« La présidence est une annexe du ministère de la Défense »

« La Présidence est une annexe du ministère de la Défense »

Lahouari Addi, Libre Algérie N°30, 25 octobre – 7 novembre 1999

Propos recueillis par Mabrouk Hamena

Ses opinions et ses études sur l’Algérie, son pays, sont une référence. Professeur de sociologie politique à l’Institut d’études politiques de Lyon, Lahouari Addi intervient fréquemment dans la presse nationale pour analyser la situation socio-politique avec la distance qui sied à l’universitaire. Son regard du réel algérien fait souvent grincer les dents des différents acteurs de la vie publique nationale.

Il vient de publier aux éditions La Découverte un ouvrage de sociologie de la famille et de l’espace public en Algérie intitulé les Mutations de la société algérienne : famille et lien social dans l’Algérie contemporaine. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont l’Algérie et la Démocratie, pouvoir et crise du politique dans l’Algérie contemporaine, édité en 1995. Lahouari Addi espère que les générations montantes « vivront un jour dans une société musulmane démocratique, respectueuse des droits naturels des femmes et des hommes ».

Il y a quelques années, se projetant positivement au-delà de la grave crise actuelle, il a lancé la formule de « régression féconde ». Elle avait provoqué l’ire des sémanticiens, de quelques hommes politiques et du magma médiatique local « moderniste ». La crise perdure. Elle contribue, ce faisant, à dénuder davantage le pouvoir et sa logique. Elle a fécondé une nouvelle étape dont on ne voit pas comment elle pourrait mener à un épilogue pacifique et démocratique. L’aspiration populaire à la paix est plus forte que jamais et M. Bouteflika paraît plus ligoté que son prédécesseur. Face à la corruption, au poids des décideurs de l’armée dans les institutions et à son refus d’accepter l’alternance, M. Bouteflika, « qui n’a pas politiquement évolué », risque fort de passer à côté d’une vraie solution à la problématique nationale. Questions et éclairages.

M. H.

Libre Algérie : Quels enseignements tirez-vous du taux de participation au référendum sur « la démarche »  de sortie de crise d’Abdelaziz Bouteflika (85,06%) et du nombre de oui (98,63%) ?

Lahouari Addi : Même si le taux de participation a été revu à la hausse, les résultats du référendum du 16 septembre sont proches de la réalité, parce que la majorité de la population aspire à la paix. L’électorat a donné à Bouteflika la légitimité dont il avait besoin. Que va-t-il faire de sa victoire ? Va-t-il exercer le pouvoir réel ou se contenter du pouvoir formel ? Le fait qu’il rende public le différend qu’il a avec les généraux sur la formation du gouvernement marque un épisode de ses futures relations conflictuelles avec ces derniers. Il me semble qu’il a marqué un point, car le système pouvoir réel/pouvoir formel ne fonctionne que si le Président ne le reconnaît pas publiquement. Or, comme on dit chez nous, Bouteflika « kchef el-bazga ». La hiérarchie militaire exerce le pouvoir réel dans l’opacité, et si cette opacité est dissipée, les généraux deviendront de simples hauts fonctionnaires du ministère de la Défense. Le bras de fer va continuer. Depuis la mort de Boumediene, la présidence est une annexe du ministère de la Défense. Bouteflika veut inverser la situation et faire du ministère de la Défense une annexe de la présidence. Le pourra-t-il ? Il a des atouts.

Les principales capitales occidentales – Paris et Washington notamment – semblent séduites par A. Bouteflika. Pensez-vous que cela va changer la nature des relations qu’ils entretiennent avec le pouvoir ?

Pour des raisons de stabilité régionale qui vont dans le sens de leurs intérêts, les Etats-Unis et la France soutiendraient n’importe quel homme politique qui ramènerait la paix en Algérie. Ils soutiennent Bouteflika parce qu’il a suscité un immense espoir de paix.

Comment interprétez-vous le soutien du RCD et de l’ANR à la politique officielle ?

L’ANR et le RCD sont des formations centrées autour de leurs leaders. Rédha Malek est un ancien du FLN qui a exercé des responsabilités comme Premier ministre et il a échoué à redresser la situation et à ramener la paix. Il ne veut pas tirer de leçon de ses échecs et il persiste dans des positions sans perspectives. Saïd Sadi est un cas de figure différent. Il est jeune et n’a jamais exercé le pouvoir. Il est porteur d’un projet autoritaire de modernisation de la société. Il rêve d’être l’Attaturk de l’Algérie. Sauf qu’Attaturk était un militaire dans les années 20. C’était, en outre, un héros national pour avoir remporté des victoires militaires sur lesquelles il avait bâti sa légitimité. Mais aujourd’hui, ni les conditions nationales ni les conditions internationales ne permettront les méthodes autoritaires d’Attaturk. Saïd Sadi pense utiliser le système actuel pour réaliser son projet. Il considère que Bouteflika est une faille du système et il s’y engouffre. Quels ministères seront attribués au RCD ? Là est toute la question. Nous le saurons bientôt, et nous saurons en même temps qui du pouvoir ou du RCD aura utilisé l’autre.

Comment expliquez-vous l’effacement de l’opposition, notamment celle représentée par le groupe des « 6 » ex-candidats à l’élection présidentielle ?

Je ne pense pas que les « 6 » se sont effacés après l’élection présidentielle. Celle-ci a été un événement qui a obligé les partis à ajuster leur stratégie. Cela dit, l’opposition institutionnelle a toujours été faible parce que le pouvoir a constamment cherché à la manipuler, à l’étouffer… En outre, le champ politique algérien n’est pas très étoffé, même s’il est encombré par de nombreux partis virtuels dont la mission est le parasitage. Schématiquement, il y a seulement trois partis politiques en Algérie : le FFS qui représente la rupture démocratique ; le FIS qui cherche la fracture violente ; et enfin la Sécurité militaire qui utilise les moyens de l’Etat pour maintenir en vie le régime. De manière plus générale, il ne faut pas oublier que la culture politique de la population est une culture antipouvoir. Il y a toujours eu en Algérie des révoltes et des rébellions contre le pouvoir central, depuis l’Antiquité. La situation d’aujourd’hui, avec les maquis islamistes, n’est qu’un épisode s’inscrivant dans une durée historique. La solution c’est la modernité, c’est-à-dire l’Etat de droit et l’autonomie de la justice. Quand les électeurs choisiront leurs dirigeants périodiquement, il n’y aura plus de révoltes. Les maquis islamistes ont des chances de durer tant que le régime n’acceptera pas de se soumettre à l’alternance électorale. Non pas que les islamistes ont pris les armes pour mettre en place l’alternance, mais parce que, une fois celle-ci instituée, aucun maquis ne sera possible car il ne bénéficiera pas de l’appui de la population ou d’une partie de la population.

Le nouveau discours du pouvoir se caractérise par une critique acerbe de l’Etat et des ses institutions, et par une appropriation des thèses de l’opposition. Dans la pratique du pouvoir, sur quoi peut-il déboucher ?

Il n’y pas un nouveau discours du pouvoir. Il y a un nouveau discours de la présidence – qui est 10% du pouvoir – et qui cherche à se crédibiliser en faisant siennes les critiques de la population contre le régime. Ce discours critique ne relève pas du constat pour améliorer la situation ; il relève de la ruse pour capter la confiance de la population. Dans la pratique, cela débouchera au mieux sur la mise à la retraite de personnalités fortement impliquées dans des réseaux de corruption, mais le système générateur de corruption demeurera intact, à moins que le régime n’accepte l’alternance et l’autonomie de la justice.

Le néopopulisme que développe A. Bouteflika peut-il être porteur de solution où d’éléments de solution à la crise ?

La crise algérienne est politique et institutionnelle. Or le populisme de Bouteflika suggère que la cause de la crise est morale et qu’il suffirait d’écarter certains responsables qui auraient failli dans leur mission. Je crains qu’avec un tel diagnostic, Bouteflika ne se donne pas les moyens de résoudre la crise.

A. Bouteflika a réhabilité des personnalités comme Ahmed Ben Bella. Ce faisant, il semble vouloir dépasser des périodes tumultueuses de l’histoire contemporaine de l’Algérie. Il ne cesse de dire que « ce qui est passé est passé ». En même temps, il ne peut s’empêcher de critiquer de manière virulente Chadli Bendjedid. Pourquoi ce hiatus ?

La réhabilitation de personnalités comme Ben Bella, Khider, Krim Belkacem… était nécessaire. C’est notre histoire et un peuple qui ignore son histoire ne peut être maître de son destin. Mais il ne faut pas que cela se limite à des cérémonies. Il faut créer un institut de recherches sur le mouvement national avec des équipes de recherche, des publications scientifiques… Il faut sortir l’histoire du PPA-MTLD, de l’UDMA, des Oulémas, du FLN… de l’oubli et de la mythologie et la récrire sur des bases scientifiques. Quant à l’attitude de Bouteflika vis-à-vis de Chadli, rappelez-vous qu’à la mort de Boumediene, il était en piste pour succéder à ce dernier, et les militaires lui ont préféré Chadli Bendjedid. Les amis de Bouteflika considèrent que c’était une erreur que le régime est en train de payer. Ils reprochent à Chadli d’avoir mis le régime en danger.

Le successeur de Liamine Zeroual soutient que le peuple n’est pas apte, culturellement, pour la démocratie libérale de type occidental. Sous prétexte de spécificité, il soutient aussi que l’Algérie ne peut pas faire siens les droits de l’homme universels. Allons-nous vers une démocratie « spécifique » de type tunisien ou égyptien ?

Pour comprendre les convictions politiques de Bouteflika, il faut rappeler son itinéraire. A l’âge de 17 ans, alors élève en première, il rejoint les maquis et finit en 1961-62 avec le grade de commandant de l’ALN. C’est un pur produit du FLN, avec ses grandeurs nationalistes et ses limites idéologiques. Pour un militant du FLN, ce parti a obtenu une victoire historique : l’indépendance nationale. Ce qui est vrai, mais cette génération n’avait pas pour objectif de construire un Etat ; elle avait pour objectif de former une armée qui, aujourd’hui précisément, empêche la société de se doter d’un Etat de droit. Ce n’est pas un hasard si, de tous les services administratifs, le seul qui fonctionne relativement efficacement c’est la Sécurité militaire. C’est l’héritage de la période de libération nationale, ces fameux enfants de Boussouf qui voient des traîtres partout et qui ont une haine pour les élites civiles. Bouteflika en fait partie puisque l’adjoint de Boussouf c’était Boumediene et lui était sous les ordres de ce dernier.

Cette génération de militants est insensible à la démocratie, au droit, aux libertés publiques, au respect de l’individu. Leur culture politique se réduit aux masses populaires, à la nation, au groupe…dans lesquels l’individu en chair et en os est une quantité négligeable. Cette culture politique, marquée par les nécessités de la lutte anticoloniale, repose sur la force, la ruse, la violence, et se structure autour d’intérêts idéologiques de la collectivité nationale. Dans cet ordonnancement, le respect des individus, les libertés publiques, le droit… n’existent pas. Ou bien s’ils existent, c’est uniquement sous forme de propagande à destination de l’étranger. Chez la génération de Bouteflika, ce qui compte c’est la nation, vécue de manière mystique, identifiée à l’armée, pilier du régime. Si, pour sauver le régime qui s’identifie à la nation à travers l’armée, il fallait tuer des centaines de milliers d’Algériens, ce sera fait sans remords et assumé comme un devoir national ! Les sciences sociales appellent cela la réification des formes sociales humaines dans le sens de Simmel et qui mène à l’aliénation dans le sens de Marx.

Nous comprenons pourquoi le président Bouteflika, à la tribune de l’ONU, a critiqué les ONG de défense des droits de l’homme et fustigé le droit d’ingérence humanitaire accusé de limiter la souveraineté nationale, entendez le droit de vie et de mort du régime sur les administrés contestataires. Cela prouve que Bouteflika n’a pas politiquement évolué après avoir quitté le pouvoir en 1978. Pour lui, l’histoire s’était arrêtée à cette date. Aujourd’hui, la conscience universelle ne peut admettre que des dirigeants nationaux torturent et tuent des gens dans l’exercice de leurs fonctions. La cas Pinochet va se multiplier à l’avenir. Son arrestation et sa traduction devant la justice internationale est une exigence morale. L’argument de la souveraineté ne tient pas parce que la souveraineté est la faculté de faire des lois et non pas de tuer en masse pour des raisons de politique interne. Ce que Bouteflika n’a pas réalisé, c’est que les régimes du tiers-monde ont perdu leurs dynamiques révolutionnaires et, en deux décennies, ils se sont retournés contre leurs populations respectives qu’ils affament et tuent. Encore une fois, les citoyens du monde ont le droit de demander une commission d’enquête internationale sur les massacres de Bentalha et d’er-Raïs, et ce n’est pas une atteinte à la souveraineté nationale, car il y a crime contre l’humanité. Tôt ou tard, il y aura une commission d’enquête, car les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles.

A. Bouteflika a publiquement exprimé son intention de « récupérer ses prérogatives constitutionnelles ». Quelle peut être sa marge de manoeuvre avec le groupe des décideurs militaires qui l’ont porté au pouvoir ?

A l’époque où Bouteflika était ministre des Affaires étrangères, le pouvoir réel et le pouvoir formel étaient tous deux incarnés par le chef de l’Etat, en l’occurrence Houari Boumediene. Bouteflika cherche à se donner la stature charismatique qu’avait Boumediene pour exercer le pouvoir réel détenu jusqu’ici par la hiérarchie militaire. Réussira-t-il ? Il a des atouts. Une chose est sûre : il ne sera véritablement un chef d’Etat que lorsqu’il aura écarté les généraux qui l’ont désigné candidat du consensus et lorsqu’il aura promu d’autres généraux à leur place qui lui seront fidèles parce qu’ils lui devront leurs grades. Aucun système politique ne fonctionne avec les faiseurs de rois, et il n’y a aucune exception à cette règle. L’information rapportée par Reuters prend à témoin l’opinion publique nationale et internationale pour des changements à venir.

La haute hiérarchie militaire peut-elle accepter la fin de « l’accumulation primitive » et accepter l’avènement d’un régime de droit qui protégerait ses « acquis » matériels ? C’est ce que Bouteflika semble lui suggérer. Est-elle prête à cette évolution ?

Le différend entre Bouteflika et les généraux ne porte pas sur « l’accumulation primitive ». La constitution des fortunes privées par les dirigeants est une caractéristique du système fondé sur la privatisation de ce qui est public par essence : le pouvoir. La privatisation du pouvoir a pour conséquence logique la prédation des richesses de la collectivité à partir de positions politiques. L’élite dirigeante se place au-dessus des lois et refuse l’autonomie de la justice. Bouteflika accepte cette situation qu’il trouve normale ; il critique seulement l’enrichissement d’individus qui ne sont pas de son clan.

En revanche, le différend ne porte pas sur la constitution des fortunes privées, il porte sur l’exercice du pouvoir, c’est-à-dire la décision de nommer aux postes stratégiques de la prédation :  les directeurs des douanes, des impôts, les responsables du commerce extérieur… ainsi que le chef de la police, de la gendarmerie, le ministre de la Justice, car ces personnages peuvent empêcher la prédation au regard de la réglementation. L’autre aspect du différend, c’est la politique de réconciliation nationale qui impose que soient dépassées les conditions de l’annulation des élections de décembre 1991. Bouteflika veut exercer le pouvoir réel pour négocier avec le FIS et ramener la paix. Cela signifierait la mise à la retraite des officiers supérieurs qui ont pris part à l’annulation des élections de décembre 1991, annulation qu’il a qualifiée de violence. L’héritage de cette annulation est très lourd : 100 000 morts, 20 000 disparus, des destructions estimées à des milliards… En plus, il y a la demande de justice des victimes du terrorisme, ce qui implique de lever le voile sur les commanditaires du GIA. La situation semble inextricable. Bouteflika en avait-il conscience lorsqu’il a accepté l’offre des généraux d’être candidat à la présidence ? Il se trouve devant un double choix : ou bien il accepte de jouer le jeu de superministre des Affaires étrangères pour lequel il a été désigné, ou bien il ramène la paix et il deviendra un chef d’Etat qui marquera sa présidence.