Djamil Benrabah, président de l’association ONVTAD, à Libre Algérie
Djamil Benrabah, président de l’association ONVTAD, à Libre Algérie
«Le mouvement de défense des victimes du terrorisme a été manipulé»
Lakhdar Benyounès, Libre Algérie, 14 Février au 27 Février 2000
Le mouvement associatif de défense des victimes du terrorisme connaît depuis quelques semaines une ébullition particulière. Cette dernière est due à une fin de cycle : les associations, dépourvues du soutien des pouvoirs publics, sont en train de découvrir qu’elles ont été utilisées comme un faire-valoir par le pouvoir dont le seul intérêt demeure le contrôle et la surveillance de l’action associative.
Aujourd’hui, ces associations sont à la recherche d’un second souffle qui reste pourtant peu évident en raison de l’héritage accumulé aux côtés du pouvoir et de ses centres de décision. En raison aussi des luttes intestines qui, par effet de saturation, ont fini par sortir au grand jour et rendre plus clair le processus d’atomisation qu’ont provoqué les batailles de leadership entres les représentants de ce mouvement. Mais aussi les jeux d’influences et de manipulations politiques qui ont traversé les élites et la base de ce mouvement.
En témoignent l’arrivée de Abdelaziz Bouteflika au pouvoir, la promulgation ensuite de la loi sur la concorde civile qui a fini par exacerber toutes les tensions internes privées. C’est ce processus qui donne du mouvement l’impression qu’il connaît un véritable tournant. Celui-ci est ressenti à travers l’apparition chez quelques-unes de ces associations d’un discours mettant carrément en cause le pouvoir de l’avoir instrumenté et manipulé à ses propres fins. Il est ressenti à travers la volonté de certaines associations, comme l’ONVTAD que préside Djamil Benrabah (voir entretien), d’être autonomes par rapport aux courants politiques qui les ont accompagnées dans leur lutte depuis 1994 avant de les lâcher en cours de route.
Libre Algérie : Le mouvement associatif de défense des victimes du terrorisme se distingue en ce moment par une très forte atomisation ; comment en est-il arrivé là ?
M . Djamil Benrabah : Ecoutez, avant de répondre, j’aimerais d’abord donner un aperçu sur les conditions qui ont accompagné la naissance de ce mouvement associatif. La première association, l’ANFVT a été créée en 1994. A l’initiative, ne l’oublions pas, des pouvoirs publics et plus précisément du ministère de la Solidarité qui, disons-le, a été son grand inspirateur. L’objectif, maintenant évident, était de capter et de contrôler tous les enjeux politiques qu’impliquent le statut et le type d’actions de l’association. En elle-même, l’association a été très vite dépassée par les événements tragiques que nous avons commencé à vivre de manière massive à partir de cette date. Cette situation a rendu la récupération du mouvement par les associations encore plus grande. Cela, dans la mesure où elle n’avait pas les moyens de gérer seule la catastrophe qui allait en grandissant.
En même temps, la méfiance du pouvoir à l’égard de l’association s’est encore accentuée. Car, en dépit du discours dominant, les pouvoirs publics avaient déjà commencé à négocier en secret avec les commanditaires du crime. La peur de voir ces associations réagir l’a en outre encouragé à poursuivre une gestion ambiguë en apparence, mais significativement claire en ce qui concerne le contenu.
Mais il faut dire que ce type d’association n’était pas réfractaire non plus à la logique du pouvoir, non ?
J’y arrive. En 1996, j’ai moi-même organisé une première assemblée générale à l’hôtel Aurassi. Cette assemblée a regroupé tous les représentants des différentes wilayas du pays. Il était question d’orienter notre action en fonction des nouvelles données qui nous sont apparues sur le terrain, notamment en ce qui concerne les rapports ambigus qu’avaient le pouvoir vis-à-vis de notre action. Mais le programme que j’avais personnellement proposé au niveau matériel et moral a été complètement remis en cause. L’association a subi des manouvres d’infiltration et de déstabilisation contre lesquelles elle n’a pas pu lutter de manière significative. L’astuce a été simple : on a introduit des gens qui n’avaient aucune compétence dans la gestion de l’association ni ne savaient ce qu’est une association de lutte pour les victimes du terrorisme. Dès lors, il était clair que les pouvoirs publics n’entendaient pas voir ces associations leur échapper.
Comment ?
– L’enjeu était d’éviter que ces associations deviennent réellement un contrepoids politique. Vous savez, nous ne défendons pas des victimes d’accidents de la route. Mais des personnes qui ont été massacrées au nom d’un projet de société. Cela à un moment où le pouvoir, tout le monde le savait, était en train de négocier avec les commanditaires de ces tueries.
Cela explique-t-il la tendance des représentants de ce mouvement associatif à créer chacun son association ?
C’était inévitable. C’est pour ces raisons que j’ai démissionné de l’ANVT pour créer une autre association : Djazaïrouna. Que l’on soit pour ou contre moi, notre objectif était de poursuivre nos actions conformément aux principes que nous dictait la réalité : les massacres d’innocents ne nous permettaient pas de tergiverser ni de sombrer dans des deals politiciens dont le seul profit revenait au pouvoir et à ses alliés du jour. Voyez ce qui s’est passé par la suite, après la concorde civile. En bref, le mot d’ordre de Djazaïrouna, aux connotations patriotiques, était la résistance ainsi que la prise de conscience des enjeux que nous représentons. Ce n’est pas un hasard si notre association a été ensuite dissoute par arrêté du wali de Blida et en violation caractérisée de la loi.
L’arrivée de Bouteflika au pouvoir a été ensuite le coup de grâce…
Oui, le processus de la concorde civile, qui n’était pas très apparent pour nous au début, a provoqué un éclatement au sein des associations faisant partie de notre mouvement. Cet éclatement est très clair quand on regarde aujourd’hui le Comité national contre l’oubli et la trahison (CNOT) : les associations, les partis politiques, les associations de défense des victimes du terrorisme, les représentants de la société civile, les partis qui étaient avec nous, l’ANR, le RCD, tout ce monde a déserté le mouvement. Il a rejoint le camp de Bouteflika qui, déjà, ne proposait ni plus ni moins que l’enterrement du dossier et de notre cause. Cette atomisation a laissé en suspens tous les projets pour lesquels nous avions décidé de lutter en commun : militer pour l’abrogation du décret assimilant les familles des victimes du terrorisme à celles des terroristes. Militer également pour que les victimes du terrorisme soient reconnues en tant que martyrs de la nation et de la République. Militer, enfin, pour la préservation des droits des victimes et des ayants droit et pour imposer à la guerre le caractère de crime contre l’humanité.
Que s’est-il passé par la suite ?
Très peu de gens ont mis en doute la démarche du président, tout le monde s’y est engouffré. Le résultat a été que le CNOT a été vidé de sa substance. A l’intérieur, il ne restait plus que le MDS et quelques-unes de ses associations satellites. C’était lourd à gérer, mais nous avons décidé de continuer sur notre position loin du CNOT : la réhabilitation coûte que coûte de la mémoire des victimes et la préservation de leur dignité ainsi que celle de leurs ayants droit. Après la promulgation de la loi, nous avons réitéré notre position en disant que l’amnistie générale allait porter gravement atteinte à notre action, à la mémoire des victimes et à leur dignité. Et que nous allions être traités comme des adversaires alors que nous étions considérés comme des partenaires dans la lutte politique contre le terrorisme. Rappelez-vous : Bouteflika nous a traités d’ennemis de l’Algérie.
Le processus ne s’est pas arrêté à ce stade…
Oui, peu avant le 13 janvier, il y a eu déjà des manouvres de déstabilisation. L’association que nous avons créée a été noyautée. De manière totalement illégale, le ministère de l’Intérieur a réuni quelques personnes de l’association pour m’y écarter. Ensuite, on a mis à sa tête une personne analphabète, Rabha Tounsi. Cette dernière, qui n’avait aucune compétence pour gérer les intérêts de l’association, s’est trouvée propulsée présidente au cours d’une parodie de congrès qui a duré exactement 3 minutes, je dis bien 3 minutes. Seule la télé, comme par miracle, a couvert la mascarade. Les gens qui étaient à l’intérieur, hormis trois ou quatre adhérents dont un membre fondateur, n’avaient rien à voir avec l’association. J’étais surpris d’apprendre que j’étais démissionnaire alors qu’un président d’association doit, dans ce cas, présenter son rapport moral et matériel. La preuve, Mme Rabha Tounsi n’a pas encore publié la liste du nouveau bureau. Pourtant, l’accréditation de ce dernier a été délivrée en quatre jours. D’autres associations attendent six mois et plus pour avoir le même document. Vous comprenez la manipulation ?
Suggérez-vous qu’il y a une gestion par le haut de ces associations ?
Ah oui, c’est très clair. Cette mainmise ne s’est jamais fait démentir. De plus, ce n’est un secret pour personne, à la limite, ça se comprend, que le ministère de l’Intérieur et d’autres services gèrent et font très attention au dossier des victimes du terrorisme ainsi qu’à la réaction de leurs militants. Cela dit, la faiblesse politique de l’encadrement, de la base surtout, préoccupée par la tragédie qui lui est tombée sur la tête, a davantage encouragé cette gestion par le haut et cette manipulation. Elles représentent un enjeu politique important.
Par rapport à votre initiative, il y a certaines voix qui vous vous reprochent, secrètement, de vouloir recourir à des associations d’aide étrangère ou à défendre votre cause auprès d’institutions internationales…
Non, nous ne disons pas cela, nous disons aujourd’hui tout simplement qu’il faut la vérité. Bon d’accord, vous avez décidé unilatéralement de prononcer une amnistie, laver les criminels de tout crime, nous demandons la vérité. Une justice ici, pas ailleurs. Nous n’avons jamais fait allusion à un tribunal pénal international. Nous exigeons des pouvoirs pour qu’il nous dise la vérité. Nous refusons tout recours à l’étranger avant que la vérité sorte d’ici. Nous allons nous sacrifier pour dire la vérité sur le contenu exact des accords.
Vous ne rêvez pas un peu, M. Benrabah ?
Non, je ne rêve pas ! Nous obtiendrons la vérité. Je vais vous dire une chose : il n’y aura pas de paix ni de réconciliation sans la vérité. Pour l’instant, nous ne sommes pas encore au stade de la réconciliation. Nous sommes doublement victimes. Nous avons payé très cher, nous continuons à le faire sachant que nous avons été trahis par les partis, les pouvoirs publics, la justice ; enfin par tout le monde.
Par vos pairs aussi, non ?
Heureusement que maintenant les pairs se rendent compte de leur trahison. Notre comité regroupe tout le monde. Je ne parle pas des dirigeants. Je parle des familles. Elles ont pris conscience que ceux qui étaient censés les représenter et défendre leurs intérêts les ont trahies. C’est clair. J’en arrive à notre projet de créer un comité de coordination pour la vérité et la justice. Nous allons demander la vérité et le pouvoir a peur de la vérité. Nous allons avoir la signature de toutes les victimes. Nous ne demandons pas une enquête internationale mais la vérité ici. Nous savons que le pouvoir détient toutes les informations que nous voulons et qu’il ne veut pas donner. Nous savons qui est derrière les massacres de Bentalha. Nous savons ce qui s’est passé pour le massacre de Raïs
Que voulez-vous dire par là ?
Comment ? Nous savons qui a tué dans ces zones-là. Nous savons qui a tué. L’armée est composée dans les zones martyrs à 90% de conscrits : de la chair à canon ! Le coupable, c’est le laxisme de l’Etat..
Vous demandez une enquête nationale alors ?
C’est ce que nous demandons !
Quel point de vue avez-vous à propos de la revendication des familles de disparus ?
Nous avons dit que la revendication des familles de disparus est légitime à condition qu’elle ne soit pas livrée à des manipulations politiques. De même que nous nous battons pour nous mettre à l’abri de ces manipulations. Notre principe est que toute famille algérienne a le droit de connaître la vérité sur son malheur. Les familles qui estiment que leurs parents ont été enlevés injustement par une partie ou une autre ont le droit de connaître la vérité. Sur ce point, je les rejoins. Est-ce que ces disparus ont rejoint le maquis, est-ce qu’ils ont été enlevés et torturés ? Auquel cas la vérité s’impose et l’Etat devra prendre ses responsabilités. Car, dans toute guerre, et c’est une guerre dont il s’agit chez nous, il y a des bavures. Moi, je défie le ministère de l’Intérieur de nous communiquer maintenant le résultat des enquêtes relatives au dossier des disparus. Qu’il le fasse ! Que sont devenues les commissions installées au niveau des wilayas. Qu’il leur dise la vérité. Ce sont des Algériens, non ? Ce sont nos mères. La mère qui fait le pied de grue devant l’observatoire aurait pu être la mienne. J’aurais pu être enlevé par les services de sécurité. Il ne faut pas être hypocrite.
Ne pensez-vous pas que la récupération politique, comme vous le dites, du dossier des victimes n’est pas le résultat d’une carence dans leur prise en charge ? Que pensez-vous du rôle de l’ONDH ?
L’observatoire ne peut absolument rien faire sans l’accord des pouvoirs publics. Je suis allé voir le président lorsque des enfants de victimes du terrorisme ont été empêchés de se rendre à l’étranger pour des vacances. Il n’a pris aucune position bien que c’était illégal. Il avait reçu l’ordre de ne pas prendre position. Une année après, quand le décret a été abrogé, il a dit oui, oui, on n’a pas le droit d’empêcher des enfants d’aller en vacances à l’étranger. On ne peut pas être naïf et crédule à ce point.
Croyez-vous en la pérennité de votre mouvement ?
Il y a eu une décantation, j’ai des contacts avec des représentants des victimes. J’ai eu des entretiens avec Mme Flici. Il y a un accord sur l’objectif à suivre. Ce n’est pas contradictoire ce que je dis. Les associations, ce sont les militants. L’enjeu est de les rassembler. Nous avons une indemnité de subsistance, le décret risque d’être abrogé à tout moment. Des personnes risquent de perdre les salaires de leurs proches assassinés.
Elle reste en poste, non ?
Oui, elle reste en poste. Mais l’association n’appartient pas à une seule personne.
Il semble, selon le tableau que vous venez de brosser, que la seule alternative possible est de compter sur vos propres ressources. Dans ce cas, quelle stratégie comptez-vous suivre pour obtenir gain de cause ?
Notre préoccupation première est d’expliquer à tous ceux qui ont été touchés de leur situation que les victimes sont traumatisées. Cinq ans après, je pleure. Des mères ont tout perdu : famille, biens. Ensuite, en termes d’actions, la sensibilisation. Nous occuperons la rue, c’est notre seule arme. Nous allons nous adresser aux autorités et aux décideurs. Le président du Sénat nous a promis de porter notre message. L’enjeu, enfin, est de communiquer avec les citoyens pour dépasser l’ostracisme des médias publics dont la télé. Il y a une décantation dans le mouvement associatif des victimes du terrorisme. Il y a des enfants traumatisés, des femmes violées, des blessés, des handicapés à vie, il faut que leurs droits soient respectés. Nous voulons un statut et une reconnaissance comme cela a été le cas pour les moudjahidine et les enfants de chouhada.
Qu’en est-il du CNOT ?
Nous avons décidé de ne plus nous associer à des partis politiques quel que soit leur coloration. Moi, je respecte le MDS parce qu’il n’y a dans le CNOT que le MDS et les associations satellites, mais je ne me soumettrai jamais à un appel de parti politique. S’il le veut, il peut répondre à mon appel et il sera le bienvenu. Je ne veux pas voir de coloration politique. Les aspects politiques de notre dossier, c’est nous qui les prenons en charge. Personnellement.