Privatisation, droit et violence

Privatisation, droit et violence

Les nouveaux colons *

Ghazi Hidouci, Libre Algérie n° 56, 23 octobre – 5 novembre 2000

A lire ce qui est régulièrement livré à l’opinion publique à propos de transition vers l’économie de marché et de privatisation des entreprises et services publics, on a le sentiment d’avoir affaire à une version bureaucratique de l’interminable trame de Pénélope. Pour comprendre – à défaut d’expliquer -, on admettrait facilement que depuis l’annonce orchestrée par le FMI en 1992 de la «vraie» réforme – celle qui devait, n’est-ce pas, faire oublier par son sérieux et sa cohérence «l’économie de bazar de 1990» – des esprits mauvais transgressent dans l’ombre les règles publiques. Et défont la nuit ce que la bonne volonté d’autorités compétentes et au-dessus de tout soupçon tisse le jour.

Les slogans de l’ajustement structurel, repris de façon liturgique à l’occasion de chaque tentative de ravalement de façade du régime, consistent simplement à dénoncer le secteur public dans le principe et surtout à justifier implicitement que sa restructuration (on lira ici dépeçage) échappe à la compétence souveraine de l’Etat et de ses agents. La méthode apparaît tellement commode et dénuée du moindre risque qu’elle se transforme progressivement en thématique obsessionnelle de démagogie et de propagande politiciennes en direction de l’opinion. Les mystérieuses «mafias politico-financières», aussi fantomatiques que leurs prétendus pouvoirs, ayant déjà servi sans résultat, on nous promet cette fois une sorte de «concorde pour capitaux exfiltrés». A l’instar de son homonyme militaire, cette auto-amnistie aurait pour vocation miraculeuse d’exorciser les démons à la source du mal et, par le transfert de propriété, conférer soudainement au régime économique une auréole de vertu définitive, comme par l’effet d’une opération du Saint Esprit. Il s’agit, peut-être, d’une technique éprouvée de manipulation des esprits, mais guère efficace pour masquer l’évidence de l’échec en permanence réitéré.

L’arbitraire rentier

Dans ce contexte trouble à souhait, il n’est cependant pas convaincant de croire que les confusions entretenues par le discours économiste prétendument rationnel soient seulement la conséquence d’insuffisances et de l’incompétence. Elles relèvent plutôt d’une attitude délibérée des pseudo-élites économiques et politiques du système en place qui consiste à refuser de livrer une interprétation responsable de la prédation pour éviter le risque de sanctions bassement matérielles. Ces procédés sont régulièrement utilisés dans le discours politique et la littérature officielle à chaque fois que le sujet de la corruption refait surface.

L’impossibilité de réussir le passage au marché depuis neuf ans s’explique pourtant aisément à condition d’intégrer dans l’analyse les comportements sociaux des acteurs qui exercent le pouvoir réel. Car ce sont bien ces «décideurs» qui dictent les conditions d’application de l’arbitraire rentier érigé en simulacre de droit.

Avant de parler de l’échec de la construction d’un secteur public de marché, il est donc nécessaire, comme nous l’avons fait à de multiples occasions déjà, de prendre la précaution de le situer au préalable dans la logique de l’extorsion et de l’accaparement. La société n’est pas dupe. Elle est informée, même indirectement, et comprend que ce «sport national» qu’est devenue l’extorsion procède avant tout de l’état dégradé du politique, dans son existence comme dans son développement et sa reproduction à travers des anti-élites anciennes et nouvelles.

Dans la situation sans cesse aggravée depuis 1992 d’aventurisme interne, caractérisée par le gel des appareils économiques, et d’aventurisme externe, liée à la mise en place d’un ajustement structurel aberrant, l’Etat s’est considérablement affaibli en même temps que l’irrésistible montée en puissance des réseaux de prédation et de capture. La prolifération «métastasienne» de la corruption s’est considérablement accélérée avec l’émergence et la multiplication de nouvelles structures d’intermédiation politique, paramilitaire et administrative. Les concessions régaliennes s’étendent et de nouvelles féodalités occupent tous les secteurs marchands, de la production à la monnaie, en passant par l’immobilier et les services publics. Le nombre de ceux qui sont au-dessus des lois s’accroît mécaniquement, l’organisation de l’exception armée ne pouvant éviter la violation permanente des équilibres entre clans, la société à deux vitesses évolue vers une tribalisation mafieuse.

Il apparaît dès lors clairement que les règles qui définissent l’existence du marché sont impossibles à mettre en place : le régime armé des privilèges et de l’octroi discrétionnaire l’interdit purement et simplement. L’autorité garante du passage au marché est au centre de son contraire. Car, dans l’Algérie actuelle, l’Etat supposé arbitre et en charge de l’organisation de la transition est seul à être privatisé. Il est détruit par ceux-là mêmes qui le dirigent et soumis au patronage des coteries. Rien de ce qui s’y réalise n’est contrôlable par des pouvoirs indépendants. Il n’a plus, en tant que tel, aucune propension à la régulation, même au profit de la bureaucratie qui l’exprime. Les rapports économiques entre le pouvoir et la société sont organisés selon un système monopolistique de partage clientéliste des dépouilles de la colonisation et du patrimoine public. Ce système d’octroi a toujours été camouflé derrière une apparence d’économie publique dévoyée par des réseaux d’extorsion installés au sein même des structures de gestion et de contrôle. Le caractère délinquant de cette administration de la violence a atteint un stade qui exclut toute idée de compromis cohérent avec des forces productives.

De fait, en première instance, nul n’ignore que les acteurs économiques sont soumis depuis l’indépendance, dans toutes leurs activités, à des règles imposées, qui ne sont que l’expression exacerbée d’un droit superficiel, tronqué, vague et erratique. Un régime officiel autoritaire, de concessions, de facto ignorant les droits de propriété, le respect des contrats et la justice fiscale, gère de façon discriminatoire l’allocation des ressources et leur redistribution. Les clientèles associées à l’exercice du pouvoir amassent à partir de prélèvements légaux ou camouflés sur les patrimoines accumulés et les richesses produites. En plein XXe siècle et au nom de la démocratie populaire, la règle a toujours en effet reconnu l’existence de dépouilles, (résurgence probable de la culture du butin et de la «morale» de la rapine) et elle a fixé l’accès réservé à des clans associés au pouvoir parmi les privilégiés potentiels. Cela a commencé par les biens vacants et les crédits sélectifs, les dérogations douanières et la distribution des terres pour se poursuivre par l’octroi de licences d’importation, de marchés publics et de «bons» d’équipement négociables et finir par la prise en main directe de services publics dans le sillage de l’ajustement structurel depuis 1994.

La même règle en vigueur depuis l’indépendance admet en second lieu, de manière tout aussi limpide, l’existence de secteurs d’activité commerciale hors de tout contrôle des appareils publics et des juridictions de droit commun, qu’il s’agisse des activités liées aux dépenses de «souveraineté» – armement – ou, en grande partie, du domaine des hydrocarbures. N’oublions pas enfin que les lois relatives à la transition promise vers l’économie de marché ont été abandonnées au bout d’une année de mise en place au profit d’un système bancal et incohérent dans lequel l’ancienne administration de gestion monopoliste de l’économie se trouve simplement privatisée.

Comme le régime n’admet à partir de là ni la séparation des pouvoirs ni la garantie légale de contrôles externes indépendants, la destruction de l’ancienne économie publique peut s’accomplir dans l’arbitraire et l’opacité la plus totale.

Comptoirs et réseaux d’extorsion

Ces réalités incontestables entraînent, semble-t-il, aujourd’hui la formation d’un «guichet prioritaire» ou «unique» auquel s’adresse le corrupteur interne et externe désireux d’obtenir une dépouille en dessous de son prix. Ce guichet ne peut se situer par construction qu’au cour

même du régime. Faute de quoi, il ne peut répondre à la demande qu’accidentellement et avec énormément de risques. La souveraineté se trouve alors en permanence privativement et frauduleusement monnayée du haut en bas de l’échelle de l’autorité et d’abord pour les gros patrimoines. Les luttes pour le pouvoir se cristallisent donc au niveau du contrôle des comptoirs au service des firmes étrangères et de leurs associés-représentants véreux. La souveraineté est de fait progressivement transférée à l’extérieur, sans autre formalité. La privatisation a enfin lieu dans un schéma revisité de l’abandon de souveraineté, par recolonisation.

La responsabilité de telles pratiques ne peut être ouvertement assumée dans le cadre d’un régime sous mandat. Le système est tenu de produire des leurres et d’installer la confusion et l’incohérence des lois et règlements et d’organiser l’absence de systèmes de contrôle et d’arbitrage indépendants. Il ne s’agit pour des décideurs de comptoir néocolonial que de mettre en ouvre des camouflages échappant à toute règle de droit commun et pouvant arbitrairement prendre les décisions et appliquer les sanctions.

Dans les faits cependant, le pouvoir ne peut ni tout embrasser ni tout surveiller. Il a même intérêt à ne pas le faire pour ne pas se mettre à dos les secteurs d’activité qui lui sont dans le principe étrangers, tels le commerce non officiel, l’artisanat moderne ou encore l’agriculture. Les champs non stratégiques seront en conséquence abandonnés à des initiatives autonomes de changement, à des niveaux subalternes d’exercice de l’autorité. Cependant, le foisonnement de nouveaux acteurs ne doit en rien perturber la continuité des anti-élites ni modifier leur reproduction, hors du marché et du droit de propriété, dans la fidélité et la subordination aux réseaux d’extorsion.

Ainsi donc, avant même de parler de privatisation, il est nécessaire de reconnaître que l’autorité, au centre du système, est façonnée pour défendre les intérêts des castes. C’est donc à son niveau qu’il faut d’abord agir pour supprimer les règles discrétionnaires et les privilèges. Les choix techniques viendront après.

La coalition d’oligarques sans visage et sans honneur, placés hors du champ public de responsabilité, ayant accumulé par la fraude, le détournement et la guerre civile les fortunes les plus colossales, constitue le vrai obstacle au marché et au succès des privatisations. Elle forme des cartels liés en réseaux fondés sur la conjuration permanente et les contrats douteux avec les possédants, les bureaucrates subordonnés et les marionnettes politiques. Leur imbrication solidaire garantit leur homogénéité face à la souveraineté des citoyens et assure leur survie. L’exercice invisible du pouvoir élimine toute responsabilité d’encadrement du projet de transition au marché.

Voleurs intérieurs, usuriers extérieurs

On tente alors, pour attirer le savoir-faire capitaliste, de réinventer par le mensonge le fantasme de l’Etat-miracle, en escamotant le souvenir vivace de ses trahisons tragiques. Mais l’illusion n’a d’effet à court terme que sur de rares lunatiques, qui continuent d’être intoxiqués par des discours creux. Avec l’abandon de l’alibi sécuritaire il apparaîtra de plus en plus clairement que le pouvoir et la richesse ne se distribuent pas et ne s’exercent pas de la même manière dans une société de castes et dans une société dont les citoyens ont la possibilité d’exercer en droit le contrôle des transactions sur les capitaux et les biens. La société économiquement bloquée par les monopoles d’intérêts, et la tyrannie légalisée, entretient un apartheid économique de plus en plus difficile à maintenir avec l’agonie du secteur public alibi et le banditisme que le capitalisme d’Etat a généralisé. L’insertion par le haut, par effraction et pour la portion congrue, dans les activités mondialisées ne peut réussir, même si elle va être difficile à acquérir.

Même s’ils ne reculent devant aucun prosternement, la sujétion au capitalisme extérieur n’est pas aussi aisée que l’imaginent des oligarques fainéants. Empêtrés dans l’endettement et le dirigisme, sans loi, les décideurs et leurs vassaux n’accumulent que les régressions et les capitulations néocoloniales dans l’indifférence des marchés.

La confiscation du patrimoine public sous le couvert de la privatisation chaque fois que l’occasion se présente n’aboutira qu’à faire regretter ce qui préexistait et était pourtant si mal géré, car toute richesse conséquente nouvelle, y compris celle provenant d’une création de valeur, ne peut exister que tant qu’elle accepte la subordination et qu’elle paye le tribut. Ce faisant, elle renonce à toute règle économique et ne peut prendre le risque de l’investissement à long terme.

Concrètement, le droit de propriété, revenu à la mode dans le discours démagogique du régime, à la faveur de la reddition devant les créanciers extérieurs, n’existe pas, puisque la loi n’existe pas. De même, le droit commercial, volontairement opaque, équivoque et restrictif dans ses fondements, se retourne dans l’application contre son propre objet. Sur ces bases, la gestion de la fiscalité et du crédit relève de la délinquance. En dépit de l’apparence d’ouverture à l’économie de marché, rien n’est plus clairement public, comme rien n’est réellement privé dans le principe comme dans les modalités pratiques de gestion. Comme dans le banditisme, le propriétaire est caché et il agit hors la loi. C’est cette culture et cette organisation mafieuses qui fondent l’échec et la stérilité du régime et sa propension à ruiner l’économie et à détruire la société.

L’activité qui risque de se développer à l’abri de la violence clanique de l’Etat ou l’embellie artificielle autorisée par le robinet ouvert des termes de l’échange et de l’endettement international à des taux usuraires ne doivent pas faire illusion. Le désinvestissement et le désapprentissage sont inscrits dans la durée du maintien du régime de prédation. Le pays ne peut prétendre qu’à vivre chichement comme un comptoir colonial sur le produit d’un don du sous-sol pour engraisser voleurs intérieurs et usuriers extérieurs. Aujourd’hui que l’hystérie verbale s’est avérée contre-productive, le régime apparaît dans sa réalité comme une véritable entreprise de reconstruction du système colonial consciemment assumée dans toutes ses dimensions : culturelle, économique et institutionnelle.

* Le titre est de la Rédaction.