé des trois (66 ans), mais peut-être le mieux placé dans la course. Ministre pendant plus d’un quart de siècle, sous Boumediène puis sous Chadli – de l’enseignement, de l’éducation nationale, de l’information et de la culture, puis des affaires étrangères -, c’est un réaliste. Il est prêt, selon son entourage, à garantir à l’armée un statut sur mesure, qu’il s’agisse de son budget ou des nominations. Il serait également d’accord pour passer l’éponge sur l’affairisme des responsables militaires sous réserve que ces pratiques cessent. M. Brahimi plaide aussi depuis des années pour une réconcilitation nationale – incluant donc l’ex-FIS -, et une amnistie générale afin d’éviter d’interminables règlements de comptes. Il a l’oreille de certains militaires, l’appui des responsables du FIS (notamment celui d’Abassa Madani, chef historique du mouvement). Son programme peut lui valoir le soutien de partis politiques d’opposition, tels que le Front des forces socialistes (FFS) d’Hocine Aït Ahmed et de la frange réformatrice du FLN. Son handicap ? Les « éradicateurs », adversaires d’un dialogue avec les islamistes, en font leur bête noire. Il n’a donc pas l’assurance que les responsables de l’armée ne s’opposeront pas à sa candidature, ni la garantie que les élections seront honnêtes…