Charniers : la mémoire enterrée
Charniers : la mémoire enterrée
Daïkha Dridi*, « Index on Censorhip » (Londres), Courrier International, 1 mars 2001
La concorde civile sest transformée en amnésie, déplore la journaliste algérienne Daïkha Dridi. Les crimes des islamistes ne sont guère poursuivis. Ceux de lEtat encore moins. On assiste en fait à un blanchiment réciproque.
De temps à autre, Ali Merabet, un sourire coriace sur les lèvres, frappe à la porte des rédactions dAlger, un cartable bourré de paperasses entre les mains, témoin de ses déambulations entre les tribunaux et les commissariats de police. Lorsque je lai rencontré la première fois, lannée dernière, il avait toujours ce cartable sous le bras, mais il errait dans les champs de la Mitidja, à vingt minutes dAlger, dans les parages des boucheries de Bentalha. Il menait une grève de la faim tout en faisant des recherches près dun champ qui, disait-il, renferme un charnier où les cadavres de ses deux frères seraient ensevelis. Sa grève de la faim avait pour but de contraindre la justice algérienne à fouiller les entrailles de ces champs, pour que soient retirés les corps. Au bout de treize jours, les autorités promettent que le champ sera creusé. Un an plus tard, Ali Merabet continue de faire le tour des journaux : il a changé de méthode et a décidé dappeler à laide les organisations humanitaires internationales. Aujourdhui, il prépare minutieusement une campagne nationale de pression pour que les charniers soient enfin ouverts, mais la presse rapporte laconiquement, sans trop dintérêt, un sort devenu banal ici. Ses deux frères ont été enlevés, torturés puis assassinés par des membres de groupes islamistes. Il est fondateur dune association des familles des personnes enlevées par les terroristes. Il y a près de 5 000 familles dans le même cas. Qui ne comprennent pas pourquoi les lieux susceptibles de renfermer les corps de leurs proches ne sont pas fouillés par la justice de leur pays. Depuis 1996, plusieurs charniers ont été ouverts, des découvertes largement rapportées par la presse qui, pour sa majorité, ne sest jamais interrogée sur le travail didentification des cadavres, pourtant retirés sous les projecteurs des médias. Louverture sporadique des charniers a en fait servi à frapper les consciences des Algériens : regardez ce quont fait les terroristes. Et une fois les caméras et les photographes partis, circulez, il ny a plus rien à voir. Le sort des ossements déterrés demeure scellé et aucune des familles qui comptent des proches enlevés par les groupes armés na jamais été contactée afin daider à lidentification.
Tous les mercredis, dans les taxis qui traversent lune des artères les plus chics de la capitale, les Algérois détournent leur regard, gênés de voir que les femmes qui crient rendez-nous nos enfants ! devant la porte de lorganisme officiel de défense des droits de lhomme sont encore là, accrochées aux photos de leurs disparus. Elles sont de moins en moins nombreuses depuis la première manifestation publique, autorisée en juin 1998. Mais elles ne ratent jamais un mercredi. Ce sont les mères de disparus qui ne savent pas si leurs enfants sont enterrés dans des charniers, sils sont encore en vie ; tout ce quelles savent, cest quils ont été kidnappés par les services de la police ou de larmée, la nuit, pour ne plus jamais laisser de traces. Elles ne hantent même plus les journaux, car tout le monde est fatigué de leur ténacité, de leurs douloureuses histoires qui se ressemblent. Lassociation nationale des familles de disparus recense près de 7 000 cas de personnes enlevées par les services de sécurité. Lorsquil marrive den rencontrer quelques-unes, par hasard, moi aussi je suis dans le malaise. Moi aussi je veux vite changer de trottoir : des dizaines darticles écrits, des dizaines de manifestations rapportées, des portraits, dont celui de la petite Meriem, fille dun journaliste enlevé alors quelle était nourrisson, qui grandit très vite et qui présente de plus en plus de troubles du comportement. Le traumatisme stoïque de sa mère Safia, qui ne supporte plus les questions : Raconte-moi mon papa, Pourquoi les autres enfants de lécole ont un papa… et rien, toujours rien. Cinq ans après lenlèvement de son mari, Safia ne sait toujours pas sil faut dire à Meriem : Oublie ton père, il est mort. Elle attend encore un peu.
Vérité et justice ont été les mots dordre des manifestations de quelques organisations de familles victimes du terrorisme au lendemain de lapplication de la loi sur la concorde civile, votée par lAssemblée algérienne le 13 juillet 1999, quelques mois après larrivée dAbdelaziz Bouteflika à la présidence du pays. Cette loi, votée après la série des grands massacres qua connus lAlgérie en 1997-1998, programmait lannulation ou lallégement des poursuites pénales au bénéfice des membres des groupes armés qui se rendraient dans un délai de six mois. Le texte de loi exclut lamnistie des personnes qui ont commis des crimes, des viols, ou qui ont déposé des bombes. En majorité, les Algériens à qui lon avait posé par référendum la question : Etes-vous daccord avec la démarche de retour à la paix du président Bouteflika ? ont pensé quil sagissait là dun moyen de faire taire les bombes et les massacres, quitte à pardonner, pourvu que lhorreur qui dévore le pays depuis 1992 cesse. Mais, depuis la fin du délai de six mois, le 13 janvier 2000, les quartiers pauvres et sinistrés des grandes villes, les villages de lintérieur du pays pullulent dhistoires sur le retour des tueurs. Les familles reconnaissent ceux qui ont tué leurs proches. Les esprits chancellent. Que veut dire le pardon accordé à des assassins notoires ? Pourquoi lEtat, qui a mené une lutte sans merci, usant de méthodes illégales dans la répression des groupes islamistes, pourquoi cet Etat est-il si prompt aujourdhui à faire comme si rien ne sétait passé ? Beaucoup se murent dans un silence haineux. Quelques-uns, plus rares, sont passés à laction, comme cet adolescent de 17 ans qui a tué à bout portant lassassin de son père, un membre de lAIS (Armée islamique du salut, la branche armée du FIS). Cet adolescent est aujourdhui en prison à Jijel, ville de lest du pays. Il y a un an, dans cette même région, je suis allée à la rencontre dun repenti des GIA (Groupes islamiques armés). Je voulais comprendre. Savoir pourquoi pendant sept ans ces gens ont fait la guerre aux Algériens, pas à lEtat, comprendre le sens quils donnent à leur retour. Comme tous les repentis auxquels je me suis adressée, ses réponses sont demeurées cadenassées. Il est pourtant lun des rares à répondre avec désinvolture lorsque je lui demande sil lui est arrivé de tuer : Dieu seul sait. Les Algériens disent : Dieu et les services (de la Sécurité militaire) savent. Car, devant le retournement spectaculaire de lEtat dans sa relation aux groupes armés, comment ne pas soupçonner un marché secret de blanchiment réciproque : dun côté les groupes islamistes ne sont pas inquiétés pour les crimes commis pendant sept années, de lautre personne ninterroge le patrimoine des crimes de lEtat (tortures, exécutions sommaires, disparitions). Passer en justice les assassins des GIA ou de lAIS nest-il pas le meilleur moyen dinquiéter les tortionnaires de la République ?
Aujourdhui, un an et demi après que la loi sur la concorde civile est venue officiellement sommer toutes les victimes de la violence de se taire, il ny a plus de manifestations et de moins en moins de personnes continuent à revendiquer publiquement lannulation de lamnistie explicite des terroristes et celle implicite des services de sécurité impliqués dans des exactions. La guerre pourtant continue. Loin dAlger et des grandes villes, très protégées contre les retentissements médiatiques dactes de violence nuisibles au nouveau visage de lAlgérie que tente de brosser le pouvoir dAbdelaziz Bouteflika dans lespoir dattirer les investissements étrangers. Alger fait mine doublier. Les gens naiment pas parler des petits massacres qui continuent tous les jours. Des éleveurs, mais aussi de très jeunes soldats et de pauvres habitants de maisons isolées dans les campagnes se font encore massacrer à la hache par familles entières sans que cela soit évoqué autrement que par la presse privée. Partis politiques et associations, qui ont depuis longtemps prouvé leur incompétence ou leur compromission, sont frappés de défiance par le commun des Algériens. Pour tenter de déchirer le silence, Nourredine passe beaucoup de temps à intervenir dans les forums de discussion, les chats, que fréquentent les internautes algériens pour parler de la guerre, des pauvres gens qui meurent encore. Généralement, il se fait insulter, mais souvent ses interventions bourrées dhumour et dhumanisme troublent le confort de ceux qui ont décidé de faire semblant de rien. Il accompagne à sa manière la douleur de ceux que personne ne veut plus voir. Mais les morts nont pas la cote ici, tout le monde est pris dans la frénésie du business que permet louverture de léconomie, tout le monde veut faire des affaires vite, très vite, avant que le bateau Algérie ne coule définitivement. La confiance en lavenir est aussi dérisoire que la confiance en un Etat qui a depuis longtemps démontré son incompétence à gérer les affaires publiques, mais aussi son mépris sans nom pour les citoyens. Comme si, ayant miraculeusement survécu à la terreur de la guerre, les Algériens navaient quun but aujourdhui, celui de survivre à la terreur quinspire un contexte économique et social transfiguré par le Plan dajustement structurel.
Epuisée, laminée, la société feuillette impuissante les chroniques quotidiennes des suicides, des policiers qui tuent leurs familles et se tuent ensuite, des adolescents qui se pendent, des vieillards qui avalent de lacide. Chacun est retourné dans son histoire et la porte dans une solitude effroyable, blindant les portes de sa conscience à un extérieur qui nest porteur que dagressions supplémentaires. La concorde civile na pas été porteuse de parole, les Algériens nont encore rien exprimé de ce qui leur est arrivé, cloîtrés en eux-mêmes avec des strates de souffrances muettes que leur histoire cruelle a additionnées dans une mémoire collective malade, verrouillée, strictement contrôlée par le pouvoir en place. Ali Merabet, Safia Fahassi et sa petite Meriem, les mères des milliers de soldats tués dans des conditions atroces, celles des milliers de citoyens sauvagement torturés, froidement exécutés, sont des fantômes que personne ne veut voir. La dépression est profonde et sapparente à une extinction durable des consciences. Mais, pour muette quelle soit, la mémoire collective algérienne nen est pourtant pas moins cruelle. Elle se rappelle au souvenir par le biais dun débat qui agite actuellement la culpabilité française sur la torture pratiquée à grande échelle par larmée coloniale pendant la guerre de libération, il y a quarante ans. Ce débat franco-français est pourtant intéressant par lindifférence presque farouche quil suscite en Algérie. Indifférence ? Il y est question damnistie, de jugements des criminels et dun mot terrible pour la conscience des Algériens : torture. Terrible pas seulement par ce quelle évoque en termes de traitements dégradants, avilissants, inhumains, mais aussi par ce quelle charrie comme tabous et profondes pudeurs liés au rapport de toute une civilisation à son corps, de toute une nation à ses douleurs passées qui se conjuguent au présent. Et si aujourdhui les Algériens sont si peu intéressés par les soubresauts de la mauvaise conscience française, ce nest peut-être pas seulement parce que cest là un débat qui vient de lextérieur, cest aussi parce quil réveille leur responsabilité devant le spectacle ahurissant de limpunité de lintérieur.
* Journaliste au Quotidien dOran.