«Il y aura encore beaucoup de victimes innocentes»
«Il y aura encore beaucoup de victimes innocentes»
Le général à la retraite, Rachid Benyelles à Mohamed Mehdi, Libre Algérie, 17-30 janvier 2000
Le général Rachid Benyelles ne mâche pas ses mots. Son analyse est directe, sans fioritures. L’accord avec l’AIS – en villégiature depuis longtemps – n’aura pas d’incidence majeure sur la situation sécuritaire. La mise à l’écart des politiques et le refus de la solution politique créent une situation invraisemblable et laissent les ingrédients de la crise en l’état. Pour lui, le pouvoir sait que la solution est politique mais il s’y refuse car cela implique une remise en cause qu’il n’est pas prêt d’accepter. A l’heure du battage médiatique qui accompagne le solde de l’accord AIS-ANP, Rachid Benyelles remet les pendules à l’heure.
Libre Algérie : L’après 13 janvier pourrait être le début d’un nouvel effort de guerre contre les groupes armés qui refusent de déposer les armes. Quelle forme cela peut-il prendre, selon vous?
Rachid Benyelles : Franchement, je ne vois pas comment cela pourrait se réaliser? Est-ce qu’il y avait des forces et des moyens en réserve et qui n’avaient pas été utilisées dans le passé? Si ces moyens étaient disponibles et n’avaient pas été utilisées pour protéger les citoyens, c’est une action coupable. On est en droit de demander des comptes.
Depuis que l’AIS est en « trêve unilatérale », c’est-à-dire depuis octobre 1997, le terrorisme n’a pas cessé de frapper et de faire des victimes parmi les citoyens y compris dans les régions les plus reculées.
On peut dire aujourd’hui que le niveau de violence, par rapport à ce qui existait en 1994-1995, est plus faible. Ceci étant, on constate, depuis qu’on parle de concorde civile, que le terrorisme a connu un net regain par rapport à l’année dernière.
La trêve d’octobre 1997 n’a pas été ressentie comme telle, parce qu’elle existait en réalité bien avant octobre 1997. Tout le monde sait maintenant que des accords étaient intervenus avec Madani Mezrag avant cette date. Il y avait un gentlemen agreement au titre duquel les troupes de ce qu’on appelle, le bras armé du FIS – encore faut-il que cela soit établi d’une manière irréfutable – , étaient déjà en villégiature.
La grande nuisance ne venait finalement pas de l’AIS, mais des autres groupes armés du GIA, de ceux de Hassan Hattab… etc. La neutralisation de la violence, passe donc par la neutralisation de ces groupes-là.
Et la concorde civile, pensez-vous qu’elle soit une réussite?
Malheureusement, je pense que la démarche et les promesses dont on nous a tant rabattu les oreilles, ne parviendront pas à arrêter la violence après le 13 janvier 2000.
En matière de rétablissement de la paix et la sécurité, c’est tout ou rien. Ou on neutralise absolument tous les groupes armés, et à ce moment-là la sécurité et la paix reviendront, ou alors on n’y arrive pas, et il suffira alors de quelques dizaines d’individus pour maintenir une situation d’insécurité, ce qui obligera les autorités à garder en place l’énorme dispositif de sécurité, avec toutes ses conséquences, notamment sur les plans humain et financier.
On ne peut réaliser la concorde que si l’on s’inscrit dans le cadre d’une solution politique. Combien de fois faut-il le répéter : la crise est d’essence politique et elle ne peut avoir d’issue que politique. Ceci passe inévitablement par la concertation, l’adhésion et l’implication des forces et des personnalités nationales représentatives des courants qui traversent la société algérienne aujourd’hui.
Il faut qu’elles soient impliquées dans le processus. C’est à ce moment-là, qu’on pourra espérer aboutir à une résolution de la crise.
C’est dans le cadre de la solution politique, que l’Etat pourra utiliser ses prérogatives en matière de sécurité. Si cela devait impliquer de réprimer, éradiquer – j’emploie le terme – les groupes armés, oui il faudra alors le faire.
Mais, se contenter de le faire dans le cadre strictement sécuritaire, ça ne peut pas aboutir et ça n’aboutira pas, car les ingrédients de la crise seront toujours présents.
Justement, on présente les négociations avec les groupes armés comme « La » solution à la crise. Qu’en pensez-vous?
Pour notre malheur, dans ce pays, on fait exactement le contraire de ce qu’il faut faire. On négocie avec des hommes armés, avec des gens qui ont assassiné, qui ont torturé et qui ont commis des massacres, et on exclu les politiques. Alors, que c’est exactement le contraire qu’il fallait faire. Il fallait d’abord négocier avec les politiques, se concerter avec eux, pour dégager une solution à la crise, puis imposer des mesures et des solutions aux groupes armés. A eux de les accepter, et de répondre aux appels des politiques, et dans ce cadre-là envisager une amnistie plus ou moins étendue; ou alors les groupes armés ne répondent pas aux appels des politiques et dans ce cas, il s’agira de les neutraliser jusqu’au dernier. Ils auront le choix entre mourir les armes à la main ou être pris vivants, jugés, condamnés puis exécutés.
On exige des politiques de s’abstenir de faire de la politique et on amnistie les groupes armés, qu’est-ce que cela vous inspire comme commentaire?
C’est absolument insensé. C’est, je crois, une première mondiale. La solution à la crise passe par la concertation avec les politiques. Comment une chose aussi évidente n’a pas été comprise? Et bien, je crois, qu’elle a été comprise, mais on n’en veut pas.
Pourquoi?
Parce que la concertation politique implique que ceux qui décident de la paix et de la guerre dans ce pays, et qui ne sont pas forcément ceux qui décident d’autres choses, ne veulent pas faire de concessions qui limiteraient leur pouvoir ou les en excluraient à terme.
C’est cela le risque d’une concertation politique. Lorsqu’on se met autour d’une table, chacun doit faire des concessions. Or on n’en veut pas. On veut rester seuls maîtres du jeu.
Vous pensez que cette situation va durer encore longtemps?
Je pense, malheureusement, que la situation va encore perdurer et qu’il y aura encore beaucoup de victimes innocentes. Ça finira bien par se terminer un jour, mais ça ne sera certainement pas à cause de la loi sur la concorde civile et de l’agitation faite autour. ça sera grâce au peuple qui rejette totalement ces gens-là. C’est le peuple qui les exclura.
Si elle devait être repensée, quel sens donnerez vous à la concorde civile?
La concorde civile est un terme sorti du dictionnaire pour ne pas avoir à utiliser l’expression «réconciliation nationale» que nous préconisons depuis plusieurs années déjà. La concorde civile doit impliquer les véritables courants politiques présents dans la société. Ce n’est certainement pas avec les seules mesures sécuritaires que l’on sortira de la crise.
Il faut revenir à l’esprit du contrat national, à savoir réunir autour d’une table les partenaires politiques qu’ils soient islamistes, démocrates, ou éradicateurs, discuter et trouver ensemble une solution.
Dans le nouveau gouvernement, il y a des islamistes et des éradicateurs…
Je ne crois pas que les individus actuellement présents à l’Assemblée ou au gouvernement soient représentatifs de la mouvance islamiste. Ce sont des «élus» désignés dans le cadre des quotas, tout simplement.
La perte de Hachani n’est-elle pas celle d’un interlocuteur valable et représentatif de cette mouvance?
Je n’ai pas eu l’occasion de rencontrer Hachani. Mais, ce que je connais de lui, c’est que c’était un modéré, un patriote, un homme d’ouverture et de dialogue, un homme qui, aux moments les plus difficiles, appelait au calme. Sa perte est certainement une perte pour l’Algérie, car il aurait pu apporter une grande contribution dans la résolution de la crise.
Quelle est votre appréciation sur les premiers mois de l’action du chef de l’Etat?
Dans un pays qui se respecte, le programme électoral du candidat est initié dans les 100 premiers jours du mandat. En Algérie, et après neuf mois d’exercice du nouveau pouvoir que peut-on retenir? A l’exception des quelques mesures prises dans le cadre de la concorde civile (la libération de quelques dizaines de prisonniers et l’amnistie accordée à des groupes armés), il n’y a aucune autre mesure concrète.
S’agissant de la loi sur la concorde civile, il serait surréaliste d’affirmer que c’est un succès, et cela quelque soit le bilan qui en sera fait au plan officiel. La réalité est là pour nous le rappeler : l’insécurité continue, il y a toujours des faux barrages, des massacres, et des embuscades tendues aux forces de l’ordre. Les exploitations agricoles situées en dehors des grands axes sont toujours à l’abandon, les grandes compagnies aériennes ne sont toujours pas de retour, l’investissement étranger tarde toujours à venir à cause de l’insécurité… etc.
En neuf mois de pouvoir, nous avons eu droit à des rodomontades et des discours fleuves; il n’y a rien de concret. Il y a bien eu une commission qui travaille sur la réforme de la justice, une autre qui réfléchit sur les problèmes de l’éducation nationale, mais il ne s’agit encore que de réflexion. On jugera lorsqu’on passera à l’action.
Le limogeage des 22 walis n’est pas une mesure d’assainissement mais un mouvement d’humeur. On atteint le comble de l’absurde avec la désignation d’une commission chargée de statuer sur la validité des mesures prises.
On parle de succès diplomatique…
Oui, effectivement on parle de « restauration de la place de l’Algérie au plan international » et patati patata. Je ne vois pas franchement en quoi l’Algérie a retrouvé sa place dans le concert des nations.
Ce n’est certainement pas en assistant à des meetings de second ordre du type Crans Montana et Monaco, et en refusant de se rendre au seul rendez-vous qui vaille la peine, celui de Davos. On attend huit jours à Washington pour être reçu, et on revient bredouille.
On propose la candidature de Yousfi, à l’époque ministre de l’énergie, comme secrétaire général de l’OPEP. Après deux mois de démarches on nous oppose une fin de non recevoir.
On parle de relations privilégiées avec la France, on renoue avec la francophonie, mais l’avènement du nouveau roi, Mohamed VI, Chirac fait plutôt une visite, suivie immédiatement par celle Jospin.
On trouve le moyen, après quelques mois d’exercice du pouvoir, de rendre exécrables nos relations avec nos voisins de l’UMA (Union du Maghreb Arabe – NDLR). Ce n’est franchement pas ainsi que l’on restaure la place de l’Algérie dans le région et dans le monde. Si cela est considéré comme un succès diplomatique, alors je demande à comprendre.
L’Armée, reste le centre des enjeux. Elle est, et a été la seule détentrice du pouvoir en Algérie. N’y a-t-il pas perversion de ses missions?
Je risque de choquer beaucoup de gens en disant que l’armée, tout comme le FLN, au moment où il était le parti unique, n’ont jamais été au pouvoir. Ils ont été, par contre, des instruments du pouvoir. On est au pouvoir lorsqu’on a le pouvoir de décider. Or ces deux structures ne décidaient de rien. La décision se situait au niveau du chef de l’Etat, qui avait seul le pouvoir et les instruments pour diriger le pays, et cela comme il l’entendait. L’armée et le parti n’étant que des instruments parmi d’autres.
Ce n’est qu’en 1992, après la démission de Chadli, que l’armée a accédé au statut de décideur.
Chadli a-t-il vraiment démissionné ?
Oui, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, le président Chadli a réellement démissionné. Personne ne l’aurait empêché de rester à son poste s’il avait voulu y rester. Personne ne l’a forcé à partir.