Femmes et violence dans le conflit armé en Algérie
Fatiha TALAHITE, chercheur CNRS, Paris, communication au XVIIème Congrès de la Fédération Internationale des Femmes de Carrières Juridiques, Tolède, 6-10 septembre 2000
Ce dont je veux vous entretenir dans cette communication est un sujet difficile. Je vais essayer de parler vrai, sans complaisance, au risque de déplaire. Car la chose est trop grave pour que l’on puisse continuer à se contenter d’explications sommaires et simplistes, d’une vision manichéenne, avec les bons d’une côté et les méchants de l’autre. J’aurais voulu vous en parler sereinement, sans trop entrer dans la complexité et la spécificité du cas algérien, de manière à dégager des idées qui puissent alimenter le débat général sur les femmes et la violence dans les conflits armés. Tel était l’objet initial de ma conférence. Mais ayant été interpellée personnellement (1) depuis la salle, et au vu des nombreux questionnements que cela a suscité parmi les participantes au congrès, je me sens obligée de préciser mon propos.
1. Le conflit, l’un des plus meurtriers de cette fin de siècle, se déroule à huis clos
Le conflit qui se déroule en Algérie depuis près d’une décennie, a déjà fait plus de 150 000 morts, des milliers de disparus, dont un grand nombre ont été enlevés par les forces de sécurité (plus de 4500 dossiers sont entre les mains des ONG des droits de l’homme). En réalité, le nombre total des disparus serait bien plus élevé, plus de 20 000 selon certaines estimations, dépassant largement les cas par exemple de l’Argentine ou du Chili. Parmi l’ensemble des crimes contre l’humanité perprétrés en Algérie, la liste de ceux dans lesquels l’Etat a une part directe ou indirecte (2) de responsabilité est longue et ne cesse de s’alourdir de nouveaux témoignages, en particulier ceux d’algériens réfugiés à l’étranger, consignés par des ONG de droits de l’homme: tortures, exécutions extra-judiciaires, enlèvements par les forces de sécurité, massacres à grande échelle, pouvant atteindre des centaines de personnes en une seule nuit, dans l’indifférence, voire avec la complicité des autorités…
Pourtant, aucun procès crédible n’a pu à ce jour se tenir. Depuis les élections présidentielles de 1999 (3) et la loi de Concorde civile, on demande aux Algériens d’oublier et de tourner la page. Si, à ce moment, la violence a certes diminué en intensité, elle a depuis quelques mois repris un rythme soutenu dans l’indifférence générale, et ses responsables demeurent dans l’impunité. Il n’est pas de journée sans que la presse ne rende compte d’une exécution de présumés terroristes par les forces armées ou de militaires par des groupes armés « islamistes », d’un attentat, d’un massacre collectif… Même des évènements apparemment naturels, comme les incendies qui ont ravagé des milliers d’hectares boisés durant l’été 2000, auraient été, selon certains témoignages, provoqués par l’armée qui traque les individus cachés dans les maquis (4) … Depuis le début du conflit, ces faits, tels que rapportés de manière laconique par une presse sous haute surveillance pour ce qui est de l’information sécuritaire, semblent de dérouler à huis clos, sans témoins, sans survivants. Dans cette comptabilité macabre égrenée au fil des jours, les acteurs, morts ou vifs, n’ont ni nom ni visage. L’identité réelle des protagonistes n’est jamais établie, laissant aux autorités le loisir d’imputer a posteriori tout crime ou destruction au terrorisme et de justifier toutes les violations des droits de l’homme par la menace islamiste. Cette menace est surtout agitée en direction de l’opinion et de la communauté internationale par un régime qui se présente à l’extérieur comme garant des valeurs et des intérêts occidentaux contre la « barbarie islamiste », et qui, à l’intérieur, manipule et attise la violence islamiste et utilise la terreur pour écarter et reporter toutes échéance électorale qui le mettrait immédiatement en cause (5). Ce régime, issu de trente ans de parti unique, entend, malgré le pluralisme politique introduit en 1989 et la démocratie de façade, continuer à exercer seul le pouvoir, sans partage ni alternance.
La thèse avancée par les autorités algériennes, répercutée par une partie des élites et reprise par les grands médias en Occident, selon laquelle toute cette violence serait le fait exclusif de groupes de fanatiques religieux, dédouane individuellement et collectivement les autorités et l’Etat de leur responsabilité dans la violence. Cette version s’est imposée dans l’opinion occidentale avec une facilité surprenante. Pourtant, les spécialistes du terrorisme et des mouvements de guérilla et les observateurs qui suivent de près ce qui se passe en Algérie, ont noté beaucoup de choses bizarres, qui les ont amenés à s’interroger sur la réalité et l’autonomie de ces maquis, et à formuler l’hypothèse d’une collusion entre certains groupes armés, parmi les plus sanguinaires, et le pouvoir. Le doute devint plus grand encore lors des grands massacres de 1997, lorsque dans plusieurs villages, des centaines de civils furent égorgées en une seule nuit, à proximité de casernes, sans que les autorités ne viennent porter secours aux malheureux. Pire encore, des témoins ont reconnu des membres des forces armées de l’Etat, parmi les assaillants (6)…
2. Une violence inexplicable?
Je suis toujours étonnée de l’ignorance que l’on a, en Europe, de réalités du reste du monde, et, dans le cas précis de l’Algérie, de ce qui se déroule aux portes de l’Europe. Peu de choses ont changé depuis la période coloniale dans la vision européenne de l’Autre, notamment lorsqu’il est musulman. Alors que les technologies de l’information nous renseignent en temps réel sur ce qui se passe ailleurs, nous sommes loin de vivre dans ce « village global » dont certains rêvent. Le nombre de gens qui voyagent à travers la planète n’a jamais été aussi élevé; les migrations et les brassages de population font se côtoyer les peupes, et toutes les civilisations sont présentes dans les métropoles et sur le territoire européens. La scolarisation, l’éducation, la diffusion des connaissances et de la culture ont fait des progrès considérables, et pourtant, l’ignorance est presque totale sur des pans entiers de l’actualité brûlante. On pourra imputer cela à l’égoïsme de l’homme moderne, qui ne se préoccupe pas de ce qui ne le concerne pas directement, et ne réagit que lorsque ses intérêts immédiats sont menacés (lorsque le prix de l’essence augmente, par exemple).
Cependant, je crois que l’égoïsme n’explique pas tout. D’autant qu’il y a pas que des comportements égoïstes, il y a aussi des élans de générosité, de solidarité, comme ceux qui se sont manifestés en particulier envers les femmes musulmanes d’Afghanistan, d’Iran, d’Algérie… Pourtant, cette solidarité ne s’accompagne pas toujours d’un réel intérêt pour l’Autre. En particulier, le cliché tenace associant définitivement et irrémédiablement Islam à infériorité de la femme, interdit tout échange, tout dialogue qui ne parte pas de ce préalable. Par définition, un cliché n’est ni vrai ni faux, il est réducteur, il tronque et fige les choses. Ce cliché, très ancré dans de larges courants de l’opinion, fausse dès les premiers abords toute tentative d’échange et de solidarité, dans la mesure où cette solidarité est conçue non comme solidarité avec l’Autre, mais comme solidarité contre ce qui constitue l’identité (7) de base de l’Autre. Ce type de solidarité, outre qu’il exclue toute réciprocité, interdit une véritable connaissance de l’Autre. Cette rigidité empêche d’avoir une démarche vers l’Autre, une écoute libre de tout préjugé, et rend difficile la formulation de valeurs partagées. Aussi, lorsqu’elle s’exprime ainsi de manière sélective et exclusive pour les femmes, il n’est pas étonnant que la solidarité suscite de l’autre côté de la méfiance, apparaisse comme suspecte.
Mon hypothèse est que ce qui se joue en Algérie (mais pas uniquement en Algérie), provoque un profond malaise, car cela interpelle les européens et réactive des peurs profondes, qu’ils croient avoir conjurées. Dès lors, il semblerait que l’ignorance dont je parlais plus haut ne relève pas d’une insuffisance d’information ou de connaissance, mais qu’il s’agisse plutôt d’un déni, du refus de voir quelque chose qui épouvante.
La tragédie qui endeuille l’Algérie n’est pas un conflit d’un autre âge, un conflit qui nous viendrait du Moyen-Age; ce n’est pas non plus une situation entièrement spécifique, même si elle a sa spécificité; enfin, elle n’est pas, comme on l’entend dire souvent, « trop compliquée », en tout cas elle ne l’est pas plus qu’ailleurs (en Serbie ou en Côte d’Ivoire par exemple, pour prendre des exemples actuels)… sauf pour ceux qui ne veulent pas comprendre. La guerre qui se déroule dans ce pays se situe au coeur de la modernité, et préfigure même d’une certaine manière les conflits du futur. Et je crois que c’est cela précisément que les occidentaux refusent de voir. Il leur est certes plus commode de renvoyer cette violence à un passé définitivement révolu pour eux, ou encore de mettre l’Autre musulman face à sa violence « atavique ». Se faisant, ils conjurent leur peur, et tentent de se convaincre que la menace, en ce qui les concerne, vient de l’extérieur, de l’Autre. Ainsi, depuis la fin de la guerre froide, l' »islamisme », le « terrorisme islamique » est désigné comme le danger numéro un.
En réalité, la menace sur les institutions gît d’abord dans ces institutions elles-mêmes, ou plutôt dans leurs fondements; elle n’est pas incarnée par un groupe social, politique ou ethnique. En Algérie aussi, on a cru conjurer le danger en accusant l’extérieur (l’Iran, les « afgans » pour les uns, l’Occident, la France pour les autres…), coupable d’un « complot » contre la nation.
Le conflit en Algérie touche la société dans ses fondements, et quand les fondements sont atteints, c’est la vie, l’existence même qui sont en jeu. En période de crise, lorsque les fondements sont fragilisés, on convoque les grands mythes, on réouvre des « boîtes » qui restent habituellement soigneusement fermées, on triture des choses auxquelles on ne touche pas en temps normal. Lorsque les gardiens du temple ne sont plus à leur poste, que les institutions vacillent, les humains se sentent abandonnés et toute la société s’inquiète pour sa survie, tout le monde se sent concerné par les grandes questions de la vie, de la mort, du bien et du mal, etc., ces thèmes que seuls l’art, la religion, les grands mythes savent traduire dans des formes qui interpellent, qui émeuvent, qui remuent l’individu au plus profond de son être. Vu de l’extérieur, cela peut apparaître comme irrationnel, archaïque, pré-moderne. Mais chaque société, même la plus moderne, a ses mythes fondateurs, sa part nécessaire d’irrationnel.
Dans les pays où les institutions sont stables, où leur pérennité est assurée (ou du moins le croit-on), on peut isoler la question des droits des femmes, de l’égalité entre femmes et hommes, et la traiter en tant que telle, de manière sereine, objective, rationnelle, technique… Mais l’insécurité, l’instabilité et la violence remettent en cause cette possibilité. Or la stabilité n’est pas acquise une fois pour toutes, et les fondements d’une société sont en général fragiles, même si, en apparence, ils se présentent comme immuables. Souvent mis en place dans des moments de conflits, de guerres, de déchirements violents, ils ne doivent leur solidité qu’au fait qu’ils ont été enfouis, que peu de gens se souviennent des compromis et des bricolages qui sont à leur origine, tandis que l’image de leur immuabilité est obtenue grâce à des mises en scène solennelles, par la répétition de gestes rituels qui entretiennent les mythes. Pour peu que ces fondements soient éprouvés et mis à nu, il perdent alors leur superbe et leur apparente invulnérabilité.
l’Algérie des années 1990 a connu cette situation dans laquelle les institutions vacillent. En 1991, alors que le pays était dans une période d’effervescence, et qu’à travers la contestation islamique, mais également d’autres courants idéologiques, la question des fondements était posée, une partie des élites a cru pouvoir garantir la stabilité en faisant appel à l’armée, en apportant son crédit à un coup d’Etat, une suspension de la légalité, et une politique de répression qui dérapa rapidement vers la guerre civile. Mais l’armée, si elle peut être efficace pour défendre un pays contre un ennemi extérieur (ce qui, de nos jours, n’est même plus évident), est impuissante à sauver les fondements d’une société, au contraire, l’intervention armée dans les conflits internes à la société aggrave la fracture et peut conduire à la guerre civile. L’intervention militaire n’allait pas réduire la violence mais au contraire, en la manipulant, permettre et organiser son extension. La suspension du droit a ouvert la voie à des violations à large échelle des droits de l’homme, et, privant la société de tout recours, elle l’a livrée à la violence tant des groupes armés que des forces de l’ordre, plus préoccupées de combattre l’opposition au régime que de protéger les populations. Au contraire, la stratégie adoptée fut d’impliquer les populations civiles dans ce conflit, de les forcer à s’engager du côté du pouvoir.
Les militaires ont été confortés par la facilité avec laquelle leurs thèses étaient acceptées et diffusées par les médias et les élites en Occident. Ils se sont alors sentis tous puissants et ont cru que l’impunité leur serait garantie. Ils se sont mis à demander de l’aide à l’Occident pour lutter contre le terrorisme, et ils l’ont obtenue. Mais à l’intérieur du pays, ils ne permettaient à personne de venir voir ce qui se passait. Ils donnèrent la consigne de ne laisser aucun survivant lors des accrochages: pas de témoins, pas de procès. Il a fallu les grands massacres de 1997 pour que l’opinion internationale s’émeuve enfin, et que des voix s’élèvent pour demander une commission d’enquête internationale. Depuis, la politique du pouvoir algérien a changé en apparence, mais pas sur le fond.
3. Femmes, violence et politique
Ce conflit est particulièrement meurtrier pour les femmes. Il l’est surtout depuis que les populations civiles ont été précipitées dans la guerre. Il y a différentes formes de violence contre les femmes. Même si elles sont liées entre elles, il est important de faire la distinction entre ces trois formes que sont la violence privée ou domestique, la violence sociale et la violence politique.
Les deux premiers types de violence résultent de conditions à la fois, sociales, économiques, juridiques. Elles se sont probablement accentuées depuis le début de la guerre, même s’il est difficile de les évaluer, en l’absence d’enquêtes et d’études approfondies (8). Mais c’est de la troisième, de la violence politique que je voudrais parler. Malgré les apparences, la guerre civile en Algérie n’est pas un conflit « religieux » qui opposerait d’un côté des fanatiques islamistes, de l’autre des démocrates laïques. Si tel était le cas, comment expliquer qu’il y a des islamistes (qui n’ont rien de « modérés ») du côté du pouvoir et d’autres dans l’opposition? Qu’il y a des laïques du côté du pouvoir et des démocrates dans l’opposition? Car il s’agit en réalité d’un conflit politique, qui a pour enjeu le pouvoir pour les uns, le droit et la justice pour les autres. Ce conflit prend sa source dans l’illégitimité du régime politique qui s’est mis en place dès le lendemain de l’indépendance, en 1962. Issu d’un coup de force, ce régime s’est maintenu sous une forme autoritaire, grâce au système de parti unique. Lorsque ce système s’est effondré, en 1988, les premières élections libres de 1989 ont donné aux électeurs l’occasion de sanctionner l’illégitimité du régime et d’exprimer leur exigence de dignité, de droit et de justice. Et parce qu’il s’agissait pour eux de quelque chose d’essentiel et de grave, ils l’ont exprimée en référence aux valeurs à leurs yeux les plus sacrées: celles de l’Islam.
Les algériens, en effet, durant les 132 ans de colonisation française, furent privés de droits, en particulier de droits politiques. C’est leur religion qui leur donna la force de résister et de vaincre la colonisation. A l’indépendance, en 1962, ils ne recouvrèrent pas pour autant leurs droits politiques, qui leur furent confisqués par 30 ans de régime de parti unique. Aussi, en 1989, lorsque le pays s’ouvre au pluri-partisme et à la liberté d’opinion, c’est en référence à l’Islam que s’exprime spontanément la société algérienne, dans sa diversité. Les autres référents idéologiques et politiques lui sont étrangers ou ont été discrédités à ses yeux. Mais il y a pratiquement autant de discours se référant à l’Islam que de courants politiques. Ainsi, c’est au nom de l’Islam que les uns contestent le régime et que d’autres le défendent; et si c’est au nom de l’Islam que certains oppriment les femmes et veulent les priver de leurs droits, c’est aussi au nom de l’Islam que des femmes (et des hommes) défendent leurs droits et affirment leur dignité.
Il ne s’agit pas de dédouaner certains secteurs de l’Islam politique (9) de leur violence, en particulier à l’encontre des femmes. Violence surtout verbale, qui n’exclue cependant pas le passage à l’acte. En ce qui concerne l’Algérie, il importe pourtant de préciser qu’avant l’interruption des élections législatives de 1991, le principal parti de la mouvance islamique, le FIS, qui était en réalité le rassemblement de plusieurs tendances de l’Islam politique algérien, avait adopté par consensus une stratégie légaliste non violente et avait réussi à contenir en son sein les courants minoritaires qui prônaient la prise du pouvoir par la force. Le coup d’Etat de 1992, et la répression féroce qui s’abattit sur l’ensemble des militants et sympathisants du FIS, et plus précisément sur les cadres politiques et les intellectuels qui avaient prôné un stratégie légaliste, donna raison a posteriori à ces courants minoritaires et servit de justification à ceux qui se lancèrent dans l’action armée à ce moment.
Par ailleurs, bien qu’ayant eu la majorité aux élections législatives de 1991, le FIS n’était pas la seule composante de l’opposition et, si les élections n’avaient pas été annulées, il aurait dû composer avec d’autres partis et mouvements politiques. D’autant que l’Islam politique n’est pas monolithique, et que le FIS lui-même était composé de plusieurs tendances. En réalité, il s’agissait plutôt d’un cadre de référence par rapport auquel s’exprimaient et se positionnaient plusieurs courants reflétant les conflits et les contradictions de la société algérienne. Ainsi, en ce qui concerne le statut et les droits des femmes, les points de vues étaient multiples et un véritable débat de société aurait pu s’engager une fois mises en place les institutions démocratiques. Ce débat n’a pas pu avoir lieu, car le coup d’Etat et la répression qui l’a suivi a décimé l’ensemble de l’opposition, y compris les mouvements de femmes (10). Les personnalités féminines qui ont continué à s’agiter après 1992, bien que largement médiatisées, ne représentaient plus qu’une petite fraction de ces mouvements, celle qui avait manifesté son soutien au coup d’Etat militaire. Ayant pris part aux institutions issues du coup d’Etat, elles ont bénéficié de la protection des services de sécurité (Khalida Messaoudi fut membre du CNT, Mme Zerdani-Belmihoub fut ministre). Toutes les autres ont été réduites au silence ou à des prises de position individuelles et risquées (comme la journaliste Salima Ghezali, qui obtint le prix Sakharov).
De manière générale, la légitimité d’un régime est le fait de l’Histoire, rarement le produit d’élections. Celles-ci viennent plutôt sanctionner le résultat d’un processus. Dans ce sens, les élections législatives de 1991 avaient une importance cruciale: moment essentiel dans ce processus historique, elles auraient pu marquer la réconciliation de la société avec l’Etat, ou du moins constituer une étape décisive dans cette direction. Aussi fallait-il absolument qu’elles se tiennent, quel qu’en fût le résultat. Ceux qui les ont interrompues puis annulées ont pris la responsabilité de précipiter le pays dans la guerre civile.
Je voudrais terminer précisément sur cette question de la responsabilité. Mon propos était de vous parler des femmes et de la violence dans le conflit armé en Algérie. Il est clair que, dans leur grande majorité, les femmes sont des victimes dans ce conflit. Pourtant, elles ne sont pas que victimes, elles se battent aussi, souvent dans l’anonymat, avec beaucoup de courage. Cependant, lorsqu’on essaie d’identifier la responsabilité des uns et des autres dans cette dérive, je pense qu’il faut aussi parler des femmes. En Algérie, les femmes se sont battues pour obtenir des droits. Pour l’essentiel, ce combat n’a pas encore abouti, puisqu’elles restent à ce jour soumises à des lois injustes (en particulier celles contenues dans le code de la famille) et, surtout, elles sont livrées, comme des millions d’algériens, à un système arbitraire qui bafoue le droit et la justice. Cependant, à la faveur de ce combat, certaines femmes ont pu accéder à des postes de pouvoir et de responsabilité. Il y a (eu) des femmes ministres, sénatrices, hauts fonctionnaires, magistrates, gradées dans l’armée, dans la police, etc. Certaines ont siégé au CNT, assemblée cooptée par les militaires en lieu et place de l’assemblée nationale légitime élue en 1991 et dissoute lors du coup d’Etat. Des femmes juristes, comme Madame Zerdani-Belmihoub, ont participé à l’élaboration des textes d’exception qui ont suspendu la légalité et le droit après l’interruption des élection. Lors de procès fabriqués, des femmes juges ont condamné à mort des innocents, que l’on avait fait avouer sous la torture…
Si l’on veut parler sérieusement des femmes dans les conflits armés, on ne peut faire l’impasse sur cette réalité, et ce serait mépriser le combat des femmes que de réduire ces dernières au seul rôle de victimes, en oubliant qu’elles sont aussi actrices dans ces conflits, et qu’à ce titre, elles ont leur part de mérite et aussi de responsabilité. Ne pas le reconnaître serait continuer à considérer les femmes comme d’éternelles mineures.
Notes
1 voir la mise au point en annexe.
2 Dans la mesure où l’Etat est responsable de la sécurité des citoyens, il a une part de responsabilité dans l’ensemble de la violence contre les civils, du fait même de son incapacité à les protéger. Ce n’est pas seulement de cette responsabilité-là qu’il s’agit, mais bien du rôle direct ou indirect joué par l’Etat comme acteur dans la violence contre les civils.
3 durant ces élections, 5 candidats (sur 6) se sont retirés de la compétition pour protester contre la fraude massive organisée par l’administration et l’armée. Le président Bouteflika fut ainsi « élu » au premier tour faute de concurrents.
4 de leur côté, les autorités ont accusé les maquisards d’avoir mis le feu aux maquis, ce qui paraît invraisemblable, et relèverait d’un comportement suicidaire.
5 dans les années 92-94, on avait noté que les attentats se multipliaient à la veille d’échéances avec le FMI, comme pour venir justifier un traitement spécial de la dette extérieure et appuyer les demandes d’aide que les autorités adressaient aux occidentaux pour lutter contre le terrorisme, se présentant comme les défenseurs de la civilisation contre la barbarie. On a aussi remarqué qu’à l’approche de certaines échéances électorales, les violences cessaient brusquement, comme par miracle, pour reprendre après…
6 voir le témoignage saisissant de Nesroulah Yous, Qui a tué à Bentalha? Algérie: chronique d’un massacre annoncé, Paris, La Découverte, 2000.
7 que cette identité soit à dominante religieuse ou séculière ne change pas grand’choses, surtout qu’à y regarder de plus près, l’Islam est bien plus (ou bien moins, cela dépend de quel point de vue on se place) qu’une religion. Ce qui est en jeu ici, c’est l’Autre, dans sa différence radicale.
voir « Rapport alternatif de la FIDH au rapport initial présenté par l’Algérie au Comité sur l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes », 19ème session de la Commission des droits de l’homme des Nations Unies, Genève, 9 janvier-5 février 1999.
8 que certains politologues français ont appelé « islamisme », terme qui a eu depuis un grand succès médiatique, évoquant dans l’opinion occidentale des formes extrêmes de violence et de terrorisme.
9 voir Talahite Fatiha, « Algrie: le mouvement des femmes, entre ‘classes moyennes’ et ‘classes dangereuses’ « , Politique n°1, juillet-septembre 1996.
10 les exemples sont nombreux, comme dans le cas des mères, femmes et soeurs de disparus, qui se sont mobilisées avec courage et manifestent régulièrement pour rompre le silence sur ce drame et exiger que lumière et justice soit faite sur ces disparitions.
ANNEXE: mise au point
Aux participantes au Congrès de l’Association Internationale des femmes de carrières juridiques
Dès le début de ma conférence, je vous avertissais que j’allais vous parler d’un sujet difficile, et que je voulais le faire sans complaisance, au risque de déplaire. Car ce qui se passe en Algérie est trop grave pour que l’on puisse continuer à se contenter d’explications simplistes et manichéennes, avec les bons d’une côté et les méchants de l’autre.
Je voulais vous en parler sereinement, sans trop entrer dans la complexité et la spécificité du cas algérien, de manière à dégager des idées qui puissent alimenter le débat général sur les femmes, la violence et la religion dans les conflits armés.
Tel était l’objet initial de ma conférence. Mais l’intervention de Madame Zerdani-Belmihoub, m’interpellant personnellement et les nombreux questionnements que cela a suscité parmi les participantes au congrès, m’obligent à faire une mise au point.
A court d’arguments pour discuter le contenu de ma conférence, Madame Zerdani-Belmihoub s’est autorisée à s’ingérer dans ma vie personnelle. Elle a évoqué le fait que je vis à Paris comme s’il s’agissait d’une faute suprême. Ce type d’accusation est révélateur des réflexes autoritaires et de l’intolérance des gens qui dirigent ce pays. Des centaines de milliers d’algériens ont quitté leur pays depuis le début du conflit. Cet exode massif met en cause la responsabilité de L’Etat, incapable de garantir les droits et d’assurer la sécurité de ses ressortissants. L’interruption du processus électoral en 1992 et l’instauration de l’état d’urgence, maintenu à ce jour, fut en réalité une suspension de la légalité. Exposés à des violations régulières des droits humains, livrés à l’insécurité, à l’arbitraire et à la terreur, les citoyens sont privés de tout recours légal. Il y a une grande indécence de la part de Madame Zerdani-Belmihoub, qui occupa durant toute cette période de hautes fonctions officielles, en particulier comme ministre de 1992 à 1993, puis comme sénatrice, et qui vit protégée au sein du sérail, de proférer de tels propos, qui sont une insulte à tous les algériens qui vivent dans la douleur de l’exil, loin de leur pays.
Je n’aime pas parler de moi, et je ne vous raconterai pas comment je suis partie d’Algérie en 1994. Pour ma part, j’interprète la fureur de Madame Zerdani-Belmihoub à mon égard comme une manifestation de dépit envers une compatriote qui a pu échapper aux censeurs du régime et se mettre hors de portée de leurs pressions multiples. Les conditions que j’ai trouvées en France m’ont permis de développer une réflexion autonome. Le passé glorieux de cette femme, que personne ne lui conteste, ne l’autorise pas à ôter le droit à ceux qui sont aujourd’hui dans l’opposition, d’avoir une pensée différente de la sienne. Face à ceux qui, en Algérie ou dans l’exil, résistent à ces pressions et, en leur âme et conscience, s’efforcent de témoigner, je me sens le devoir de vous livrer cette réflexion, avec ses insuffisances et ses interrogations, et j’assume le désagrément d’avoir été publiquement livrée à la vindicte de Madame la sénatrice.
Fatiha TALAHITE
Tolède, le 9 septembre 2000