L’armée algérienne: Le pouvoir de l’ombre

L’ARMEE ALGERIENNE:
LE POUVOIR DE L’OMBRE

José Garçon, Pierre Affuzi,
Pouvoirs, Septembre 1998

Dans la bouche de l’Algérien moyen, le « pouvoir » paraît une espèce de Léviathan qui décide de tout dans le pays. Qui donc décide en Algérie et comment fonctionne le système ? On peut d’abord constater que l’Algérie socialiste et démocratique a connu trente-trois ans de pouvoir militaire réel (Boumediene, Chadli, Nezzar, Zeroual) sur trente-six d’indépendance. Mais, au-delà de ce constat, rien n’est plus difficile que de décrire les véritables mécanismes de décision. L’opacité demeure en effet la caractéristique première d’un système dont les dirigeants ont toujours cultivé le goût du secret et du mystère, surtout s’agissant de la poignée de hauts gradés qui, dans l’armée ou les services de renseignements, ont constitué et constituent toujours le vrai pouvoir, un pouvoir d’essence militaire. Il est en effet un point consensuel en Algérie: au-delà de toute apparence d’institution civile -parti unique et gouvernement FLN hier, ou pluralisme de façade aujourd’hui -, la haute hiérarchie militaire demeure le seul « décideur », sans qui rien ne peut se faire dans un pays où la politique se règle en coulisse, dans des cercles militaires restreints, mais avec un extrême souci des apparences. C’est en tout cas cette armée-État et personne d’autre qui exerce la réalité du pouvoir. Près de trois décennies durant, elle a tiré les ficelles à l’ombre du FLN qui a, lui, assumé la gestion du pouvoir au jour le jour, avant de jouer les fusibles 1orsque les émeutes d’octobre 1988 eurent consacré sa rupture avec la rue. Aujourd’hui encore, le gouvernement (civil) n’a que des compétences de gestion et, en tout cas, aucune responsabilité dans la conduite de la guerre. Qu’un Premier ministre – ou un chef d’État – tente de faire évoluer le cours des choses et il est écarté, comme le « réformateur » Mouloud Hamrouche en 1991, ou assassiné, comme Mohamed Boudiaf en 1992.

LA PRIMAUTÉ HISTORIQUE DE L’ARMÉE

La primauté des forces armées ne date pas d’hier. Elle prend ses racines avant même l’indépendance du pays. Dès 1957, un événement annonce le futur rôle de l’armée et des services de sécurité. A 37 ans, Abbane Ramdane, véritable tête pensante du FLN, paie de sa vie sa volonté d’imposer « la primauté du politique sur le militaire ». I1 est étranglé en décembre 1957, au Maroc, par les hommes de Boussouf, le chef du service de renseignements et de contre-espionnage de la révolution algérienne. Victoire des « seigneurs de la guerre », ce premier crime contre l’un des responsables les plus importants de la lutte de libération marque le début de l’ascension du pouvoir de l’armée. Dès lors, celle-ci instrumentalise le parti (FLN), et non l’inverse comme dans les institutions staliniennes classiques. C’est aux frontières du pays, au Maroc et en Tunisie, loin des maquis de l’intérieur, que s’est constituée pendant la guerre d’indépendance 1’ALN (Armée de libération nationale). Cette « armée des frontières » – par opposition à1’ALN des maquis – ne fut pas engagée dans des opérations de guerre, à l’exception d’accrochages qui pouvaient avoir lieu à proximité de l’Algérie. Évaluée à près de 40 000 hommes, elle jouit vite d’une autonomie croissante à l’égard de la direction civile et devient la force de frappe des officiers des frontières. L’instance dirigeante opérationnelle, c’est-à-dire l’état-major général commandé par le colonel Houari Boumediene, s’impose d’abord comme arbitre des luttes de factions, puis comme le recours décisif. Le « noyau dur » de cette armée vient de la base de l’Est en Tunisie, des Aurès et des Nememchas. Cet ancrage régional ne fera que se confirmer par la suite. La plupart des véritables « décideurs » sont en effet originaires du « BTS », le fameux triangle géographique Biskra (ou Batna)-Tébessa-Skikda (ou Soukh Arras), situé à l’est du pays et où se trouvent les villes de Batna et de Kenchela. Aujourd’hui – et depuis l’élection de Liamine Zeroual à la présidence en novembre 1995 -, la dérision populaire évoque un nouveau triangle, le « BBB » (Batna-Batna-Batna), pour se moquer de la concentration de dirigeants issus de Batna.

A l’inverse de cette armée des frontières, les maquis de l’intérieur sont épuisés et quasiment détruits par les grandes opérations militaires, notamment le plan Challe de 1961. En outre, l’efficacité du barrage que constitue la ligne Morice aux frontières de l’Algérie a isolé ces maquis de l’armée des frontières. Alliés au MALG, le service de renseignements de la révolution algérienne créé en septembre 1958, les officiers des frontières finissent, quoi qu’il en soit, par imposer leur pouvoir à l’Algérie. Et lors de la déclaration d’indépendance, en 1962, c’est grâce aux chars d’une armée arrivant de l’étranger qu’Ahmed Ben Bella est porté au pouvoir. Toutes les tentatives pour s’appuyer sur la société afin de construire un État civil vont se heurter à la puissance de l’appareil militaire. Trois ans plus tard, le 19 juin 1965, c’est cette même armée qui évince, au profit de Boumediene, Ben Bella, dont elle avait fait son porte-drapeau en 1962. En décembre 1967, la tentative de coup d’État du chef d’état-major de l’armée Tahar Zbiri permet à Houari Boumediene de mêler institutions politiques et militaires si étroitement qu’elles vont se confondre. Supprimant le poste de chef d’état-major, Boumediene assume lui-même celui de ministre de la Défense, consacrant ainsi la confusion entre le chef de l’armée et celui du pays.

Son successeur, Chadli Bendjedid, ne change formellement rien à cette organisation puisqu’il conserve le ministère de la Défense de son arrivée au pouvoir, en 1979, jusqu’à 1990. Mais, à l’inverse de Houari Boumediene, qui dirige le processus qui a conduit l’armée au pouvoir, Chadli ne sera jamais un chef à part entière. I1 y a plusieurs raisons à cela: faisant partie des « clientèles » qui ont soutenu la prise du pouvoir par Boumediene, il n’a été cependant qu’un commandant de région parmi d’autres, n’a pas appartenu au célèbre « groupe d’Oujda », ce clan politico-militaire restreint qui a préparé le processus de prise du pouvoir par l’armée et qui comprenait, outre Boumediene, Cherif Belkacem, Kasdi Merbah, Abdelaziz Boutteflika… Enfin, Chadli n’a été qu’un candidat de compromis pour succéder à Boumediene. Il sera donc tenu d’entrer dans une logique de compensations à l’égard de ses pairs auxquels il délègue certaines responsabilités militaires (création d’un secrétaire général du ministère de la Défense, puis, en 1984, re-création du poste de chef d’état-major de l’ANP, l’Armée nationale populaire). Cela ne l’empêche pas d’écarter, à travers mutations et mises à la retraite, la vieille garde de l’ANP et de la remplacer par une nouvelle génération d’officiers supérieurs. Modernisation et professionnalisation deviennent alors les mots d’ordre de la réorgansation d’une armée jusque-là équipée pour l’essentiel de matériel soviétique Les officiers qui viennent aux commandes sont probablement plus « professionnels » sans être forcément moins « politiques » que leurs âînés.

Moins de six mois après les émeutes d’octobre 1988 et après l’adoption par référendum d’une nouvelle constitution prévoyant le multipartisme, les militaires annoncent qu’ils renoncent à leurs sièges au comité central du FLN pour « éviter que l’armée soit impliquée dans le jeu complexe des tendances ». Leur pouvoir n’en est pas diminué pour autant. Au contraire. La nomination pour la première fois en juillet 1990 d’un ministre de la Défense (Khaled Nezzar) autre que le président (Chadli Bendjedid) consacre la manière dont a évolué la fonction de chef de l’État. Loin du «chef » qu’était Boumediene, celui-ci apparaît comme une sorte de «représentation » du collège des généraux, même s’il conserve une marge de manouvre notable de la gestion du politique.

Deux faits signent le début de la fin pour Chadli Bendjedid, «démissionné » le 11 janvier 1992 après la victoire électorale du FIS au premier tour des législatives de décembre 1991: à l’automne 1990, les services secrets passent de la tutelle du chef de l’État à celle du ministre de la Défense puis, en 1991, un projet de loi de l’état-major permet aux autorités civiles locales d’en appeler à l’armée « dans des situations exceptionnelles », prérogative réservée jusqu’ici au seul chef de l’État. Cinq ans plus tard, début 1996, une nouvelle constitution adoptée par référendum officialise l’hégémonie de l’armée.

L’armée, depuis l’indépendance, n’a eu cesse de s’identifier à l’histoire, à la naissance de la nation et à la révolution pour mieux en monopoliser la symbolique. S’estimant largement consacrés par la légitimité révolutionnaire, les chefs militaires ont vite considéré ne plus détenir leur pouvoir du peuple, ce qui présente notamment l’intérêt de n’avoir jamais aucun compte à lui rendre. Ils se sont érigés en juges et gardiens suprêmes du nationalisme et des intérêts supérieurs du pays, comme ils l’avaient fait lors de la « guerre des sables » contre le Maroc, en octobre 1963, puis tout au long du conflit qui oppose les deux pays à propos du Sahara occidental.

LE PARTAGE DU HAUT COMMANDEMENT « OFFICIERS FRANÇAIS » ET « JANVIÉRISTES »

L’armée apparaît comme une somme de structures de pouvoirs qui s’équilibrent et se surveillent mutuellement: I’état-major, la Sécurité militaire, la gendarmerie et les six régions militaires (Grand Alger, Oran, Béchar, Ouargla, Constantine, Tamanrasset). Deux au moins méritent qu’on s’y attarde: le haut commandement et la Sécurité militaire. Les hauts gradés de l’armée fonctionnent au consensus. Le président de la République se doit d’être l’expression d’un (fragile) équilibre entre « décideurs » militaires, celui qui incarne une unité de façade mais qui ne doit en aucun cas prétendre à devenir le chef à part entière.

La désignation de Chadli Bendjedid, candidat surprise à la succession de Boumediene, n’était rien d’autre que l’application de la vieille règle militaire: le moins gênant parmi les plus anciens dans le grade le plus élevé. Deux groupes principaux constituent aujourd’hui le commandement. Le premier, par la position que ses membres occupent dans la hiérarchie, est celui des « anciens sous-officiers de l’armée française », comme on appelle ceux qui ont rejoint le FLN et l’armée des frontières peu avant l’indépendance. Récupérés par Boumediene, ces officiers dociles car sans légitimité de résistants, ont permis d’écarter les populistes et les éléments issus des maquis. Plus de trois décennies après, ce groupe (Mohamed Lamari, Mohamed Touati, Khaled Nezzar, Larbi Belkheir, Abbas Ghezaïel…) contrôle encore les positions stratégiques ou dispose d’une influence déterminante dans le commandement militaire et les « services ».

Le second clan est composé d’hommes ayant connu les maquis et formés au Moyen-Orient. Marqués par le nationalisme arabe triomphant des années 1950, ces officiers, souvent arabophones, nourrissent la plus grande suspicion quant à la sincérité du patriotisme des « officiers français ». Le clivage entre ces derniers et les hommes issus de l’ALN est très fort et a joué un rôle essentiel il y a quelques années dans la disgrâce de l’actuel chef de l’État, Liamine Zeroual.

L’annulation des élections législatives de 1991 a toutefois fait apparaître une nouvelle ligne de partage, même si celle-ci est quelque peu relativisée par le fait que la plupart des officiers supérieurs ont été « mouillés » dans la répression: celle qui sépare les « janviéristes » – les officiers qui, en janvier 1992, ont décidé 1’arrêt du processus électoral et déposé le président Chadli Bendjedid – des autres généraux. Face à ce haut commandement, la capacité de jeunes officiers à imposer un changement est des plus limitées. Les officiers intermédiaires, souvent mieux formés que leurs supérieurs, sont étroitement surveillés. Le tableau d’avancement fonctionne selon des critères d’allégeance. Les commandements opérationnels sont attribués aux éléments les plus sûrs Le système est enfin verrouillé par la priorité dévolue aux « troupes spéciales » sur le reste de l’armée: cette force, véritable garde prétorienne, n’ignore pas que son sort est lié à celui de ses chefs.

LA SÉCURITÉ MILITAIRE: L’OUTIL SECRET DU RÉGIME

La toute-puissante SM, la police politique du régime, héritière du MALG, est devenue au fil des luttes de pouvoir le bras armé clandestin du régime -celui qui a fait assassiner dans leur exil à l’étranger deux des neuf « chefs historiques » de la révolution, Mohammed Khider et Krim Belkacem dans les années 1970, puis, en avril 1987 à Paris, Ali Mecili, avocat défenseur des droits de l’homme et proche parmi les proches de Hocine Aït-Ahmed, lui aussi leader historique et opposant 50 de toujours. L’enquête sur l’assassinat, en juin 1992, de Mohamed Boudiaf par un officier des GIS (groupes d’intervention spéciale) chargé de sa sécurité six mois après qu’il eut été ramené de son exil marocain pour prendre la tête de l’État n’a, elle, jamais aboutie.

Théoriquement dissoute en septembre 1990, la « SM », comme l’appellent toujours les Algériens en ignorant sa nouvelle nomination, le DRS (Département renseignement et sécurité), a été organisée sur le seul modèle duplicable pour le régime: le KGB. Elle demeure sans doute la seule institution – en dehors du secteur des hydrocarbures qui fonctionne vraiment malgré les rivalités entre ses différents services. Quadrillant la société, contrôlant encore une part importante du commerce extérieur, nommant nombre de hauts fonctionnaires, y compris parmi les ambassadeurs, infiltrant les médias, la police, les entreprises d’État, les partis politiques et les groupes islamistes armés, soupçonnée d’être derrière plusieurs attentats et de multiplier les coups tordus, elle désinforme et manipule l’opinion comme, d’ailleurs, les présidents à coup de rapports volontairement erronés ou faussement alarmistes. Signe de sa puissance: à la mort de Boumediene, c’est Kasdi Merbah, alors chef de la SM, qui « a fait » Chadli président en soutenant sa candidature pour départager les deux autres prétendants, Abdelaziz Boutteflika et Mohamed Salah Yahiaoui.

Si la SM est formellement dépendante de l’armée, l’état de guerre lui a permis d’étendre son champ d’action au point qu’on ne sait plus qui contrôle réellement qui.

LES TROIS FRONTS DE LA STRATEGIE DE L’ARMÉE ALGÉRIENNE

A. Le front économique: pendant la guerre les affaires continuent

La lutte pour le partage de la rente pétrolière et gazière est le ressort le plus ancien des modes de fonctionnement du régime militaire algérien. Derrière la rhétorique nationaliste et, aujourd’hui, le credo moderniste àusage externe, les préoccupations du commandement sont d’ordre purement matériel. Les clans qui dominent l’armée sont avant tout des groupes d’intérêts. Les conflits, qui se gèrent souvent par civils interposés, se résument généralement à des luttes d’influence et à des problèmes liés au partage des flux financiers. Chaque clan, chaque haut gradé tente de renforcer son pouvoir par tous les moyens 5 avec une seule limite, une ligne rouge absolue: ne jamais remettre en cause l’intérêt général et la cohésion, qui demeurent les conditions sine qua non de la pérennité et de la sauvegarde du régime.

La volonté de ne jamais laisser un président outrepasser son rôle est à l’origine de la plupart des conflits au sommet de l’État, qui, pour être féroces, sont très rarement idéologiques et sont avant tout des luttes pour le pouvoir à travers lesquelles chaque haut gradé ou chaque clan cherche à agrandir son territoire et à consolider son influence.

Il est en réalité peu de pays dont les richesses aient été aussi systématiquement pillées, la corruption au sommet de l’État atteignant une ampleur impressionnante. L’économie « socialiste », telle qu’organisée dans la période de Boumediene, autorisait toutes les prébendes par délivrance de postes dans des grandes entreprises du secteur d’État. Les officiers généraux y connaissent une suite de carrière plantureuse. La mise en coupe harmonieuse de l’Algérie est le décalogue des responsables militaires qui contrôlent le marché des hydrocarbures, investissement dans tous les secteurs stratégiques, se partagent les différentes activités commerciales, ne connaissent que leurs propres règles et respectent l’omerta. Les officiers de grade inférieur participent au Système à des degrés moindres. Quelques généraux, en activité ou à la retraite, veillent au respect des seules règles auxquelles le régime se soumette. Ces officiers, qui représentent le pouvoir réel, arbitrent les conflits d’intérêts et gèrent les circuits d’affaires. Les chefs de clans placent leurs hommes à tous les postes sensibles. Seuls « décideurs », eux-mêmes cooptés par leurs prédécesseurs, ils assurent ainsi la reproduction du système. Cette « famille » cultive plus que toute autre le sentiment de sa supériorité à l’égard du reste de la société.

L’armée, qui compte aujourd’hui 140 généraux contre moins d’une vingtaine il y a dix ans, est une Algérie à part. Ses membres ne répondent pas au droit commun, se déplacent dans des limousines (aujourd’hui blindées), vivent dans des résidences séparées, font leurs achats dans des coopératives réservées et disposent de centres de villégiature fermés aux civils. Évoluant en vase clos, les hauts gradés algériens partagent la conviction d’appartenir à la seule élite digne de ce nom. Le haut commandement militaire présente en fait toutes les caractéristiques d’une « famille » dont les membres testent constamment leur force et se neutralisent mutuellement, ce qui explique d’ailleurs l’immobilisme observé. Une famille qui sait rester solidaire face à l’adversité, puisque tous ses membres sont unis par un même impératif: durer.

B. Le terrain médiatique: l’obsession de l’image de marque

Il n’est pas de régime qui ait, autant que celui des militaires algériens, le souci de son image internationale et qui déploie en la matière un savoir-faire aussi impressionnant pour organiser la confusion, sauvegarder l’image de marque du pouvoir et la réputation internationale de l’Algérie. Souvent formés à l’école républicaine française, ils font tout pour préserver les apparences, multiplient les faux-semblants, se veulent très légalistes et ont toujours préféré les révolutions de palais aux coups d’État à la Pinochet.

Le limogeage de Chadli Bendjedid en a été un exemple si caricatural que la presse algérienne titrera: « Coup d’État sur canapé »dans une allusion au canapé sur lequel le chef de l’État, livide, annonça le 11 janvier 1992 sa « démission », en direct devant les caméras de la télévision nationale. Il est intéressant de constater que, dans ce souci des apparences, la destitution de Chadli avait été discrètement annoncée au président d’Antenne 2, connu pour ses amitiés algériennes. Ainsi l’annonce de sa démission « volontaire » par Chadli lui-même sur la télévision algérienne était-elle validée par le direct qu’a pu assurer simultanément Antenne 2.

L’« image de marque » demeure l’obsession d’un régime qui s’est identifié à la révolution et à la République au point que toute critique revient à mettre en cause la lutte pour l’indépendance elle-même. C’est sans doute là la principale rente médiatique du régime à laquelle s’est ajoutée depuis 1992 la « lutte contre l’obscurantisme islamiste ». Au fil des années, cette image a en effet évolué: l’Algérie officielle, après s’être voulue le « phare » de la révolution et du tiers-monde, s’est présentée comme un des grands centres de la diplomatie secrète en servant d’intermédiaire dans plusieurs affaires de terrorisme et d’enlèvement d’Occidentaux grâce à des réseaux créés pendant la guerre d’indépendance, avant de se draper aujourd’hui dans le rôle de «rempart contre l’intégrisme ».

Soumises depuis les grands massacres aux portes d’Alger et à Relizane à une forte pression internationale, les autorités algériennes se sont d’abord raidies, refusant tout en bloc et insultant les ONG qui réclamaient, à l’instar de certaines forces ou personnalités algériennes, une commission d’enquête internationale ou l’envoi de rapporteurs spéciaux de l’ONU. Mais, ayant vu longtemps fonctionner les méthodes de communication des régimes communistes, elles ont bâclé à la 53 hâte quelques procès et encouragé des visites soigneusement guidées et planifiées d’intellectuels et de parlementaires étrangers. Visites au cours desquelles le souci de la protection des hôtes justifie l’interdiction des contacts avec les populations… Il ne faudrait pas pour autant croire que la haute hiérarchie militaire est experte en matière de communication au point d’être à l’abri des faux pas. Une fois au moins, en 1992, elle a tenté un procès public pour « corruption » contre le secrétaire général de la présidence de la République de l’époque Chadli, le général Belloucif. Noble entreprise d’un régime à la recherche d’une nouvelle virginité. L’accusé menaça de tout déballer et appela Chadli à témoigner. On suspendit le procès, qui n’a toujours pas repris à l’heure où nous écrivons.

C. Le terrain militaire: durer quel qu’en soit le prix

La situation de guerre a-t-elle changé quelque chose dans l’organisation du pouvoir ? Quelle est la stratégie militaire de l’armée face aux groupes islamistes armés ? On attendrait deux évolutions: la centralisation du commandement et l’accroissement de l’effort de guerre.

La centralisation du commandement est contraire aux modes de fonctionnement évoqués plus haut. Elle donnerait à celui qui l’exercerait une prééminence dont le collège des généraux ne veut pas. Aussi, chacune des grandes structures militaires mène-t-elle sa propre guerre. Mais cette division peut se pérenniser, car aux divisions du commandement répond l’extrême parcellisation des groupes islamistes armés. La violence qui frappe les populations civiles n’a plus de cohérence politique d’ensemble. Elle est le résultat d’une somme de guerres locales. Cette violence aveugle explique pour partie la cohésion dont font preuve les deux camps. Pas de défection quantitativement significative ni dans un camp ni dans l’autre. Dans cette guerre, qui est d’abord civile, chacun est définitivement ancré dans son camp par les violences qu’il a commises. Le quitter l’expose à la vengeance des familles de ses victimes.

Pour l’effort de guerre, on s’étonne de constater que les effectifs restent stables et relativement faibles au regard de la gravité de la situation. 120 000 hommes sous les drapeaux, pour une population qui frise les 30 millions d’habitants et surtout d’une extrême jeunesse (près de 100000 jeunes arrivent chaque année sur le marché du travail). Pour donner un ordre d’idées, l’armée française, à la fin de la guerre d’indépendance, comptait près de 500 000 hommes. Les gardes communaux, créés par le régime, ne sont qu’un palliatif à une stratégie militaire qui semble ne pas vouloir recourir à la mobilisation de masse pour tenir le terrain. De même l’armée algérienne ne s’est pas manifestée par une volonté notable d’achats d’équipements militaires généralement utilisés pour ce genre de guerre. A part l’acquisition de quelques hélicoptères légers de surveillance à la France et de véhicules de transport de troupes à la Turquie, on entend quelquefois parler de contacts avec des industriels d’Europe de l’Est. Mais rien ne se concrétise. Dans l’ensemble, les ressources du pays ne sont pas totalement mobilisées pour l’effort de guerre. Effectivement, la géographie des implantations militaires montre que la haute hiérarchie militaire semble surtout vouloir protéger l’Algérie « utile ». Celle-ci se limite à la capitale (dans laquelle les attentats, quoique meurtriers, restent rares), aux grandes villes et aux zones pétrolières (incroyablement préservées depuis le début de la guerre). Le commandement a donc adopté la stratégie minimale possible, entre la méfiance viscérale qu’elle ressent vis-à-vis des jeunes Algériens et la préservation de ses intérêts.

Une dernière remarque permet d’illustrer le sens inné de leur avenir qu’ont les militaires algériens. L’Algérie est le seul pays du monde qui ait réussi à doubler sa capacité d’exportation gazière en dépit de la guerre: doublement du Transmed vers l’Italie et construction du gazoduc Maghreb-Europe via l’Espagne. On peut dès lors s’étonner que le pays soit régulièrement frappé par des massacres de population civile et jamais par des attentats contre les intérêts économiques soigneusement protégés. La haute hiérarchie militaire, qui a pour seule ambition de durer, parvient d’ailleurs assez bien à se protéger puisque aucun officier général n’a été tué dans des combats ou même dans des circonstances qui permettraient d’en attribuer clairement la responsabilité aux islamistes.

Ces quelques remarques sur le mode de fonctionnement du régime militaire algérien ne sont que le résultat de constats que personne ne conteste. Le roi est nu et il ne sert à rien de le cacher. L’armée algérienne, à l’exemple des autres armées du tiers-monde, a confondu la mission de l’institution militaire telle que conçue dans un État de droit avec les missions de maintien de l’ordre et de sécurité, qui échoient généralement à la police ou à la gendarmerie: c’est l’armée qui intervient pour réprimer les manifestations pacifiques lors du « printemps berbère » d’avril 1980, ou celles d’octobre 1988, puis qui mène la répression anti-islamiste. Au fur et à mesure qu’augmente l’insécurité, elle a cherché à assurer la pérennité du système en place: la notion de sécurité devient celle du président, de l’état-major, d’une « Algérie utile ». C’est ce qui explique notamment qu’on néglige les populations: on réorganise l’armée en privilégiant le développement des « forces spéciales » au détriment des unités terrestres, puis les milices pour pallier le manque d’effectifs des forces classiques… Milices dont le développement risque à terme d’entrer en conflit avec l’autorité de l’armée et dont le contrôle est source de sérieuses divergences au sein du haut commandement.

La véritable nature du régime ne fait guère de doute. Pourtant, la communauté internationale fait semblant de reconnaître la validité de processus électoraux « en quatre étapes » – présidentielle, référendum constitutionnel, législatives et locales – dont le formalisme est étonnant de vacuité. Chacune de ces étapes était parfaitement planifiée et sans surprise, l’ensemble du processus visant pour l’essentiel à balayer les résultats des premières élections législatives qu’ait connues l’Algérie depuis l’indépendance. Fin 1997, un édifice institutionnel « élu »gouverne l’Algérie mais, miracle de la vie politique algérienne, les mêmes hommes qui ont mené le pays au désastre sont toujours au pouvoir. L’attitude de la communauté internationale n’en est que plus étonnante qui accepte de limiter son analyse du drame algérien à penser qu’il n’y a pas d’autre choix que les militaires ou les islamistes. Les militaires algériens ont d’ores et déjà obtenu ce dont ils rêvaient: faire de l’Algérie un pays et un cas « à part » aux yeux de la communauté internationale.

Pour autant, les exactions atroces des GIA ne doivent pas contribuer à légitimer le mythe du « bon despote » ou du « moindre mal ». Faute de voir l’Algérie s’enliser dans une guerre larvée sans fin.

 

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