« Le problème de l’impunité existe à grande échelle en Algérie »
«Le problème de l’impunité existe à grande échelle en Algérie»
Par Fayçal Metaoui, El Watan, 7 décembre 2000
Roger Clarck, directeur du programme régional Afrique à Amnesty International, a conduit, à deux reprises, une délégation en Algérie en mai et en novembre 2000.
Vous avez exprimé une certaine déception à l’issue de votre récente visite en Algérie. Pourquoi ?
Effectivement nous avons été déçus par l’absence de réponses aux questions que nous avions posées, déjà durant notre visite au mois de mai et par la suite dans notre mémorandum (adressé au président de la République, ndlr). Alors qu’en mai dernier, les autorités s’étaient dites disposées à engager un débat franc et constructif, et nous avaient promis des réponses concrètes avant la fin de notre visite aux questions précises que nous avions posées, la réponse du gouvernement (rendue publique par El Moudjahid du 10-11 novembre) à ce mémorandum contient des déclarations de principe mais aucune réponse.
Le problème principal c’est l’absence d’action concrète pour établir la vérité, résoudre les nombreux cas en souffrance et rendre enfin justice aux victimes – qui, elles non plus, n’ont pas reçu de réponses. Aussi, nous sommes inquiets de constater que les cas récents de violations, tout en étant moins nombreux, ne sont pas traités de manière plus efficace et transparente que les cas du passé.
Les autorités algériennes vous reprochent d’avoir critiqué le processus dit de concorde civile…
A I n’a pris aucune position sur le processus de la concorde civile. Au contraire, nous avons rappelé la nécessité d’appliquer les dispositions de la loi sur la concorde civile qui stipulent que ceux qui ont été responsable d’assassinats, massacres, viols et autres crimes graves doivent être traduits en justice. Ainsi, le problème relève de la non-application de ces dispositions. Par contre, A I s’est opposée à la grâce amnistiante (du 10 janvier 2000) accordée à des groupes armés qui se sont aussi rendus responsables de tels crimes. A I ne prend aucune position sur les amnisties du moment où celles-ci interviennent une fois la vérité établie et la procédure judiciaire terminée, mais est opposée à toute loi d’amnistie et autres mécanismes qui empêchent que la vérité soit établie et que justice soit rendue. Pratiquement toutes les victimes algériennes que nous avons rencontrées durant cette dernière visite et en mai dernier, ainsi que tant d’autres qui nous contactent d’Algérie lorsque nous ne sommes pas dans le pays demandent vérité et justice. Ainsi, ce n’est pas la position de A I mais plutôt la propagande politique des uns et des autres parmi ceux qui, pour différentes raisons, militent aujourd’hui en faveur de l’impunité qui est en décalage avec les aspirations légitimes de vérité et de justice des victimes et de leurs familles.
Comparée à d’autres pays, la question de l’impunité est-elle marquée par plus de gravité en Algérie ?
Le problème de l’impunité demeure présent partout dans le monde. A titre d’exemple, nous venons de publier un rapport sur l’impunité en Europe qui rappelle, à l’occasion du 50e anniversaire de la Convention européenne des droits de l’homme, que beaucoup de travail reste à faire dans cette région. Aussi, la semaine dernière, Amnesty International a rappelé que les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles et a demandé que les responsables des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité commis durant la Guerre d’Algérie soient traduits en justice (voir communiqué du 24 novembre).
En ce qui concerne la situation en Algérie, le problème de l’impunité existe à grande échelle et pose un défi sérieux pour la construction d’une paix durable. L’histoire est là pour nous rappeler que les impératifs de justice ne peuvent être effacés avec le temps et il serait erroné de penser qu’il suffit d’ignorer les victimes pour que celles-ci cessent de réclamer leurs droits.
Quel est, selon vous, le meilleur moyen de lutter contre l’impunité et rétablir la justice ?
La lutte contre l’impunité passe forcément par l’établissement de la vérité et par un processus de justice équitable, indépendante et transparente où tous les responsables, quels qu’ils soient, de crimes et violations ont à rendre compte de leurs actes. La confiance dans le système judiciaire ne pourrait être rétablie sans que justice soit rendue pour toutes les victimes.
Quelle est la raison qui motive A I à demander le démantèlement des groupes d’autodéfense ou «milices» ?
Le fait que la protection de la population et les opérations de sécurité relèvent de la responsabilité de l’Etat et ne peuvent en aucun cas être délégués à des civils qui n’ont pas reçue la formation nécessaire et qui ne sont pas dûment qualifiés pour mener à bien ces tâches.
Par rapport à la visite de mai dernier, avez-vous eu plus d’informations sur la question des disparus ?
En dépit des promesses, à ce jour les autorités n’ont fourni aucune information concrète, ni aux familles des «disparus» ni à nous-mêmes. Le problème principal est qu’aucun effort réel n’a été fait pour clarifier ces cas.Par clarification nous entendons des résultats concrets d’enquêtes sérieuses et non pas des déclarations que des cas ont été «élucidés», sans pour autant apporter la moindre preuve. Si des «disparus» ont «réapparu» qu’on les montre, et pour ceux qui sont morts qu’on donne aux familles les informations et les précisions qui leur permettraient de faire leur deuil. Les familles des quelque 4000 «disparus» dont nous sommes au courant n’ont pas vu leur proches «réapparaître» ni n’ont reçu les corps.
Par ailleurs, au cours de nos recherches nous avons pris connaissance de quelques nouveaux cas de «disparitions» survenues cette année, ainsi que de cas des années précédentes mais que les familles n’avaient pas signalé auparavant soit par crainte, soit parce qu’elles vivent loin et ne savaient pas qui contacter. Aussi, des cas de «disparitions» temporaires continuent de se produire. Plusieurs personnes qui avaient été arrêtées en octobre 1999 et qui avaient «disparu» depuis ont «réapparu» en octobre 2000 à la prison militaire de Blida – après une année de détention au secret. Un jeune homme de Constantine, qui avait été arrêté le 11 septembre dernier, a été libéré le 17 novembre, après plus de deux mois de détention secrète. Des cas similaires de personnes arrêtées en fin 1999 et début 2000 et qui avaient «réapparu» lors de notre visite de mai dernier demeurent à ce jour inexpliqués, alors que les autorités nous avaient promis une réponse rapide en mai dernier.
Allez-vous demander, dans le cas d’autres visites en Algérie, à rencontrer des responsables militaires ?
Lors de notre dernière visite nous avons exprimé le souhait de rencontrer différents hauts responsables gouvernementaux et militaires mais aucune de ces rencontres ne nous a été accordée. Nous estimons que ces rencontres seraient importantes et si elles peuvent se concrétiser à l’avenir nous serons toujours intéressés. Il est important de souligner que le souhait que nous avons émis de rencontrer des responsables militaires ne constitue pas une démarche particulière à l’Algérie ; nous avons formulé la même demande dans plusieurs autres pays et dans certains cas, ces rencontres ont eu lieu.