Maol, un bug dans l’armée algérienne

Maol, un bug dans l’armée algérienne

Ces officiers dissidents mettent en ligne les dossiers noirs des « décideurs »

José Garçon, Libération, 17 mai 2001

Partout, on cherche à les interviewer. Et eux ne demandent que cela. Dissimulés derrière un site Internet, on ne sait précisément où ils vivent, en principe Madrid et Londres. Récemment, une télévision arabe de grande audience a failli les faire tomber dans un traquenard qui les aurait probablement ramenés à Alger. L’épisode n’a pas seulement l’intérêt de les crédibiliser. Il résume leur clandestinité, la guerre d’information qu’ils mènent contre les « décideurs », cette poignée de généraux qui assume le pouvoir réel en Algérie, et la menace qu’ils représentent désormais. Car de dossiers explosifs en révélations brûlantes impliquant le haut commandement de l’armée dans les massacres, ils ont fait du Web une arme redoutable. « Au-delà du faible coût, on aimait l’idée d’être les premiers cybercommandos, les premiers militaires d’un pays à s’emparer de la modernité », s’amuse le colonel B. Ali, qui se présente comme « chargé de la gestion sécuritaire » au secrétariat général du ministère de la Défense jusqu’à sa désertion à l’été 1998. Formé en Tchécoslovaquie et en URSS, il est le « porte-parole » du Maol (Mouvement algérien des officiers libres) dont le site – anp.org – s’est approprié les initiales de l’Armée nationale populaire, l’armée algérienne.
Algérie mafieuse. Depuis son premier communiqué, en mars 1999, la diffusion des « dossiers noirs » du régime – mêlant vrais scoops et approximations – fait un malheur « au pays » où ils circulent partout en photocopies : assassinats du président Boudiaf, du chanteur Lounès Matoub; enlèvement des agents consulaires français; infiltration-manipulation des GIA; « vrais » résultats de la présidentielle de 1999; comptes bancaires des chefs de l’armée… Sans parler des « coups »: la diffusion des photos – du jamais vu! – du général Médiène, alias Tewfik, chef du DRS, l’ancienne Sécurité militaire (SM), puis de son second, le général Smaïn Lamari et, depuis deux mois, quelques intrusions sur les ondes. Du coup, les Algériens dévorent le polar de cette Algérie mafieuse et haut gradée dans laquelle ministres et intrigues de gouvernement n’apparaissent jamais, simplement parce qu’ils pèsent peu face à la réalité du pouvoir militaire.
« Nous voulons faire imploser de l’intérieur un système dont la force est d’agir dans l’opacité totale et la manipulation, en mettant à nu les pratiques et la corruption des généraux qui dirigent dans l’ombre pour mieux les délégitimer », explique B. Ali sans cacher qu’ils « n’ont de toute façon pas les moyens de faire un coup d’Etat ». Le Maol sait de quoi il parle. Ses membres viennent tous de l’armée et des « services » qui « constituent la matière grise du régime », jamais de la police « car elle connaît mal la structure du pouvoir ».
Mélange d’élégance recherchée et d’allure martiale, loquace mais insaisissable, le colonel B. Ali, 42 ans, incarne cette génération de jeunes officiers ambitieux élevés dans le nationalisme et formés à l’extérieur. Souvent partisans de l’annulation des législatives remportées par le FIS en 1991, ils ont vite compris que le système n’avait d’autre projet politique que durer, quitte à ériger le chaos en stratégie. Nommés à l’étranger, ils y ont vu passer les « dossiers » des affaires juteuses des « décideurs » et réalisé qu’ils n’auraient leur place au soleil que « cooptés », cette « règle d’or du système qui empêche l’émergence de cadres militaires moins archaïques, plus professionnels ». La crise économique a exacerbé ce malaise dont le Maol est le produit et qu’il aggrave par ses « révélations » pour grossir ses rangs. « Avant, quand quelqu’un ruait dans les brancards, on augmentait ses avantages. Mais nous ne sommes plus à l’euphorie du partage de la rente », remarque B. Ali.
Secouée, l’Algérie officielle a réagi comme elle sait le faire. En mêlant insultes personnelles – « on accuse les généraux de massacrer, ils répondent qu’on a plaqué notre fiancée et que notre père nous renie » – et injures politiques, la plus efficace étant d’être « islamiste ». Alger en donne pour preuve que leur fournisseur d’accès est un islamiste patenté, Abdelwahid « Bruce » Paterson, qui gère plusieurs sites intégristes, mais aussi une agence de voyages et une église chrétienne. Le colonel dément et rétorque: « Qui, en 1997, aurait osé abriter des militaires algériens dissidents? Si c’était nécessaire, on serait allés sur le site du diable. » Le Maol sait que les services spéciaux des grandes puissances occidentales ne retiennent plus cette hypothèse. A commencer par les Français et les Américains qui les ont contactés sans détour ces deux derniers mois. Avec une interrogation récurrente: existe-t-il une alternative au sein de l’armée?
720.000 visites. Le Maol, lui, entretient le flou sur sa filiation dans un pays où le mot « indépendant » cache souvent « tuteur » et où organiser une dissidence dans l’armée est une gageure compte tenu de la surveillance qui s’exerce sur les jeunes officiers. Est-il alors lié à un clan militaire? Il ne se reconnaît en tout cas qu’une « paternité »: celle de Kasdi Merbah, cet ancien chef de la SM, tombé en août 1993 dans une embuscade trop professionnelle pour relever des GIA. Est-il le produit d’une opération tordue du haut commandement militaire qui aurait laissé publier des informations sur ses turpitudes pour mieux identifier et frapper ceux qui, dans l’armée, seraient tentés par une dissidence? L’inquiétude croissante d’Alger à l’égard du Maol – son site a reçu 720000 visites – semble le démentir. L’an dernier, une note de la DST remarquait que « ses textes, qui reflètent l’insatisfaction des officiers algériens, pénètrent largement dans les casernes », même si le mouvement « n’a pas l’envergure qu’il prétend ». Et d’affirmer que l’ambassade d’Algérie en France a chargé un de ses agents de « collecter des informations sur le Maol dans les milieux journalistiques parisiens qui sont en contact » avec lui. De son côté, un ministre français de premier plan a confirmé a contrario une information de ces dissidents en donnant pour preuve de leur « déconnexion » de l’armée, le fait que les « mercenaires français » qu’ils citaient avaient… « quitté l’Algérie depuis plusieurs mois »! « On s’interrogerait moins sur ce qu’ils sont si on ne savait pas que l’essentiel de ce qu’ils rapportent est vrai », admet, de son côté, un diplomate européen.
« Décisions graves. » Le mouvement reste tout aussi discret sur ses effectifs. « On n’a pas intérêt à dire combien nous sommes », tranche B. Ali, évoquant 60 à 80 officiers et sous-officiers à l’étranger, une dizaine en Algérie. Bluff ou pas, fort de 3 ou 100 membres, le Maol est devenu un élément incontournable du puzzle algérien. « Il a introduit la donne « armée » dans l’opposition, dans un pays qui ne peut faire abstraction de cette institution », estime une journaliste algérienne. Alger ne s’y trompe pas. « On tente à la fois de nous infiltrer et de nous inciter à arrêter », constate le colonel. Ainsi leur a-t-on fait savoir – en leur communiquant le portable du général Smaïn – qu’on « peut toujours les amnistier » et qu’ils « resteront des militaires ». A condition que le Maol annonce sa dissolution. Mais le mouvement a préféré jusqu’ici exploiter cyniquement les contradictions entre les clans du pouvoir, une source intarissable d’informations.
Il lui arrive en effet tout et n’importe quoi: depuis des copies de facturettes des cartes Gold de la progéniture des généraux jusqu’à des dossiers entièrement ficelés. A moins qu’un « émissaire » d’un haut responsable – du général Betchine à… Bouteflika – les contacte. « On les laisse venir et on s’amuse que chacun n’ait qu’une question: « Y a-t-il vraiment un général derrière vous »? » Justement. Le 30 avril, pour la première fois, c’est un « général commandant » du Maol qui a signé un communiqué annonçant « des décisions graves » et de futures « instructions ». Signe qu’une étape s’achève, celle de la « dénonciation, du recrutement et de la popularisation du Maol » ? Conflit interne? « Infiltration »? Il y a un an, le mouvement reconnaissait que basculer dans des actions militaires « conforterait le pouvoir et provoquerait une fracture au sein de l’institution militaire ». Les prochaines semaines clarifieront peut-être la donne. Ou la compliqueront plus encore.

 

 

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