Le poker menteur de Bouteflika

Le poker menteur de Bouteflika

Dahmane Rezak, Le Matin, 19 juillet 1999

La reddition de l’armée islamique du salut avec ses quelques 3000 hommes disséminés en plusieurs cantonnements à l’est, au centre et à l’ouest de l’Algérie, ainsi que sa mise sous l’autorité de l’état ne sont pas fondamentalement des événements majeurs- au-delà de l’effet d’annonce qu’ils ont pu avoir sur les opinions algérienne et internationale, leur impact sur la possibilité de règlement de la crise est très relatif.

L’AIS a décrété une trêve unilatérale le ler octobre 1997 dans des conditions totalement opaques. Elle y a été amenée sous l’effet d’une double impulsion. l’essoufflement de ses troupes et la pression des horribles massacres collectifs commis à partir de l’été 1997, souvent dans des circonstances extrêmement douteuses.

En cessant le feu, l’AIS voulait se démarquer de ces tueries à répétition et sauver ses propres meubles Elle avait obtenu, de ses interlocuteurs d’une partie du commandement de l’armée, un certain nombre de garanties gardées secrètes à ce jour.

Ces militaires, parmi lesquels le général Smaïn Lamari patron du Groupement d’intervention spécial (GIS) et son supérieur le chef de la Direction du Renseignement et de la Sécurité. (DRS), le général Médiène dit Toufik, avaient réussi en traitant avec l’AIS à la découpler du politique et principalement de ses leaders charismatiques auxquels ils ont réservés des traitements particuliers Abassi Madani a été maintenu en résidence surveillée. Ali Benhadj a été maintenu, isolé, derrière les barreaux et il n’est absolument pas question qu’il soit libéré de sitôt. Abdelkader Hachani, après 4 ans de détention préventive sans jugement, a certes retrouvé la liberté après un procès expéditif- Mais il est interdit d’expression et d’activité politique.

Cette neutralisation des principaux animateurs politiques de la mouvance de l’intérieur a laissé le champ libre aux généraux qui ont pu ficeler l’accord secret avec l’AIS. Ils y ont gagné l’atténuation de la pression quasi-quotidienne qui s’exerçait sur les troupes gouvernementales. Cerise sur le gâteau, ils ont obtenu que les groupes de cette organisation les assistent sur le terrain à « éradiquer » les GIA.

Ce qu’a réussi à arracher l’AIS, en contrepartie, est encore un mystère- Au moins une partie de ses éléments seraient intégrés, selon des modalités à déterminer, dans les rangs de l’armée gouvernementale- En tous cas les dispositions de cet accord n’ont pas convenu au précédent président Liamine Zeroual qui a refusé de les cautionner ainsi que trois à quatre généraux (Boughaba, Salah Gaïd, Derradji).

Cet accord secret fait partie du processus final dit de paix (pacification), après la mise en guerre qui avait débuté en juin 1991 et de façon plus décisive en janvier 1992 avec l’arrêt du processus électoral, l’ouverture de rin-Lps de détention, l’instauration de l’état d’urgence, l’assassinat du président Boudiaf et le laisser aller sécuritaire qui a permis par un climat de terreur de paralyser la contestation sociale et politique. Ce processus final de pacification doit permettre aux acteurs des deux bords de ranger les couteaux et d’enrayer de gommer leurs responsabilités bien évidemment sans en rendre compte à qui que ce soit et surtout pas au peuple algérien. La mise en ouvre de cette phase finale n’a été possible qu’avec Bouteflika.

Ce dernier n’a pu accéder au pouvoir sans avoir à donner l’assurance aux décideurs qu’il exécutera ce que Zeroual avait refusé. Les généraux Toufik, Smaïn Lamari, Mohamed Lamari, Touati, Fodil Bey (en activité); Khaled Nezzar, Guenaïzia, Abbas Ghezaiel, Djouadi (en retraite) autour de leur

gourou le général en retraite, ex chef de cabinet de Chadli et richissime homme d’affaires, Larbi Belkheir ont posé cette condition essentielle à l’ancien rninistre des affaires étrangères avant de lui offrir les clés de la présidence de l’état

C’est cet accord secret que Bouteflika est en train d’appliquer en dehors de toute concertation avec les représentants politiques effectifs de la société que les décideurs avaient pris soin d’écarter des institutions par l’usage effréné de la fraude électorale- Leur mise hors de ce jeu de poker ne garantit pas à Bouteflika une main victorieuse car il ne détient pas toutes les cartes maîtresses.

Il lui faudra répondre aux doléances pressantes des milliers de familles de victimes du terrorisme, des milliers de familles de « disparus » , les familles et les proches des membres de tous les services de sécurité tués.

Il lui faudra régler le cas de la détention au secret de Ali Benhadj et celui de 14 000 détenus pour des activités liées au terrorisme Sans parler du chômage et de la crise socio-économique en général.

Il envisage d’organiser un référendum pour probablement soumettre « Son » plan de sortie de crise, en fait celui qu’il aura concocté avec l’aval des décideurs- La légitimité de cette consultation électorale est par anticipation frappée de suspicion. L’urne a été, une nouvelle fois, le 15 avril dernier décredibilisée après le début de fraude et le retrait de six candidats sur 7, et la « victoire » du candidat unique Bouteflika.

Les algériens ne croient plus à l’urne des décideurs. Et il est peu probable que ce scrutin permette au régime d’obtenir un blanc seing populaire. Ce référendum serait organisé en autonome. Il faudrait que d’ici là tout se déroule selon le scénario établi dans les arcanes du pouvoir. Si on n’en ignore le contenu, on sait que la condition siné qua non de sa réussite est que le groupe des décideurs mette de coté toutes ses contradictions secondaires et que personne parmi le personnel du pouvoir (surtout les militaires) ne le contestent ouvertement- Déjà, des signes de mécontentement sont perceptibles au sein des officiers partisans de l’option totale du tout sécuritaire. Mais on estime qu’ils ne représentent pas un danger particulier dans la mesure ou leurs chefs hiérarchiques seraient en mesure de leur garantir l’impunité totale au terme du processus fixé vers l’automne prochain.

Par contre, le groupe des décideurs généraux craint que le général Betchine ne publie un ouvrage déposé chez un imprimeur parisien. Ce livre consacré aux émeutes sanglantes d’Octobre 1988 révélerait notamment l’identité des véritables auteurs des tortures qui ont été pratiquées lors de la répression de ces émeutes. Ils craignent également de ne pas pouvoir tout maîtriser et notamment d’autres révélations qui pourraient éclater sur des événements plus récents comme les massacres du dernier trimestre 1997 et les activités des escadrons de la mort en 1992-1993.

Ce sont autant d’aléas qui pèsent sur la démarche de Bouteflika et qui la rendent extrêmement précaire même si quelques diplomates européens en poste à Alger pensent qu’il a opté pour une politique des petits pas qui pourraient être payante, Mais voilà, Bouteflika n’est pas Kissinger et l’Algérie, pas le Proche Orient.

 

 

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