Hassi Messaoud: petites histoires autour d’une dénationalisation

HASSI MESSAOUD: PETITES HISTOIRES AUTOUR D’UNE DENATIONALISATION

Par Daïkha Dridi, Le Quotiden d’Oran, 3 mars 2001

Retour vers le passé. En 1963, le gouvernement algérien décide de s’impliquer dans la construction envisagée par les compagnies pétrolières françaises d’un nouveau pipe-line. Les Français refusent l’intrusion des Algériens, les Algériens posent une série d’obstacles administratifs pour les contrarier et finissent par décider de réaliser eux-mêmes le pipe. « Qu’allez-vous faire avec ce pipe-line, puisque le pétrole est à nous ? Vous aurez un pipe qui ne servira à rien. Ils s’amusaient à nous dire  »qu’allez-vous faire avec votre tube ? et nous nous amusions à leur dire  »nous soufflerons dedans », la décision de réaliser ce pipe-line a entraîné la création de Sonatrach », raconte Belaïd Abdesselam dans le livre-entretiens, Le hasard et l’Histoire. Le 24 février 1971, les nationalisations des sociétés pétrolières françaises clôturaient, par ce que le jargon de l’époque qualifiait d' »acte de vigueur et de vitalité de la nation et de la révolution », le cycle entamé au lendemain de l’indépendance. L’Algérie exerçait désormais sa souveraineté sur toutes les richesses du pays.

Hassi Messaoud du 19 au 22 février 2001. Dans les bases de vie de Sonatrach, les deux bouts de l’échelle hiérarchique du personnel, chargés des préparatifs de la célébration du trentième anniversaire de la nationalisation des hydrocarbures sont pris de frénésie. Les grands patrons de Sonatrach-Messaoud ont les traits creusés des grands jours. Les chargés des relations publiques sont déjà exténués, les professionnels de l’accompagnement, de la sécurité, de la préparation logistique s’affairent et appréhendent les inévitables impondérables des grands jours. Des jardiniers plantent de nouveaux palmiers, les manoeuvres passent les dernières retouches de maçonnerie, les électriciens refont les installations électriques des salons VIP, où seront dressés de copieux banquets, les serveurs, les cuisiniers se préparent aux délires orgiaques des grands jours. Les patrons syndicalistes se réunissent à tour de bras, dans les salons réservés aux chakhsiyate, le 24 février est aussi pour l’UGTA un grand jour. Et entre les deux bouts de cette longue échelle hiérarchique de Sonatrach, le gros de l’armée des pétroliers, vaque dans une torpeur mécanique à ses habituelles occupations.
Il y a trente ans, l’Algérie a frappé fort en décidant de nationaliser les sociétés pétrolières françaises. La « deuxième fête de l’indépendance » est aujourd’hui en passe d’être ensevelie sous un « projet de loi sur les hydrocarbures » qui s’apprête à arracher à Sonatrach l’humus historique et idéologique de sa création. Cela se fait dans un calme absolu des esprits, comme hébétés. Sur la carte d’invitation aux festivités de cette année, il est écrit, sans ironie aucune : « 24 février 71- 24 février 2001… Trente ans. Pour un nouveau départ ».
Pour les hauts cadres de Sonatrach-Messaoud, le projet de loi est « une très bonne chose » ou n’est « pas encore définitif, ce ne sont que des articles à débattre et à enrichir ». Le premier commentaire est de M. Heghoug, responsable des ressources humaines, numéro deux de la zone. Le second commentaire, plus circonspect, celui de M. Ziada, chef de région, grand patron de Sonatrach-Messaoud. Et si le premier concède que les peurs sourdes, quoique muettes, qu’a engendrées ce projet de loi, « sont d’abord dues aux résistances naturelles face au changement, à l’inconnu », le second préfère s’en tenir au strict présent, aux défis technologiques et de réduction des coûts que se doit de relever Sonatrach. Lapsus involontaire ou délibéré, tous deux continuent à qualifier de « partenaires » les compagnies pétrolières étrangères à qui ce projet de loi ouvre la possibilité de venir concurrencer Sonatrach sur l’exploitation du sous-sol algérien, dans des conditions qui sont loin de privilégier notre compagnie nationale.
L’effervescence de cette année-là est plus intense encore que celles des célébrations qui l’ont précédées. Ce n’est probablement pas seulement parce que l’Algérie a bouclé le chiffre rond et ronflant de trente ans de souveraineté économique. C’est aussi peut-être parce qu’il se chuchote partout, que cet anniversaire-là sera rehaussé de la présence d’un invité très spécial : le président Abdelaziz Bouteflika.

Nationalisations : retour vers le point zéro

Dans ce qui était déjà du temps de CFPA (compagnie française des pétroles d’Algérie) le bureau du responsable du laboratoire, ils sont assis face à face.
Ils sont une denrée rare ici. Pourtant ils ne sont pas si âgés, ils ont à peine 54 ans et 55 ans. Mais eux sont arrivés à Hassi Messaoud en 1969-70, embauchés par les sociétés françaises dans le cadre de « l’algérianisation du recrutement » exigée par l’Algérie au lendemain des accords d’Evian. Leurs souvenirs de la nationalisation de 1971 ne sont teintés d’aucune grandiloquence, et il n’y a pas trace de rancune non plus dans le récit qu’ils font de leurs débuts aux côtés des pétroliers français, juste de la nostalgie. De la nostalgie ? « Oui, c’est notre jeunesse que vous réveillez là…  » Ils ont passé une multitude de tests, puis ont commencé à bosser dur, « c’était pas de la tarte », opérateurs polyvalents, de jeunes techniciens qui intervenaient sur les champs. Au début, ils ont eu peur, « quand on m’a mis entre les mains la combinaison, le casque et les gants, j’avais envie de me sauver, moi j’étais habitué au costume-cravate de mise à l’époque pour les instructeurs », dit en riant M. Djouad originaire de Touggourt. Son complice, M. Mezreg, originaire de Jijel, était lui aussi enseignant, et s’est retrouvé dans la base qui s’appelait alors « Maison Verte » aujourd’hui « 24 février ». « J’étais très inquiet, mais en même temps c’était une nouvelle aventure, et puis on nous a très bien accueillis et c’était beau, il y avait des fleurs partout, partout, il faut le dire ». Aujourd’hui il y a moins de fleurs mais beaucoup de verdure encore, des arbres de toutes sortes, des palmiers, continuellement arrosés, rafraîchissent les allées de ce qui ressemble à une île en plein désert, la base de Irara. La discrimination à l’intérieur des bases françaises pétrolières françaises ne s’exerçaient pas à l’encontre de MM. Djouad et Mezreg et de tous les techniciens et cadres algériens. « C’étaient le personnel d’intendance et d’hôtellerie qui était tenu éloigné, ils ne mangeaient pas la même nourriture que nous, il y avait deux restaurants, deux salles de cinémas, deux piscines, pour eux et pour nous. » La nationalisation, ils n’en ont entendu parler qu’avec le discours de Houari Boumediene, le soir du 23 février 1971. Ils avaient 24 et 25 ans, ne s’intéressaient pas forcément « à la politique », une nouvelle vie commençait pour eux, un bon salaire et l’aventure.
Le matin du 24 février 1971, « les cadres français étaient inhabituellement agités, ils allaient et venaient, les téléphones n’arrêtaient pas de sonner, ils parlaient entre eux, ne prêtaient pas attention aux employés algériens… « , racontent-ils. Eux ont continué à travailler sans vraiment se rendre compte de la nature de l’irruption de ce jour-là. Ce n’est que deux mois plus tard qu’ils ont compris l’ampleur de l’événement : « Le 1er Mai 1971, je passais devant le poste de garde et derrière moi arrivait le chef de district. Je suis entré normalement et j’ai entendu l’agent de sécurité dire au chef de district : non monsieur vous ne passez pas… « . C’est là que M. Mezreg a réalisé. Il s’est retourné, stupéfait, « cet agent de sécurité, M. Dendougui, était minuscule, tout petit comme ça, mais il avait la voix ferme et il disait au patron des tous les Français qui tentaient de négocier pour entrer récupérer au moins des documents : vous ne passez pas ». Cela s’est passé sans brutalité, se souviennent-ils, « entre gens civilisés, pas de police, pas d’armée… « .
Puis ils se sont « retrouvés seuls entre Algériens, l’angoisse au ventre. Les instructions sont tombées : il faut continuer à faire fonctionner la machine, normalement. On s’est remis au boulot, on travaillait dix fois plus qu’avant, mais on était happés par une sorte d’extase, à Alger on attendait beaucoup de nous, c’était un challenge…  »
M. Krouma, les traits fatigués, 55 ans, a commencé, lui, en 1967 avec CFPA, et pose aujourd’hui un regard moins nu sur ces moments-là, un regard habillé de triste ironie. La nationalisation pour lui, « ce coup de redjla », l’a fait passer de son poste d’opérateur à celui de contremaître, « comme il y avait très peu de cadres algériens, il a fallu demander à tout le monde de prendre des responsabilités. On a passé une période critique, il y avait les rumeurs d’embargo international sur notre pétrole, devenu rouge, nos équipes étaient réduites de moitié,
les renforts ne sont arrivés que deux mois plus tard » et en attendant c’est aux renforts de journalistes que les pétroliers algériens devaient faire face. Quand il s’en souvient, il se tient encore la tête d’épuisement, « les journalistes arrivaient en grand nombre et écrivaient n’importe quoi, ils disaient par exemple : malgré le départ des Français, les torches brûlent de leurs plus belles flammes. C’est un peu ridicule parce qu’en principe moins il y a de feu, mieux c’est, les pétroliers savent qu’il n’est pas bon de brûler le gaz… On était obligés de trafiquer pour montrer que tout va bien, que toutes les unités tournaient. Je me souviens qu’on ne démarrait la pomperie que lorsque le poste de garde nous avisait d’un nouveau débarquement de journalistes ». Sonatrach fête aujourd’hui le trentième anniversaire de la nationalisation aux portes d’un projet de loi qui lui reprendra la gestion de la propriété des gisements et qui la lâche sur son propre territoire face à la concurrence des multinationales. M. Krouma hausse les épaules, « moi rien ne me fait plus peur, j’ai tout vu venir et j’ai terminé mon rouleau ». MM. Djouad et Mezreg sont moins secs. Ils ont assisté à « l’effilochage progressif, la bureaucratie, la machine devenant de plus en plus lourde, tout ce qui débouche aujourd’hui sur ce… cirque ». Leurs voix perdent le cristal des souvenirs de jeunesse, ils parlent avec des mots simples qui font des détours, le bureau où ils se trouvent, les armoires à tiroirs métalliques, la chaise sur laquelle est assis l’un d’entre eux sont des témoins, comme eux, du passage à la nationalisation. Sur une vieillerie d’autocollant qui résiste comme une relique burlesque : la photo du président Houari Boumediene, est entourée d’un slogan qui sonne comme un ricanement, « dors tranquille ô Boumediene, nous sommes là pour continuer la révolution ».
« Rabina el kebda » dit M. Mezreg, « je ne vois pas aujourd’hui la nécessité de ce qu’ils nous préparent ». M. Djouad qui jusqu’alors trépignaient des pieds à l’évocation des souvenirs, s’assombrit, sa voix se casse à l’évocation de l’anniversaire d’aujourd’hui : « j’ai mal au cœur, ce projet de loi me fait mal au cœur, pourquoi est-ce qu’ils célèbrent le 24 février, à quoi ça sert exactement ? », ses yeux se ferment. Ce projet de loi, ils en ont lu les extraits et contenu, « comme vous, à travers la presse », personne n’a jugé utile d’en informer les premiers concernés, « on regarde ça comme de simples citoyens, on en a tellement vus, nous sommes saturés ». Lorsque le ministre de l’Energie, M. Khellil est venu débattre sous les projecteurs des médias du texte de loi avec les cadres de Hassi Messaoud, il y a moins d’un mois, « on ne nous a pas invités », disent ces ancêtres malgré eux, « ils n’ont appelé au débat que les cadres qui ont moins de 5 ans de boîte, ils veulent faire passer un message mais ce que nous constatons est que ce message ne passe pas, ni chez les jeunes, ni chez les vieux ». « Les deux moments les plus importants de ma vie ont été l’indépendance et les nationalisations, ça m’a fait le même effet, la fierté d’appartenir à un peuple, un peuple qui a décidé de se prendre en charge » dit M. Mezreg qui se tait et conclut la réflexion silencieuse qui agite ses yeux par une question : « Où est la faille ? Des années sont passées qui ont usé la vigilance ». Aux portes de la retraite, ils auraient aimé partir en laissant « une entreprise, un pays mieux loti que ça, Sonatrach était le dernier maillon de la chaîne… c’est vraiment dommage qu’aujourd’hui on reparte de zéro ».

Hassi Messaoud, l’abcès sur le gâteau

Au début, il y avait le puits de chamelier du célèbre malgré lui Messouad Rouabeh et la petite église construite par l’évêque de Laghouat en 1959, au fronton de laquelle une prière pour les pétroliers : « Notre Dame des sables vous invite à remercier le Seigneur de ses dons enfouis sous les sables et à implorer, en un « ave » la protection des âmes et des corps des travailleurs du pétrole ». Ensuite une sorte de tunnel métallique suspendu qui hébergeait, du temps de la France, les bureaux de l’ancienne mairie et commissariat. Aujourd’hui, quarante ans plus tard, Hassi Messaoud est une ville qui s’est parée de tous les attributs de la laideur charriés surtout par la mode des dernières années de la guerre. La volonté de faire un lieu touristique du puits qui a donné son nom à ces lieux, a érigé une clôture en béton, a piqué son pourtour d’arbres nains frappés de sécheresse et planté là une pancarte ridicule, peinte à la main qui décrète : « Al B’ir a tarikhi », le « puits historique ». En forme de trois-quarts de coupole, l’intérieur des parois du puits sont plâtrées de henna. Par ceux qui viennent non pas pour la visite culturelle mais pour la ziara. Hassi Messaoud, création du pétrole, a fini par s’attribuer son « wali », le saint-patron des chercheurs de fortune. Avant les années 1980, ces lieux n’étaient hantés que par les employés de Sonatrach, une zone industrielle, pas de commune, seulement quelques infrastructures de santé et de scolarité, pour les besoins du personnel. Et puis, soudain, se souvient l’un de ceux qui ont fait partie du premier conseil municipal de la ville, « le gouvernement a décidé d’injecter d’un coup plus de 4000 logements ». A leur installation donc en 1985, les élus FLN de la première commune, ont hérité d’une ville fantôme, « on n’avait rien compris quand on a vu arriver les constructeurs, et une fois achevés les bâtiments, ils étaient vides ». Le premier ministre de l’époque avait, tous les employés de Sonatrach s’en souviennent, décidé de casser le mental « de coopérant » du personnel Sonatrach. « C’est vrai qu’on se sentait absolument aucune attache avec Hassi Messaoud, on venait pour le travail et on partait après, mais nous traiter de coopérants, c’est un peu fort ». Après la mort de Boumediene, la volonté politique a été fermement appliquée, à l’encontre de toute rationalité et surtout des règles les plus élémentaires de sécurité industrielle, celle de créer les conditions de l’enracinement. C’était aussi le temps, dit-on aujourd’hui en riant, « de la valorisation des terres sahariennes, le gouvernement avait décidé de donner les terres à ceux qui les mettraient en valeur, résultat : un débarquement exubérant d’apprentis agriculteurs. Ils se sont mis à clôturer des hectares et des hectares de terres, ils ne sont pas allés gratter le sable, là où c’est aride, mais ont préféré s’installer sur le champ pétrolier ». Parce que le champ de Hassi Messaoud se confond avec le lit d’un oued, Igharghar, la terre y est plus fertile et « les cultivateurs irriguaient leurs cultures directement du maillage souterrain des réseaux d’incendie de Sonatrach, ils piquetaient dans les tuyaux de l’entreprise qui les regardait faire, impuissante » tandis que la mairie construisait des bassins de décantation pour aider à faire pousser les tomates et les fleurs dont tout Alger s’enorgueillissait de révéler qu’elles ont poussé à Hasssi Messaoud. Puis Sonatrach a fini par imposer que soit éloigné tout ce désordre et on n’a plus jamais entendu parler des maraîchages sahariens ici.
Le véritable rush vers Hassi Messaoud a, en réalité, commencé beaucoup plus tard, avec le terrorisme, après 1992. Fuyant la violence, à la recherche d’un travail partout ailleurs introuvable, les Algériens ont commencé à déferler sur cette ville par milliers. En 1994, de peur que soient sabotées les installations pétrolières, la zone est décrétée d’exclusion, n’y pénètrent que les porteurs de laissez-passer délivrés par les services de sécurité. Paradoxalement, c’est pendant la période où le laissez-passer a été instauré que la population a véritablement doublé de volume, puis triplé : « En 1995, je me souviens que le corps électoral était de 25 000 personnes », dit l’ancien élu. « Aujourd’hui Hassi Messaoud compte 70 à 80 000 personnes avec les travailleurs célibataires » affirme le secrétaire général de l’APC. Ce n’est qu’en 1995 que l’idée d’élaborer un plan global d’urbanisme qui mette de l’ordre et de la rationalité dans la construction frénétique de la ville s’est faite jour. Pour être immédiatement découragée face à l’ampleur de la « pagaille ».
Hassi Messaoud a grossi comme un abcès, mûri dans le huis clos de la zone d’exclusion, nourrie des abus de pouvoir concentrés aux mains de ceux chargés de sécuriser « l’Algérie utile », devenu le haut-lieu des passe-droits les plus excentriques de « la sécurité militaire qui faisait régner sa loi ici, tout était dirigé, décidé par ces gens-là, ils se baladaient ici en maîtres, les uniformes décidaient de tout, leur but s’en mettre plein les poches et en mettre à leurs supérieurs, les administratifs n’avaient qu’un choix : exécuter ou se faire ratatiner. Le résultat est là », dit encore un… « administratif ». Le résultat est une ville pétrie d’incohérence, bourrée d’énormes ronds-points hideux qui ne servent pas à grand-chose si ce n’est à remplir les poches de leurs commanditaires, une ville qui part dans tous les sens, sans véritable centre de gravité, qui parfois débouche sans crier gare dans le désert, une ville où les HLM s’étendent aux côtés des stations de compression, où des pipes ont été « un peu détournés » de leur tracé intial pour laisser la place à l’érection d’un lycée, où le Club des Pins local, « les Vingt et Une villas » posé sur une plate-forme naturellement élevée, entourée d’un genre de tranchée artificiellement creusée, offre une vue en plongée directe sur le plus célèbre bidonville d’Algérie, El Haïcha, littéralement la bête. Une ville où les plus grosses fortunes sont bâties sur le marché d’un bétail humain. Une ville qui danse au sens propre et au figuré sur un volcan. Pour le propre, il suffit de regarder la carte de la zone : Hassi Messouad, la ville, est plantée eu beau milieu des champs pétroliers. Elle a poussé sans même que les règles strictes de sécurité aient eu le temps de se faire respecter. Pour le figuré, il suffit d’ouvrir les yeux sur les cohortes de misérables venus chercher du travail. Pour eux, il y a longtemps que la nationalisation ne veut plus rien dire.

Le bétail humain

Soudain, la lumière du soleil ne passe plus, ils sont des cercles de dizaines à vous entourer, que personne n’a vu arriver. Des petits yeux noirs comme des olives sèches, Ali se met à raconter en criant, sans que personne ici ne le lui demande, la visite de Houari Boumediene. « On était tout petits, on comprenait rien, on nous a fait sortir à la rue, on a habillé les petites filles aux pieds nus de foulards verts, on nous a mis des drapeaux entre les mains et on nous a dit « Erraïs jay » (le président arrive) et il est venu et on l’a vu et on a agité nos foulards et nos drapeaux et on a crié tahya Boumediene, thaya El Jazaïr ». Ali est comme transbordé vers le passé, il tourne, agite les bras et hurle véritablement au milieu du silence des autres comme hypnotisés « tahya el Houari, tahya el Houari ». Sa voix enrouée scande les vivas comme si elle crachait des insultes. Ce n’est plus le drapeau qu’il agite mais une pièce à conviction, son premier certificat de scolarité à l’école de Hassi Messaoud en 1971. Il avait six ans, venu avec son père qui « faisait du transport privé ». Aujourd’hui il a 36 ans et des enfants qui n’ont jamais connu de toit en dur. Il a fait tous les métiers, sondeur, mécanicien, clariste, chez les privés. En 1994, recruté par le biais d’une société de sous-traitance de main-d’œuvre chez Anadarco, il est victime d’un accident de travail, « mes deux collègues y ont laissé la vie », lui s’est retrouvé dehors. Pour trouver du boulot ici, il faut d’abord le laissez-passer. « Tout le monde l’achète, 2500 dinars, ensuite pour le renouveler, c’est 500 dinars le prix du cachet », s’engouffrent le reste des ensevelis de Hassi Messaoud dans la discussion du disjoncté Ali. Eux sont de nouveaux débarqués, Khenchela, Djelfa, Tizi, Medea, Touggourt, de tous les coins d’Algérie, ils sont venus travailler dans l’eldorado d’un pays partout ailleurs sinistré. Le laissez-passer est le premier d’une longue série d’obstacles. « Quand tu n’as plus d’argent pour payer le policier qui te renouvelle le passeport de Hassi Messaoud, tu peux te faire embarquer par une patrouille qui vérifie les pièces des citoyens. Ils te mettent dans leur véhicule et roulent jusqu’au barrage de Haoud el Hamra, à 15 km d’ici, à 80km de Ouargla et ils te jettent là », expliquent-ils patiemment. Quand l’épreuve du laissez-passer est surmontée, reste le plus dur : « graisser la patte au sous-traitant qui te fera embaucher dans une société et qui prendra les deux-tiers du salaire qui t’était destiné ». S’il n’y a que trois cybercafés pour une ville de 80 000 habitants, il y a là une densité de sociétés de sous-traitance de services et main-d’œuvre hallucinante. Par exemple, personne n’éprouve de choc émotionnel en découvrant à l’entrée de l’union syndicale locale deux pancartes, pour une même entrée : la première annonce « Union générale des travailleurs algériens », la seconde « EMS-el Feth- SPA », société de sous-traitance de transport.
La liste des noms de sociétés citées tend vers l’infini dans la bouche de leurs victimes. Les sous-traitants « sont payés trente ou quarante mille dinars pour chaque travailleur, il nous donne des miettes et ni nous nourrissent, ni nous logent, ni paient des assurances pour nous ». Le travail dans les installations pétrolières n’est pas de tout repos et les accidents de travail ne sont pas que des probabilités ici. Ces hommes, « esclaves des salauds qui nous vendent et qui nous achètent », retroussent les manches déguenillées de leurs pulls érodés, les ourlets de leurs pantalons déchirés, pour montrer le palmarès des cicatrices profondes, et longues, et fraîches. « Les étrangers mademoiselle, si tu savais comment ils nous traitent les étrangers quand on la chance de travailler chez eux, mademoiselle, si tu savais… « , s’écrie une voix jeune. Mais une autre voix déclare la fin de l’entretien « non prévu dans le reportage du 24 février que vous êtes sensée faire mademoiselle ». C’est la voix de mon accompagnateur, aimable et serviable, jusqu’alors, mais qui ne veut plus continuer la balade en ville. Habituellement c’est le « cycle normal » qui est servi aux journalistes, hôtes de Sonatrach : tournées des installations, du complexe industriel, où des quantités de données techniques vous sont balancées d’un air évident, que vous faites semblant d’ingurgiter d’un air intelligent, visites entrecoupées de repas pour carnivores, hyper copieux, et de longues siestes dans des chambres sombres mais propres où vous rêvez de champs de tuyaux, de torchères et de crépuscules sahariens.
Pourtant le 24 février n’est pas que la célébration oiseuse des champs de tuyaux, il est vrai impressionnants. Le 24 février c’est d’abord le souvenir d’un acte fondateur de la mémoire collective algérienne, une date pas comme toutes les autres qui ornent les entrées de chaque base ici. Plus que toutes les autres aujourd’hui, le 24 février est le souvenir d’une époque ensevelie par toutes les brutalités politiques et économiques que l’Algérie ne cesse d’encaisser. L’époque où les Algériens vivaient dans un vrai pays.

Retour vers le passé. Début février 1971, Boumediene dit à son homme de confiance, son ministre des Affaires étrangères, chargé de mener les négociations avec les Français: « Je veux 51% des actions dans les sociétés pétrolières. Nous voulons être les maîtres de l’industrie pétrolière chez nous. Le gaz, on le prend entièrement, le transport, on le prend entièrement, le pétrole c’est 51% et plus de sociétés concessionnaires chez nous. » Les Français rompent les négociations. « (…)Voyant Boumediene se préparer à signer les textes de nationalisation, Bouteflika a réagi violemment en disant : « Vous allez créer avec la France une crise inutile. Moi je suis en mesure de vous rapporter 60% de la production pétrolière. Les Français sont prêts à donner des crédits importants, etc, mais pas de nationalisation ! ». Boumediene lui répond : moi je ne renonce pas. Ces 51% ou bien ils nous les cèdent ou bien je les prends.(…) Moi aussi, sur le plan financier, je suis prêt à faire des sacrifices. Mais je veux reprendre en main le contrôle des richesses du pays. Je veux un système d’exploitation où l’Algérie, dorénavant, doit être le maître du jeu et ne plus admettre le système des concessions. » Ces extraits sont encore de Belaïd Abdesselam, tirés d’un livre qui s’intitule le hasard et l’histoire.

 

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