UGTA: «Notre tissu industriel risque de disparaître»

Le secrétaire général de l’UGTA au Jeune Indépendant

«Notre tissu industriel risque de disparaître»

Propos recueillis par Mohamed Khellaf, Le Jeune Indépendant, 19 janvier 2002

Le Jeune Indépendant : La Fédération des travailleurs de la métallurgie a contesté la manière dont ont été gérés les accords avec l’Union européenne. Pourquoi cette réaction est-elle venue une semaine après le paraphe des accords et non avant ?

Abdelmadjid Sidi Saïd : Permettez-moi tout d’abord d’adresser, à l’occasion de la nouvelle année et au nom du secrétariat national, mes meilleurs vœux aux travailleuses et aux travailleurs, aux cadres syndicaux de l’UGTA et à l’ensemble du peuple algérien. Nos sentiments sincères de solidarité et de compassion vont à tous ceux et à toutes celles qui vivent dans la peine et la difficulté.

Pour revenir à votre question, je voudrais, en premier lieu, attirer l’attention sur le fait que la Fédération de la mécanique, de la métallurgie et de l’électronique n’est pas une voix isolée et un cas à part dans notre organisation. Les inquiétudes, les positions et les revendications qu’elle exprime sont celles de toute l’UGTA. Elles visent précisément, et en toute légitimité, la défense de l’emploi, de l’outil national de production et la protection du pouvoir d’achat des travailleurs.

En fait, la dernière action de la Fédération de la mécanique, de la métallurgie et de l’électronique constitue une réaction de protestation induite par l’ordonnance portant démantèlement des tarifs douaniers qui favorise très largement l’importation des produits finis étrangers au détriment de la production nationale, démantèlement qui fait encourir à l’ensemble du tissu industriel national le risque de sa destruction avec, comme conséquence, la perte de dizaines de milliers d’emplois directs.

L’action dont il est question s’est développée en accord avec la centrale syndicale qui regrette – encore une fois – l’absence de dialogue et de concertation sur une question qui concerne toutes les entreprises industrielles nationales et leurs travailleurs. Ce dialogue et cette concertation auraient constitué certainement un levier idoine pour dégager des solutions efficaces qui garantissent la protection et le renforcement de la production nationale.

Les travailleurs du secteur de la métallurgie ainsi que ceux de la mécanique exigent la révision de la tarification douanière. Croyez-vous qu’il soit possible d’apporter des rectifications à une loi en vigueur, notamment la loi de finances complémentaire ?

La centrale syndicale revendique la révision des tarifs douaniers, dans le sens de la protection de la production nationale. A cet effet, on peut recourir à des taxes provisoires et transitoires. De même, les pouvoirs publics peuvent prendre des décisions exceptionnelles, pour garantir la stabilité sociale, et ce, en procédant à une nouvelle classification des activités et des produits, pour garantir la protection de l’outil national de production. D’ailleurs, les partenaires sociaux au niveau des entreprises nationales, aussi bien publiques que privées, ont exprimé leurs inquiétudes à ce sujet, car ils savent déjà que leurs produits rivaliseront difficilement avec les importations ainsi facilitées. En d’autres termes plus clairs, le tissu national de production court le risque de disparaître à très court terme avec toutes les conséquences sociales prévisibles. Est-il possible d’assumer une telle responsabilité ?

En tant que centrale syndicale et partenaire social, avez-vous été consultés pour la préparation de ces accords ?

Dans ses différentes déclarations, l’UGTA a réaffirmé ne pas avoir été consultée tout au long du processus de négociation avec l’Union européenne. De même, l’UGTA n’a pas été rendue officiellement destinataire de cet accord, avant et après son paraphe. L’UGTA ne comprend pas le pourquoi de cette exclusion, puisqu’elle a toujours agi pour une concertation féconde. Quoi qu’il en soit, les positions de principe de l’UGTA sont claires et constantes, pour ce qui a trait à tout accord de partenariat et à toute négociation avec les organisations économiques internationales. Il n’est pas dans notre tradition et notre conduite de refuser une convention signée par l’Etat avec ses partenaires. Toutefois, quand l’UGTA est directement concernée par le contenu d’un accord, du fait de ses répercussions, pour le moins sur le devenir des entreprises économiques algériennes et sur l’emploi, elle est en droit d’affirmer qu’elle soutient tout partenariat qui tient compte de l’intérêt des parties impliquées et qui renforce les capacités productives nationales et crée de l’emploi.

Comme elle est en droit de faire état de ses appréhensions et de refuser de s’inscrire dans une optique de partenariat, dont pourrait découler le démantèlement du tissu de production nationale, public et privé, le renforcement des positions du commerce de «bazar», des menaces sur l’emploi, conséquences néfastes qui annoncent l’instabilité sociale.

Pourtant, la concertation entre le gouvernement et le partenaire social est instituée selon les différentes déclarations officielles comme un principe de base dans toutes les décisions importantes. Est-ce que le gouvernement a failli à ce principe ?

Vous évoquez la concertation. J’y ajouterai le dialogue, la négociation lorsque la situation le commande, le respect mutuel, la volonté de bien faire ainsi

que l’obligation de loyauté et de sincérité. En la matière, j’affirme que l’UGTA a correctement, sinon parfaitement, rempli sa part du contrat, dans un contexte et des situations où l’organisation subissait des incompréhensions, des attaques et des provocations qui me font dire que dans bien des cas c’est cette méconnaissance des grands enjeux nationaux et de la situation exceptionnellement grave qu’a traversée le pays qui conduit à une perception totalement fausse de ce qu’est l’UGTA, de ce que sont ses choix, sa ligne de conduite et ses positions. Un jour, nous parlerons de tout cela.

Le dialogue et la concertation constituent la base sur laquelle nous avons construit nos relations avec le gouvernement, pour ce qui a trait aux décisions économiques et sociales. Mais, s’agissant de l’accord avec l’Union européenne, je réaffirme que l’UGTA ne perçoit pas les raisons de son exclusion du champ de la concertation. Il convient d’affirmer que la consultation de l’UGTA aurait dynamisé davantage ces négociations et contribué à la réunion de meilleures conditions de réussite.

En tout état de cause, l’UGTA fait du dialogue un moyen d’éviter toute forme de dérapage, de désordre et d’instabilité que le pays risque de payer très cher en ces moments précis. Il s’agit là d’un choix de l’UGTA qui court depuis plus d’une décennie.

Mais, il est à préciser tout de suite qu’à trop tirer sur la corde, elle finira par se casser, et ce, à cause de promesses et d’engagements non tenus. A cause aussi de l’option pour un libéralisme débridé qui est en train de détruire notre économie, de ronger tous les acquis sociaux obtenus difficilement par les travailleurs, de dévoyer nos valeurs de justice, de solidarité et même de dignité.

Peut-on conclure à une rupture du pacte social auquel vous avez adhéré ?

Comment voulez-vous qu’il y ait rupture de quelque chose qui n’existe pas ? Nous n’avons pas souvenance d’une proposition d’un pacte social qui aurait été soumis à l’UGTA.

L’UGTA a fait le choix d’une ligne de conduite et d’un engagement qui placent l’intérêt de l’Algérie, la défense de la République et de la démocratie au-dessus de tout. S’il existe un pacte que l’UGTA a signé, c’est avec la patrie, la République, l’Etat et les libertés, tous mis en danger par l’intégrisme islamiste. Ce pacte, elle l’a signé avec le sang des défunts Abdelhak Benhamouda, Belaïd Méziane, Ahmed Gasmi et de centaines de syndicalistes et de travailleurs qui ont payé de leur vie leur engagement militant pour la patrie. Elle l’a signé aussi avec le sacrifice, la sueur, les privations et la souffrance des travailleurs durant plus d’une décennie. Cela étant, l’UGTA milite encore pour qu’il y ait un pacte social qui implique non seulement le gouvernement, mais également le patronat.

Concrètement, comment évaluez-vous le préjudice occasionné en termes de perte d’emplois ?

En ce domaine, nous préférons avoir une vision globale des choses. Si le plan de soutien à la relance – pour lequel on souhaite une réussite –, si les investissements directs nationaux et étrangers produisent les effets attendus, si la réforme du système bancaire, de la politique fiscale et du secteur des télécommunications est menée à bien et s’il y a un ressaisissement du marché pétrolier mondial, alors on pourra tabler sur une croissance positive qui conduira à un renversement de tendance, pour ce qui est de la courbe du chômage. Mais si rien n’est décidé pour protéger la production nationale, si les investissements ne sont que promesses en l’air, si le plan de relance s’égare dans les méandres de la bureaucratie, de la corruption et de l’incompétence et si les vraies réformes – celles du système bancaire, de la fiscalité et de l’administration – auront à affronter encore les résistances, les immobilismes et les improvisations que l’on sait, alors ce sont des centaines de milliers d’emplois qui risquent d’être supprimés dans les années qui viennent. Nos posons la question : est-ce que le pays survivra à ce nouveau désastre ?

Revenons à la loi de la «discorde», en l’occurrence l’ordonnance relative à la réorganisation du secteur de l’énergie. Où en est la négociation avec le ministère de l’Energie et des Mines et que ferez-vous dans le cas de son adoption par ordonnance, sachant que l’Assemblée populaire nationale est en fin de mission ?

C’est un avant-projet de loi. Il ne s’agit pas d’un texte de discorde entre l’UGTA et les pouvoirs publics, comme vous le laissez entendre. C’est en vérité un projet de réforme du secteur de l’énergie qui fait problème entre, d’une part, les intérêts supérieurs et stratégiques du pays et, d’autre part, une certaine idée et une certaine conception des réformes et du libéralisme qui sont loin de recevoir l’adhésion de l’UGTA et, particulièrement, de la Fédération des travailleurs du pétrole, du gaz et de la chimie. Il est du droit et du devoir de l’UGTA de penser et de dire la façon la meilleure de défendre les intérêts économiques du pays et sa souveraineté. La défense de l’emploi et des entreprises publiques ne réside pas dans une politique d’affaiblissement de Sonatrach visant le démantèlement de cet instrument irremplaçable de développement national et de ce symbole fort de souveraineté du pays.

Les arguments indiscutables qui plaident en faveur de notre manière de voir les choses en ce domaine, nous les prendrons dans l’expérience désastreuse que vit actuellement l’Argentine qui, il ne faut pas l’oublier, a entrepris la privatisation de sa société nationale de pétrole, de son secteur de l’électricité, sans parler de son système de retraite, de ses banques, etc., sur recommandation de la Banque mondiale. Nous vous renvoyons à la déclaration du président argentin récemment désigné, dans laquelle il affirme publiquement que le modèle libéral imposé en Argentine était la cause de tous les malheurs de son pays. Nous pourrons citer d’autres exemples de pays où le secteur du pétrole, du gaz et de l’électricité est décrété secteur de souveraineté nationale. Pour ce qui est des positions de l’UGTA en ce domaine, notre ligne de conduite, nos préoccupations et nos propositions sont suffisamment connues et demeurent constantes. L’UGTA considère que, s’agissant d’un bien commun à tout le peuple algérien, cette question stratégique ne doit pas faire l’objet d’un traitement en vase clos, mais d’un débat élargi à toutes les forces vives de la nation.

Y aura-t-il une tripartite au début de l’année 2002 ?

La tripartite est devenue une tradition ancrée que nous nous attachons à renforcer davantage comme cadre de dialogue, de concertation et de traitement des problèmes. Nous profitons de l’occasion pour renouveler la position de l’UGTA relative à la nécessité d’institutionnaliser ce cadre de concertation, d’assurer la périodicité de ses sessions et de le renforcer par tous les moyens appropriés de nature à lui permettre de jouer pleinement son rôle.

Nous sommes à la veille d’échéances électorales importantes ; l’UGTA va-t-elle mettre à profit son potentiel humain et si oui pour quel parti politique ?

Nous nous reconnaissons dans le parti de l’Algérie, de la République, de la démocratie et de la liberté. Nous adhérons au parti de l’unité nationale, de la dignité humaine, de la justice sociale, de la solidarité, du progrès et de la modernité. Nous soutenons le parti de l’intelligence, de la droiture, de la compétence, de la générosité et de l’humilité et surtout de la sincérité. Partant de là, et au commencement de cette année 2002, pour notre pays, nous souhaitons ardemment des ambitions nationales fortes avec davantage de vigilance et de mobilisation ainsi que le ressaisissement qu’il faut pour en finir avec les monstruosités du terrorisme intégriste, et nous engager résolument dans une relance effective de l’économie nationale. Aujourd’hui, les priorités et les urgences nationales, tout comme la nécessité historique, commandent que l’on s’attaque aux vrais problèmes en prenant le mal par ses racines. Et le mal, c’est ce déficit de confiance, ce découragement collectif, cette inertie nationale, ce gâchis économique, social et culturel et cet immense sentiment d’injustice et d’absence de perspectives de sortie de crise. En un mot, l’UGTA est une organisation unitaire qui regroupe toutes les sensibilités politiques. Elle reste constamment solidaire de toutes les forces proches des travailleurs et elle demeure soucieuse de développer la justice sociale, avec toutes les forces démocratiques et républicaines qui ambitionnent de construire un Etat fort et moderne.

Il s’agit pour nous de faire de la justice sociale une réalité ressentie et vécue pour chaque travailleuse et pour chaque travailleur. C’est à cette seule condition que nous évoluerons vers le progrès et le bien-être, et que nous nous prémunirons contre tous les dangers qui risquent de précipiter notre pays dans des situations imprévisibles et préjudiciables.