Salima Ghezali
Directrice du quotidien algérien « La Nation », suspendu depuis neuf mois,Salima Ghezali reçu du Parlement européen le prix Sakharov des droits de l’homme. Elle a prononcé à cette occasion, le 17 décembre 1997 à Strasbourg, une allocution dont nous publions ces extraits.
SALIMA GHEZALI
BEAUCOUP de choses ont été dites sur cette guerre de trop qui déchire l’Algérie. Les assassinats d’intellectuels et d’étrangers, les attentats aveugles à l’explosif, les massacres de civils désarmés, les opérations militaires, la torture et tout l’arsenal de l’ignominie qui s’exerce dans l’impunité la plus totale quand elle se cache derrière la défense de l’Etat,et dans une fureur barbare quand elle conteste violemment ce même Etat.
Mais aucun drame de cette envergure n’échappe à l’incompréhension, aux manipulations, à la fureur et aux bruits d’hommes et de femmes engagés dans un conflit surdéterminé par la question du pouvoir (…).
Des spécialistes se sont acharnés à défendre les fondements théoriques de telle ou telle autre politique… Des stratèges ont longuement expliqué en quoi le silence sur la violence des uns était -géopolitiquement parlant – aussi nécessaire que la mise en spectacle de la violence des autres.
Mais ces millions d’hommes, de femmes et d’enfants qui, depuis cinq ans, vivent dans la peur ? Leurs visages n’apparaissent qu’en arrière-plan, le silence qui leur est imposé autorise bien des cynismes. Bien sûr, nous sommes dans un monde dominé par le pragmatisme, il faut des partenaires économiques, des contrats avantageux, une balance commerciale à équilibrer, des concurrents à évincer, des marchés à prendre.
Bien sûr, le monde de la politique est de plus en plus complexe, les stratégies internes entravent l’action à l’extérieur… Bien sûr, les émotions, les sentiments, c’est bon pourles cinq minutes qui suivent l’annonce d’une catastrophe. Et pourtant, à quelques heuresd’ici, couve un désespoir qu’il serait hasardeux d’ignorer en se préparant à le contenir, militairement si nécessaire (…).
C’est seulement au prix d’un effort de mémoire affective colossal qu’en Europe les cris de stupeur devant les lâchetés et la cruauté céderont le pas à une véritable conscience efficace. Car, et excusez-moi de vous le dire aussi crûment en parodiant une de ces publicités dont vos satellites nous arrosent, « votre efficacité nous intéresse ». Parce que, dans mon pays, chaque jour que nous vivons est une victoire remportée sur la mort, parce que les blessures infligées par la colonisation ne sont pas encore refermées, parce que la guerre est de nouveau là, notre liberté d’esprit ne peut se suffire du cercle des lamentations sur la cruauté du monde et l’inégalité des échanges.
Devant les charniers, face à la fureur des terrorismes et à la brutalité cynique des Etats,la « conscience malheureuse » des intellectuels est une abdication et l’impuissance des politiques une complicité, entraînant – à terme – la disqualification des uns et des autres. Cinq ans de guerre en Algérie ont non seulement entraîné des dizaines de milliers de morts, la violation massive des droits de l’homme et des destructions des richesses,allant du sabotage économique à la déforestation, mais également une régression sociale scandaleuse.
POSER le problème de l’Algérie en termes de choix entre la dictature militaire – même déguisée en démocratie bouffonne – et une théocratie islamiste, c’est se condamner à perdre de vue une société porteuse de revendications précises. En Algérie, 28 millions de femmes, d’hommes et d’enfants voient avec terreur surgir la mort au quotidien, mais c’est avec une terreur égale que l’écrasante majorité de la population se voit refuser le droit à la décence la plus élémentaire.
Au détour des grandes artères de la capitale, des Algériens vivent par milliers – hommes, femmes et jeunes – sous des tentes sur des terrains insalubres ; d’autres milliers d’Algériens ont, depuis des années, squatté des conteneurs – ayant servi à transporter les marchandises dont le commerce enrichit l’oligarchie au pouvoir – et s’y entassent par familles entières.
Quand, fuyant la terreur qui règne dans les campagnes, des dizaines de milliers d’Algériens se construisent à l’aide de quelques tôles un abri de fortune autour des grandes villes, les bulldozers sont les premiers à les accueillir. Les responsables de l’administration, qui dilapident des sommes colossales pour refaire, pour la énième fois, les ornements des rues principales, déclenchent des opérations de « débidonvillisation » et chassent au loin ces indésirables, quand des groupes terroristes, véritables « escadrons de la mort », ne viennent pas les éliminer purement et simplement.
Ce qui se passe en Algérie est scandaleux. Et aussi scandaleux le silence. Avec 70 % de la population qui ont moins de 30 ans et aucune chance de trouver un emploi, avec quelques centaines de milliers de travailleurs licenciés dans la tranche des 30-50 ans – qui a, depuis des années, assuré la stabilité de pans entiers de la société en fournissant un salaire régulier -, avec la paupérisation brutale des classes moyennes et l’exclusion massive dans une condition infra-humaine de centaines de milliers de personnes, la violence n’a aucune chance de devenir un phénomène marginal. La faillite de ce système est totale : dans les usines qui ferment les les campagnes, qui se vident. Et ceux qui croient en toute bonne foi que le problème en Algérie est d’ordre idéologique n’ont qu’à jeter un coup d’oeil sur les indicateurs économiques et sociaux pour comprendre quelle détresse est occultée par le vacarme fait par des segments minoritaires de la société.
La supercherie par l’idéologisation (laïcité versus islamisme) atteint son comble dans le fait que le double containment militariste et économiste du plus grand nombre concourt précisément à faire resurgir l’extrémisme là où l’on prétendait le combattre. Les questions démocratiques fondamentales comme les droits des femmes, la liberté de la presse, la liberté intellectuelle et de l’expression, les droits politiques et culturels n’ont aucune chance de sortir des ghettos dans lesquels ils sont – machiavéliquement – maintenus si l’écrasante majorité de la population les vit comme l’apanage d’une minorité insensible à son sort.
C’est une vieille tradition des régimes despotiques que d’entretenir une petite élite politique et intellectuelle comme alibi démocratique tout en la maintenant dans une peur panique de la foule, à qui ils n’hésitent pas à la livrer – épisodiquement. Face à une telle situation, la tentation de « ne rien faire » est grande. Pourtant, se dérober entraînera une disqualification aux conséquences extrêmement lourdes pour l’ensemble de la région. C’est justement parce que, dans le « problème algérien », « rien n’est simple » que la volonté et même un certain « volontarisme » politiques sont nécessaires. La volonté politique d’apporter un soutien sans équivoque à un peuple meurtri et dont les revendications portent essentiellement sur la paix et la dignité suppose une prise de risque : face à un régime qui a besoin de la guerre pour se maintenir ; face à un enchevêtrement de « clans d’affaires » qui, des deux côtés de la Méditerranée, engrangent les bénéfices d’une corruption sans vergogne; face à une sorte « d’engourdissement… » qui empêche une solidarité humaine sincère dès qu’il s’agit d’islam (…).
J’AI l’intime conviction que l’histoire et les Algériens épris de paix et de démocratie retiendront que l’initiative de Sant’Egidio de réunir et de faire négocier toutes les tendances politiques algériennes restera comme la première proposition politique lucide et orientée vers l’avenir qui soit venue offrir à l’Algérie la possibilité de se réconcilier avec elle-même et avec le reste du monde (1). La levée de boucliers des partisans du choc des civilisations et le silence des autres auront seulement réussi à démontrer qu’aujourd’hui comme hier le courage et la liberté de l’esprit consistent d’abord à oser. Oser demander une commission d’enquête internationale sur les massacres pour qu’aucun des différents belligérants n’ait la possibilité d’attribuer la responsabilité de ses crimes aux autres. Oser prendre une initiative politique en faveur de la paix et des libertés.