A propos de l’attribution du titre de Docteur honoris causa à Khalida Messaoudi
A propos de l’attribution du titre de Docteur honoris causa à Khalida Messaoudi
A Louvain-la-Neuve, l’honneur côtoie le malaise
Edition du 01/12/98 – c Rossel & Cie SA – LE SOIR Bruxelles
L’UCL élève au titre de Docteur honoris causa la députée algérienne Khalida Messaoudi. Dans la controverse.
Le 10 décembre, on célébrera un peu partout dans le monde le cinquantième anniversaire de la signature de la Déclaration universelle des droits de l’homme. L’Université catholique de Louvain (UCL) souhaitait, depuis l’an dernier déjà, s’associer à cette commémoration en accordant le titre de Docteur honoris causa à trois témoins majeurs de cet incessant combat.
La cérémonie aura lieu cet après-midi. Elle distinguera le cardinal Roger Etchegaray, président du Conseil pontifical «Justice et Paix¯ de 1984 à 1998, Aung San Suu Kyi, opposante au régime birman et prix Nobel de la Paix en 1991 et la députée algérienne Khalida Messaoudi.
Le choix de cette dernière est loin de faire l’unanimité. En février dernier, déjà, une série d’experts et d’intellectuels s’étaient émus de cette décision un peu trop soudaine du Conseil académique où, il faut bien le dire, personne ne connaissait vraiment le dossier algérien avant que ne surviennent tous ces problèmes, murmure-t-on dans l’ombre des couloirs de l’institution. Personne ne jugea utile, par exemple, de solliciter l’avis de Bichara Khader, spécialiste du monde arabe contemporain à l’UCL. Un avis qu’aujourd’hui, il refuse bien sûr de donner.
LA CEREMONIE FUT D’ABORD REPORTEE
La cérémonie, qui a traditionnellement lieu le 2 février lors de la fête patronale, avait alors été différée. Nous avons assisté, durant tout le ramadan, à une intensification du conflit algérien, justifiait le recteur de l’université catholique, le professeur Marcel Crochet. Mme Messaoudi est engagée politiquement, ce qui est son droit le plus strict. L’honorer aujourdhui, ce serait prendre position dans le conflit ce que l’UCL ne veut pas faire.
L’engagement politique de Khalida Messaoudi n’a pas tiédi ces derniers mois. Membre du RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie, laïc), elle reste l’un des chefs de file du camp surnommé les «éradicateurs¯, farouchement opposés à tout dialogue avec les islamistes.
D’aucuns lui reprochent surtout d’avoir appelé à l’annulation des élections en 1991, que le Front islamique du salut (FIS, dissous depuis) allait remporter, et d’avoir largement ignoré ou minimisé les graves atteintes aux droits de l’homme commises par les forces de sécurité, sans parler de sa participation au Conseil national consultatif nommé en 1992 par les généraux putschistes. Et même, en affirmant par exemple que le hidjab (le voile islamique) est l’étoile jaune de la femme, la première étape de son extermination physique, de pousser son militantisme jusqu’à jeter l’opprobre sur les musulmanes qui choisissent de porter ce signe d’appartenance religieuse. En dépit de cette polémique vivace, le Conseil académique de l’UCL après avoir sollicité l’avis d’un médiateur a décidé à l’unanimité de s’en tenir à son choix initial, en refusant toutefois tout débat politique. Annuler, c’était reconnaître qu’ils s’étaient trompés, grince l’un des signataires des courriers indignés qui sont cette fois encore parvenus sur le bureau du recteur. Mme Messaoudi ne sera honorée que pour son combat en faveur des femmes, comme en témoigne le thème du débat public qui aura lieu juste avant la cérémonie (1). Khalida Messaoudi avait 22 ans lorsqu’elle a commencé à organiser des groupes de femmes à l’université d’Alger, souligne Marcel Crochet qui a lui-même rencontré la députée algérienne au mois de juin dernier.
DE TOUTE PART, LE LANGAGE EST AGRESSIF
Elle s’est battue dans son pays, au péril de sa vie, poursuit le recteur. Il n’est pas surprenant qu’elle s’oppose aux islamistes lorsqu’on voit le traitement qu’ils réservent aux femmes en Afghanistan. Et d’ajouter: Toute personne qui veut parler de l’Algérie sait qu’il y aura des réactions. L’opposition démocratique est elle-même déchirée. Il est impossible d’obtenir un témoignage serein. De toute part, le langage est agressif, violent. Nous ne nous attendons pas à l’unanimité. C’est vrai que nous avons reçu des lettres d’opposition mais plus encore de lettres de soutien.
La Ligue belge des droits de l’homme a pour sa part étudié le dossier à charge de Khalida Messaoudi et boycottera la cérémonie. Pour son président Georges-Henri Beauthier, livrant son opinion dans «La Libre Belgique¯ de samedi, il s’agit d’une affligeante imposture. Mme Messaoudi se parera d’un honneur usurpé. J’ai eu l’honneur de défendre en Belgique des réfugiés algériens reconnus, qu’ils soient docteurs, artistes, fonctionnaires, militants du FIS, menacés encore aujourd’hui de mort par le régime tout autant que par les nébuleuses islamistes. Ils savent que si Khalida Messaoudi est tellement hargneuse à l’égard d’Amnesty international et de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme, c’est parce que leurs rapports, qui les ont tant aidés dans leur procédure, dénoncent – aussi – les violations caractérisées des généraux algériens.
A l’UCL, on persiste à dire que seuls les Algériens et les Algériennes – celles que nous avons sollicitées à Alger, favorables ou opposées au choix de l’Université catholique, ont refusé de s’exprimer… – sont en droit d’apporter des réponses à ces questions difficiles, à juger la valeur du combat de leur concitoyenne. Pourtant, la décision d’honorer Mme Messaoudi semble indiquer que l’université a choisi son camp.
ISABELLE WILLOT
(1) «Les droits de la femme en Algérie¯. Le débat animé par le professeur Philippe Van Parijs mettra en présence de Khalida Messaoudi Soheib Bencheikh, Grand Mufti de la Mosquée de Marseille, Madelaine Willame, sénatrice PSC et Simone Susskind, présidente d’Action dans la Méditerranée. Il débutera à 12 h, en l’auditoire Socrate, 10 place Cardinal Mercier à Louvain-la-Neuve.
« Un courage personnel sans faille »
Edition du 01/12/98 – c Rossel & Cie SA – LE SOIR Bruxelles
Dans une déclaration reproduite ci-dessous, le professeur Marcel Crochet, recteur, a tenu à justifier la distinction accordée à Mme Messaoudi au nom du conseil académique de l’UCL qu’il préside.
Le choix de Madame Messaoudi honore l’engagement exemplaire et le courage personnel sans faille d’une femme qui, depuis quinze ans, se bat au péril de sa vie afin, que, dans son pays, l’Algérie, cessent les inégalités et les discriminations profondes auxquelles sont confrontées ses semblables. Pareille démarche ne va pas sans soulever d’épineuses questions dans un pays marqué par un patriarcat de tradition séculaire dans les campagnes, une structure étatique longtemps dictatoriale qui, dans un premier temps, dut composer avec un islamisme intégriste naissant, avant de le combattre avec violence lorsque ce dernier fut près de prendre le pouvoir.
Dans une telle société, jusqu’où faut-il aller pour concilier la promotion du droit des femmes à l’égalité et à la justice et le respect des traditions socio-culturelles et des convictions religieuses, a fortiori si celles-ci sont partagées par le plus grand nombre? Comment, dans un tel contexte, définir les lois fondamentales devant régir les rapports entre les
citoyens, en particulier les hommes et les femmes, et construire un Etat de droit qui s’impose comme le garant de leur application?
Les Algériennes et Algériens, et eux seuls, sont en droit d’apporter les réponses à ces questions difficiles. Militante féministe depuis plus de quinze ans, Khalida Messaoudi s’est faite le porte-parole des femmes qui, dans son pays, ont osé poser ces questions en dépit des dangers auxquels elles s’exposent. Comme chacune de ses consoeurs et en accord ou non avec certaines, elle leur apporte ses propres réponses. Quelles que puissent être les unes et les autres, elles sont toutes marquées du sceau de l’engagement politique. Et nul, si ce ne sont les Algériennes elles-mêmes, n’est en droit de les juger, encore moins de les condamner. En honorant Khalida Messaoudi, l’Université salue le courage d’un combat qui suscite de telles interrogations, combat auquel s’associent bien des hommes et des femmes de notre temps. Mais il ne lui appartient pas de se prononcer sur les réponses à apporter aux débats politiques ou religieux qui traversent aujourd’hui l’Algérie.
« Préjudiciable au dialogue islamo-chrétien »¯
Edition du 01/12/98 – c Rossel & Cie SA – LE SOIR Bruxelles
Parmi les réactions adressées à l’UCL, voici la lettre ouverte écrite par Anna Bozzo, professeur associé d’histoire de la civilisation arabo-islamique à l’université de Rome 3, avec vingt et un professeurs d’université italiens versés dans l’étude du monde arabo-islamique.
Monsieur le Recteur,
Nous venons d’apprendre que l’Université catholique de Louvain-la-Neuve s’apprête à décerner le titre de docteur honoris causa à Madame Khalida Messaoudi. Cette nouvelle n’est pas sans inquiéter sérieusement tout ceux qui, comme nous, depuis des années, suivent avec beaucoup d’attention l’Algérie sous l’angle de l’histoire ou de l’actualité, l’Islam en Europe, les relations interreligieuses, et travaillent à construire des passerelles entre les deux rives de la Méditérranée, entre laïques et croyants des grandes religions monothéistes dans nos pays.
Madame Messaoudi est très connue chez nous en Europe. Son intelligence, son engagement politique, son amour pour son pays meurtri ne font pas de doute, mais elle est loin de représenter la totalité des sensibilités féminines et du combat multiforme des femmes dans son pays. C’est pourquoi nous estimons qu’en ce moment, dans l’actuelle conjoncture politique, étant donné le drame que vit le peuple algérien, l’attribution de ce titre ne rendait service ni à la cause des femmes algériennes ni à la cause de la paix en Algérie, ni même à la personne concernée, que vous risquez de vouer à l’isolement définitif dans son pays, rendant impossible sa participation à tout dialogue «sans exclusive¯ à l’échelle nationale, si difficile et pourtant nécessaire.
Dans la communauté universitaire, nous sommes nombreux à penser que, sans un tel dialogue, dans lequel soient impliquées les différentes sensibilités de la société civile algérienne, il ne pourra pas y avoir de paix en Algérie. Par contre, privilégier en ce moment la position que représente Mme Messaoudi, aussi respectable qu’elle puisse paraître chez nous, serait préjudiciable au processus de paix en Algérie, ainsi qu’au dialogue islamo-chrétien, qui tient à coeur à beaucoup d’entre nous. Car cela se ferait aux dépens d’autres sensibilités présentes en Algérie et au sein de l’Islam modéré en Europe, qui sont, elles, axées sur l’identité arabo-islamique et qui ne se confondent aucunement avec des groupes armés qui arborent l’étiquette islamiste. Nous connaissons beaucoup d’interlocuteurs musulmans qui ne pourront qu’être outrés et choqués par la faveur et le crédit que vous êtes sur le point d’accorder, hélas, à cette voix militante, aussi intransigeante qu’impopulaire dans son pays. Ce serait donc un coup d’arrêt au dialogue et au processus de paix.
A la suite d’une telle initiative, si elle aura lieu, l’Université catholique de Louvain-La-Neuve, célèbre pour son équilibre et ouverture et pour avoir toujours été à l’écoute des bonnes causes du tiers monde, serait dorénavant perçue par beaucoup d’interlocuteurs musulmans, actuellement engagés, en Algérie et ailleurs, dans la lutte pour la paix, les droits de l’homme et la démocratie, comme partisane dans le conflit algérien. C’est avec beaucoup de regret que nous irions le constater.
Toutefois, le prestige de votre université, telle que nous la connaissons, et sa renommée d’être au-dessus des parties, nous permettent encore d’espérer. Qu’elle sache prendre des décisions courageuses en direction de la réconciliation et de la paix en Algérie.