Interview F. Burgat
INTERVIEW
François BURGAT, sur le sens de son engagement dans la problématique algérienne.
Le Soir (Bruxelles) 19 Mars 1998
Chercheur spécialisé dans l’islamisme dans le monde arabe où vous avez longtemps vécu, vous avez notamment publié « L’Islamisme en face » (La Découverte). Pourquoi avez vous co-signé récemment un article dans Libération dénonçant la vision dont certains intellectuels français comme Bernard Henri Lévy et André Glucksman se sont faits les porte-parole ?
J’ai toujours dénoncé la représentation horriblement simplificatrice que le régime algérien est parvenu à imposer dans l’opinion occidentale, en enfermant la visibilité de la scène politique algérienne dans l’avis de ses deux extrêmes, le RCD (parti laïque anti islamiste) et le GIA (Groupe islamique armé, à qui la plupart des tueries sont attribuées). Ces deux extrêmes sont les deux faces de la conjonction d’intérêts du régime : le GIA est nécessaire au RCD et le RCD est nécessaire au GIA et les deux sont indispensables au régime. Or les deux ont un ancrage social dans le pays d’une extrême fragilité. Tout démontre qu’ils ne pourraient pas résister à l’expression libre d’un scrutin populaire, et c’est pour cette raison qu’ils sont précieux au régime : ils constituent le parti du refus des urnes.
On vous dira : le GIA coupe les têtes, l’autre pas ?
Les deux coupent les têtes. L’un assume, l’autre pas. Mais le RCD, c’est tout de même le camp de la paix des cimetières. C’est l’habillage idéologique du refus de toute gestion politique de la crise. C’est pour cela qu’on l’appelle « éradicateur ». Car il cautionne le fer, le feu et le sang et la torture que pratique le régime. Le RCD, c’est l’idéologie de l’intolérance du pouvoir, alors que le GIA c’est l’idéologie et l’action de l’intolérance de la frange extrême de l’opposition islamiste, dont la violence la plus absolue dissout les neurones du public occidental et lui interdit de penser une solution politique. Entre les deux, il y a toute la société algérienne, qui elle, appartient au camp de la solution politique, du compromis. La force du régime est d’avoir réussi à limiter la visibilité de la crise à cette alternative terriblement mensongère qu’est le face à face entre les « féministes d’Etat » algériennes (comme Khalida Messaoudi NDLR) exportées un peu partout et cette violence aveugle, inadmissible, insupportable, à laquelle le pouvoir entend associer son entière opposition islamique réelle. Toute la complexité de la crise algérienne vient de ce que le RCD existe. Il ne s’agit pas de nier l’existence de cette petite frange de laïcs particulièrement radicaux qui refusent l’idée d’une régulation politique. Le GIA, de même, existe. La frange extrémiste, radicalisée, de l’opposition islamiste a toujours existé. Ce qui est criminel, c’est de faire en sorte que la solution de la crise algérienne ne puisse être pensée en dehors de ces deux extrêmes. Or c’est là précisément toute la stratégie du régime. La guerre d’Algérie n’est pas une guerre idéologique. Si le RCD avait gagné les élections de 1991 (annulées alors que le FIS allait les remporter, le RCD récoltant 2,9 % des suffrages exprimés NDLR), pensez-vous que les généraux auraient cédé leur place au RCD ? Bien sûr que non ! Mais ils ont intérêt à accréditer l’idée qu’ils sont engagés dans la défense de la laïcité, voire de la démocratie, ce qui est loin d’être le cas. La guerre d’Algérie est une guerre triviale, qui met en scène une caste qui se maintient au pouvoir envers et contre tout. Je crois que cette question algérienne est la clef de notre relation à venir avec des pans entiers de notre environnement du Sud : Si l’on n’arrive pas à produire une perception rationnelle des dynamiques dans le monde arabe, on est parti dans une spirale d’incompréhensions réciproques pour une apocalypse programmée.
Comment se fait-il que le régime algérien soit tellement plus habile que les autres régimes arabes ? Zéroual se fait élire avec 61 % des voix au lieu des 99 % du Tunisien Ben Ali par exemple ?
Le degré de symbiose que nous avions atteint avec une partie de la société algérienne est tel que les dirigeants disposent à notre égard de moyens de communication supérieurs à ceux des autres pays arabes. Les Algériens sont une partie de nous même. Ils ont une connaissance intime de nos schémas de pensée, de nos peurs, de nos ignorances et de nos sympathies. Que font en fait les » féministes d’Etat » algériennes ? Elles ont la bonté de venir attester devant nous de… la supériorité du carré Hermès sur le foulard islamique ! Que demander de plus, nous qu’inquiète cette résurgence de la culture de l’autre et à qui l’on vient dire exactement ce que nous voulons entendre ?
Dans ce cas, la subtilité est double puisque le RCD s’en va répétant que le régime est corrompu et doit partir…
Oui, mais les limites de l’opposition du RCD au pouvoir militaire apparaissent très vite, dès que l’on analyse l’attitude de cet « opposant au régime » vis à vis de l’éventualité d’une commission d’enquête internationale sur les massacres. Comment se fait-il qu’il très hostile à une commission qui risquerait de dévoiler la responsabilité du régime que soi-disant il combat ? Quel rôle jouent exactement ces intellectuels ?
Ils répondent que la question « qui tue ? » est indécente, que l’on connaît les islamistes coupables…
Qu’ont-ils donc alors à craindre de la confirmation éclatante de leur thèse par des interlocuteurs crédibles choisis sur la scène internationale ?
Propos recueillis par Baudouin LOOS