Une épreuve contre les faux clivages

Une épreuve contre les faux clivages

Par Ahmed Kaci, La Tribune, Lundi 4 février 2002

La presse est de nouveau dans le collimateur du pouvoir. D’aucuns disent dans le collimateur des généraux. Plusieurs journalistes ont été convoqués par la police sur plainte du MDN pour être entendus, qui pour des caricatures, qui pour des articles considérés comme diffamatoires vis-à-vis de l’institution militaire. En parallèle, des hommes politiques, à l’exemple du premier secrétaire national du FFS, Ahmed Djeddaï, sont dans la même position que les journalistes et risquent eux aussi d’être poursuivis devant les tribunaux pour le même motif. Récemment, deux défenseurs des droits de l’Homme, en l’occurrence Mohamed Hadj Smaïn et M. Arbi Mohamed Tahar ont eu affaire à la justice pour diffamation et dénonciation calomnieuse. Le premier a été condamné à deux mois de prison sur plainte des Patriotes de la région de Relizane dans l’affaire des charniers ébruitée par un confrère il y a une année. Quant au second, il est mis en détention préventive sur plainte de l’administration locale d’El Abiodh Sidi Cheikh, après les émeutes qui ont secoué cette localité. Hormis les protestations des défenseurs des droits de l’Homme, la presse n’a pas réservé de larges commentaires à cette affaire. Il en est de même s’agissant des jeunes émeutiers de Djanet et Khenchela condamnés dernièrement pour troubles à l’ordre public et destruction de biens d’autrui. Les détenus de Béjaïa et de Tizi Ouzou bénéficient d’un meilleur sort dans la presse grâce à la mobilisation de la population en vue de leur libération. Ces faits placés bout à bout annoncent-ils une «répression ouverte et massive» contre les hommes de la presse, les hommes politiques et la société dans son ensemble pour avoir osé défier l’ordre établi et les «limites rouges» qu’a instaurées cet ordre écrit nulle part ou constituent-ils seulement des «actes d’intimidation» pour faire renaître les réflexes d’autocensure dans les rangs des journalistes et, partant, susciter la peur dans la société ? La réponse à ces questions est inscrite dans la stratégie du pouvoir rapportée à d’autres sujets brûlants de l’actualité nationale. Quelle réponse réellement comptent apporter les tenants du pouvoir à la crise dite de Kabylie, aux mouvements de colère de la rue et à ses revendications, aux protestations de larges secteurs de la société, comme les syndicats de l’éducation, de l’enseignement supérieur, de la magistrature, etc., au calvaire des familles de disparus, aux craintes légitimes des patrons et des travailleurs face aux menaces de disparition de leur outil de production après la baisse des tarifs douaniers ? Pour l’instant, après la première vague de répression d’avril 2001, qui a fait une centaine de morts et des milliers de blessés, les décideurs ont opté pour une stratégie de pourrissement dénoncée par de nombreux acteurs politiques, comme le recours à un «simulacre de dialogue» avec des personnes qui ne sont pas mandatées par la population. A première vue, l’invitation au dialogue faite au Comité populaire de Béjaïa conforte l’idée que l’option «Allilouche» n’est pas le maximum dont le pouvoir est capable.Dans le cas contraire, rien n’écarte aussi le danger que le pouvoir, dans une sorte de «fascisation rampante», comme le note le MDS, soit tenté par une sortie musclée de la crise. D’autant que les forces sur lesquelles il s’appuie, comme les partis de la coalition ne cessent de le lui réclamer afin de maintenir leur poids politique indûment acquis à travers d’autres scrutins. Pour le FFS, une telle dérive est tout à fait plausible et même rendue possible par le contexte de l’après-11 septembre. Une thèse gravement appréhendée par le RCD qui pense que le pouvoir prépare, du moins en Kabylie, une nouvelle «opération Cap Sigli» en menant une campagne de propagande outre-mer sur le danger de déstabilisation de tout le Maghreb que représente le mouvement citoyen. Aussi, le bras de force qui s’annonce entre la presse et le pouvoir n’est qu’un aspect d’un bras de force général. Parce que la presse représente le meilleur moyen d’accès à l’espace public, son musellement peut paraître prioritaire dans l’esprit des tenants du pouvoir algérien avant toute mise au pas complète de la société. Reste à savoir si les professionnels de la presse vont réagir cette fois-ci sur la base de positions principielles et fondamentalement les libertés démocratiques, comme le droit à la vie, à la protection contre l’arbitraire, à l’expression libre et à la différence. Des acquis qui ne doivent pas être revendiqués pour bénéficier uniquement aux «amis» choisis selon l’affinité du jour et dont seraient exclus tous ceux qui n’entreraient pas dans ce classement. Les commentaires scandalisés du genre «tel qui a été convoqué avait pourtant soutenu l’armée contre les intégristes et les ‘‘qui tue qui ?’’» constituent un bel exemple de résidus de la pensée unique, de l’obscurantisme et de la notion des droits à deux vitesses qui risque encore de fourvoyer le débat sur de fausses pistes. Certainement s’il n’y avait pas eu les islamistes, on ne l’aurait quand même pas inventée contre d’autres. «L’irrédentisme kabyle», par exemple, ou la «gauche anarchique» et ainsi de suite jusqu’à trouver le parfait coupable. Plus que jamais, c’est sur ces questions et seulement sur ces principes que la presse aura un jour quelque crédit à opposer à ses détracteurs mais surtout aux fossoyeurs de tout bord. En somme, l’actuelle épreuve peut s’avérer salutaire pour mettre fin aux étroitesses et aux faux clivages.

A. K.