L’affaire Said Saadi et « Le Monde »
Saïd Saadi attaque «le Monde» en diffamation
Le leader du RCD reproche au quotidien de lui attribuer des liens avec le pouvoir algérien.
José Garçon, Libération, 9 septembre 1998
Peut-on écrire que le RCD et son président Saïd Saadi, qui se réclament de l’opposition algérienne, sont en fait liés au régime? Le propos n’est pas nouveau: on l’a lu dans la presse algérienne ou dans certains livres, comme le très récent Autopsie d’un massacre, du journaliste algérien Abed Charef qui y consacre tout un chapitre. Mais pour Saïd Saadi, cette affirmation devient «gravement diffamatoire» lorsqu’elle est imprimée dans Le Monde. Il a donc attaqué le quotidien qui, au détour d’un article du 5 septembre 1997 sur «la guerre des clans» et les élections municipales dans ce pays présentait son parti comme un «relais politique» du pouvoir.
Du coup, la 17e chambre correctionnelle de Paris s’est retrouvée plongée, lundi, pendant plus de six heures, dans l’opacité qui caractérise la vie politique algérienne. D’emblée, Jean-Pierre Tuquoi, l’auteur de l’article, a essayé de familiariser la cour et sa présidente, Martine Ractmadou, avec les codes en vigueur à Alger et la guerre des clans au sein de la haute hiérarchie militaire, réelle détentrice du pouvoir. Jean-Pierre Tuquoi résume, pédagogue: «Le RCD est un parti d’opposition à certains clans du pouvoir, et notamment au chef de l’Etat Liamine Zeroual, mais ce n’est pas un parti d’opposition au pouvoir dans son ensemble.» Parmi les témoins du Monde, Nicolas Beau du Canard Enchaîné, bon connaisseur du dossier, estime, lui, que Saïd Saadi cantonne son opposition à des questions secondaires, mais a toujours défendu les choix fondamentaux des militaires: l’annulation des élections gagnées par le FIS en 1991; l’attaque virulente contre «l’offre de paix» signée à Rome en 1994 par plusieurs partis d’opposition, dont le FIS, et le processus électoral enclenché en 1995 pour redonner une légitimité au régime. L’éditeur François Gèze y ajoute «le refus d’une commission d’enquête internationale sur les droits de l’homme». «Est-il vrai que vous êtes opposé à cette commission?», interroge la présidente.
Témoignant de l’importance qu’il accorde à ce procès, le président du RCD a en effet tenu à être présent en personne à l’audience. Cette question semble le troubler: il entame le procès des organisations humanitaires «qui visent à réhabiliter les islamistes, comme le fait aussi le FFS» (Front des forces socialistes), une formation à laquelle il s’oppose et dont il fait longuement le procès. La présidente insiste. «Mais cette commission d’enquête de l’ONU, êtes-vous pour ou contre?» Instant de flottement. Le RCD s’est prononcé contre ce type d’initiative chaque fois que des délégations internationales se sont rendues à Alger. Saadi lâche soudain: «Je suis contre une commission des ONG, mais bien sûr pour une commission de l’ONU», et en donne pour preuve le fait «qu’il a reçu la mission onusienne» (qui, en juillet, s’est entretenue avec tous les acteurs politiques algériens, à l’exception du FIS). Evolution ou volonté de jouer sur les mots? La présidente: «Donc M. Gèze ment en disant que vous êtes contre?» «Mais oui, vous le voyez, il ment.»
Pour Saadi, Le Monde «comme plusieurs autres journaux français», cherche à «le discréditer» – «l’abattre», plaidera son avocat – pour une seule raison: «Il s’oppose à toute négociation avec les islamistes alors que ces quotidiens y sont favorables.» C’est pour cela, affirme-t-il, que cette même presse le présente comme un «allié du pouvoir alors que son parti est le seul à n’avoir jamais eu de ministre», qu’il a été «torturé et qu’il a fondé la section algérienne d’Amnesty». En février 1997, toutefois, l’organisation humanitaire lui avait opposé un démenti: «M. Saadi n’a jamais été membre fondateur de cette section comme il le prétend (…) Nous lui avons déjà demandé de retirer cette déclaration.» L’avocat du Monde plaide la «non diffamation». Jugement le 5 octobre.
Le RCD poursuit « Le Monde » en justice
Nadjia Bouzeghrane, El Watan, 9 septembre 1998
Le journaliste du Monde a-t-il diffamé le RCD en le qualifiant de «relais d’un des clans au pouvoir en Algérie» dans un article publié le 5 septembre 1997 ? C’est la question qu’a eu à examiner lundi la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris, suite à une requête de citation en diffamation déposée par le RCD en novembre 1997.
Le RCD estime que l’article incriminé est «gravement diffamatoire», alors que la partie mise en cause, Le Monde, a basé sa défense sur le fait que ce qu’a écrit Jean-Pierre Tuquoi «n’est pas personnel mais partagé par de nombreux journalistes et observateurs de la scène politique algérienne». Pour conforter cette ligne, les journalistes Nicolas Beau (Le Canard enchaîné), Antoine Glaser (Maghreb confidentiel) et François Geaise des éditions La Découverte ont été cités par la défense du Monde au titre de la preuve.Extraits de l’audience :«Pourquoi avez-vous écrit cet article ce jour-là ?», a demandé la présidente à Jean-Pierre Tuquoi. Réponse : «Il y avait la proximité des élections locales en Algérie et des rumeurs qui circulaient en Algérie et, en France, sur ce que j’ai appelé exacerbations de luttes de clans (…) Ni le pouvoir ni les islamistes ne sont monolithiques. Le pouvoir est militaire, résultant d’un coup d’Etat en 1992. Il y a des clans et à leur tête des militaires. Ils ne font pas de déclarations publiques, ne reçoivent pas de journalistes. A mes yeux, ce sont eux les véritables détenteurs du pouvoir (…) Les partis politiques qui ont pignon sur rue se sentent des affinités avec tel clan, tel général. Pourquoi en serait-il autrement pour le RCD ? Le RCD a approuvé l’interruption des élections de 1991 (…) C’est un parti d’opposition à certains clans de pouvoir (…) C’est un vrai opposant au président Zeroual, mais je crois que ce n’est pas un opposant au régime.» La présidente : «Qu’est-ce qui vous permet de dire que le RCD est proche de certains clans ?» Le journaliste : «Je ne vous fournirai pas de preuves écrites. Cela renvoie à la façon dont on travaille quand on traite de l’Algérie. Ces militaires sont souvent à Paris et j’en fréquente quelques-uns. Quand vous êtes Le Monde, ils viennent vous voir.» La défense du RCD : «M. Tuquoi peut-il dire de quel clan Saïd Sadi est proche ?» J.-P.T. : «On le dit proche des services secrets.» Invité à la barre, Saïd Sadi a rappelé qu’il est opposant depuis trente ans, qu’il est le fondateur de la première ligue des droits de l’homme et de la section algérienne d’Amnesty International, que le RCD est le seul parti à n’avoir jamais envoyé de militant à un gouvernement. «Depuis le contrat de Rome qu’il soutient, Le Monde considère qu’aucune solution à la crise algérienne ne peut intervenir sans l’ex-FIS. J’ai été invité à la rencontre de Rome mais je n’ai pas été convaincu par la démarche (…) Dans cet engagement militant de journalistes qui s’efforcent à vouloir faire croire qu’il n’y a pas de démocrates en Algérie, il y a quelque chose d’intolérable.» La présidente : «Que dites-vous de ce que prétend Jean-Pierre Tuquoi à propos de votre proximité avec les services de renseignement ?» Saïd Sadi : «Faut-il que je dépose une seconde plainte ? Je dis qu’il y a un parti-pris de la part du journal et du journaliste qui consiste à discréditer et diffamer l’intégrité morale d’un homme politique.» Saïd Sadi encore : «Je ne cadre pas avec la thèse du Monde». La présidente : «Vous avez préféré le maintien des militaires au pouvoir au processus démcratique ?» Saïd Sadi : «La voie du processus électoral était démocratique mais pas l’issue. Ma position est claire. Je défie M. Tuquoi de me citer un propos, une déclaration, une interview qui prête à confusion. Je n’ai jamais arrêté de dire que le régime doit partir. J’ai soutenu le président Boudiaf. Il a été tué parce qu’il a voulu changer le système.» La présidente revient à Jean-Pierre Tuquoi : «Pourquoi déduisez-vous du report des élections auquel a appelé le RCD une sympathie de ce parti pour un clan au pouvoir ? Avez-vous des éléments pour dire qu’au sein du régime il y a des opposants aux élections locales ?» J.-P.T. : «J’ai déjeuné la semaine dernière avec un général à la retraite (…)» La présidente : «Mais il n’est pas en exercice.» Saïd Sadi : «Ce qui me gêne, c’est de venir en France expliquer ce qui est bien pour mon pays (…) Il y a un parti-pris, celui de considérer que lorsqu’on est contre le FIS, c’est qu’on est acheté par le pouvoir.» Dans sa plaidoierie, la défense de la partie civile, abordant la question de la commission d’enquête internationale sur les droits de l’homme évoquée par François Geaise (éditions La Découverte), a indiqué que, pour le RCD «il est inconcevable de donner son accord à une commission d’enquête qui déculpabilise les groupes armés islamistes, les fait asseoir à la table des négociations et écarte les démocrates. Le peuple algérien n’en voulait pas. Un seul parti l’a souhaité, le FFS (…) Le RCD a toujours prôné une troisième voie, soit la double rupture, d’une part avec le système en place et, d’autre part, avec l’intégrisme». Le procureur a invité le tribunal à examiner les deux principes suivants: où s’arrête le droit d’informer ? Quel est le regard que le journaliste peut porter ? «Le fait de dire que le RCD est une émanation occulte d’un clan est-il diffamatoire ou pas ? C’est à ce niveau que l’atteinte à la crédibilité me semble diffamatoire», demande-t-il. Pour mémoire, voici le passage de l’article de Jean-Pierre Tuquoi qui a fait l’objet de la citation en diffamation par le RCD : «(…) Chaque clan dispose de relais politiques et de journaux amis pour faire passer des messages qui nourrissent les spéculations les plus folles. L’appel de Saïd Sadi, secrétaire général du RCD, un parti à dominante kabyle, pour repousser la date des élections locales (…) en est un. Ces dernières ne doivent-elles pas conclure le replâtrage démocratique en Algérie ?»La prononciation du jugement a été fixée au 5 octobre prochain.