L’armée algérienne confisque le pouvoir
À L’OMBRE DE LA TERREUR
L’armée algérienne confisque le pouvoir
- Le mois de ramadan a été marqué, en Algérie, par une nouvelle escalade dans l’horreur. Des massacres en série, attribués aux Groupes islamiques armés (GIA), se sont notamment produits dans l’ouest du pays, où ils ont ravagé des villages considérés comme des bastions de l’Armée islamique du salut (AIS) – bras armé du Front islamique du salut (FIS) qui observe, depuis l’automne 1997, une trêve. Devant l’émotion des opinions occidentales, le gouvernement algérien a accepté d’accueillir trois représentants de l’Union européenne. Mais ceux-ci ont dû se plier aux conditions posées par Alger : la troïka n’a pu ni enquêter sur place dans les villages martyrs, ni surtout rencontrer des représentants du FIS. Plus intransigeante que jamais, la haute hiérarchie militaire, au pouvoir depuis trente-six ans, verrouille le système politique.
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PAR LAHOUARI ADDI
Le Monde diplomatique Février 1998LA violence génocidaire déferle sur l’Algérie dans un huis clos quasi total. Cette absence d’information n’a rien de fortuit : frappé du « syndrome de la clandestinité », le régime a toujours cultivé l’opacité. C’est un iceberg dont seule une partie – la plus insignifiante en matière de décision – est visible. Pour comprendre la crise et son éventuelle issue, il importe donc – au-delà de la mouvance islamiste (1) – d’analyser la structure du champ politique : identifier les principaux protagonistes, démonter le mécanisme de leurs rapports et repérer les enjeux autour desquels ils s’affrontent.
- Hérité de la guerre de libération (1954-1962), le pouvoir d’Etat présente une forme bicéphale – hiérarchie militaire et gouvernement -, qui renvoie à la dichotomie entre l’état-major de l’Armée de libération nationale (ALN) et le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). Ce dernier a été créé en 1958 pour s’occuper de la représentation diplomatique du Front de libération nationale (FLN) à l’étranger, de la mobilisation des ressources financières nécessaires à l’organisation des maquis et de l’encadrement des populations réfugiées au Maroc et en Tunisie. Mais la direction de la révolution était assurée par l’état-major de l’ALN. A la fin des hostilités, ce dernier a « congédié » le GPRA et pris en charge la direction du nouvel Etat (2). Trente-six ans après l’indépendance, le gouvernement est toujours considéré comme un organe chargé d’appliquer les orientations arrêtées par l’armée.
- Si la hiérarchie militaire exerce la souveraineté et se pose en détentrice de l’autorité suprême, réduisant le conseil des ministres à un exécutif chargé de la gestion de l’administration, elle n’est pas pour autant un ensemble homogène. L’armée se compose de plusieurs structures qui, tout en dépendant formellement de l’état-major, jouissent néanmoins d’une certaine autonomie : ainsi de la gendarmerie nationale, de la sécurité militaire ou encore des différentes régions militaires.
- Les officiers placés à leur tête organisent, parmi leurs pairs et subordonnés, des réseaux de fidélité qui accroissent leur indépendance à l’égard des instances dirigeantes. La puissance publique – dont l’armée et la gendarmerie représentent en principe les bras séculiers – se voit ainsi court-circuitée par une logique extérieure à la hiérarchie officielle des pouvoirs. Cette mécanique conflictuelle, qui n’apparaît pas aux yeux du profane en période normale, éclate au grand jour en temps de crise.
- Voilà pourquoi, par exemple, la répression anti-islamiste est menée sans coordination ni référence aux lois en vigueur. Des unités spéciales, cagoulées, arrêtent des personnes qui disparaissent sans que les familles sachent jamais à quelles structures de l’armée appartiennent les responsables. Si nous nous trouvons ainsi en situation de non-droit, c’est que les militaires sont formés dans la conviction que la paix civile relève de leurs seules prérogatives : ils peuvent donc agir sans rendre de comptes ni à la justice ni à l’opinion.
- Quant au gouvernement – président compris -, il ne dispose pas de l’autorité nécessaire pour sanctionner les responsables de la lutte antiterroriste. Les officiers qui en sont chargés ne rendent de comptes à aucune instance. Nul juge ne peut instruire un attentat ou un assassinat de manière autonome. Et toutes les dérives sont possibles. Comme l’attestent les rapports des organisations internationales de droits de l’homme (3), la lutte contre le terrorisme islamiste se mène dans l’illégalité.
- Tout se passe comme si les jusqu’au-boutistes n’avaient eu de cesse de créer une situation de non-retour. Au Front islamique du salut (FIS), ils ont opposé liquidations physiques, tortures, représailles collectives… Et, avec les atrocités attribuées aux Groupes islamiques armés (GIA), la politique dite sécuritaire a elle aussi dégénéré : les services secrets de l’armée se sont lancés dans une stratégie de terreur visant à mettre à genoux le FIS et à lui imposer ainsi leurs conditions dans l’hypothèse d’une négociation concédée par le régime.
Epine dorsale du régime
- CELA dure depuis plus de deux ans parce que l’armée est la puissance tutélaire de l’Etat et l’épine dorsale du régime. Aux moments cruciaux, les officiers supérieurs se réunissent en « conclave » pour parvenir à un compromis les engageant tous. C’est ainsi qu’a été décidée l’annulation des élections de décembre 1991 ou la désignation de M. Liamine Zeroual comme candidat à la présidence. Informelles, ces réunions ne sont pas annoncées par la presse. Et pour cause : elles ne sont pas prévues par la Constitution.
- D’ailleurs, les critères de participation à ces « conclaves » sont inconnus. Y assisteraient les officiers de l’état-major, les chefs des services centraux du ministère de la défense, ceux des régions militaires, le responsable de la gendarmerie nationale et celui de la sécurité, autrement dit ceux qui jouissent d’une relative autonomie dans l’usage de la force publique. Mais, vu l’importance des décisions qu’elle est amenée à prendre, cette assemblée informelle s’érige en fait en organe souverain. Autant dire que le suffrage, en Algérie, est en fait censitaire, le cens renvoyant ici non à une aristocratie sociale, mais à une caste militaire.
- Le bon fonctionnement du système suppose que le militaire désigné comme chef de l’Etat ne cherche pas à conquérir son autonomie par rapport à l’armée pour mieux s’imposer à elle. Si le président prend à la lettre son rôle constitutionnel de « chef suprême des forces armées », la répartition des pouvoirs entre en crise. D’où le coup d’Etat de Houari Boumediène contre M. Ahmed Ben Bella en juin 1965, la démission forcée de M. Chadli Bendjedid en janvier 1992 ou bien encore la disparition tragique de Mohamed Boudiaf en juin 1992.
- Selon les rares informations disponibles, un profond désaccord aurait surgi, durant l’été 1997, entre l’état-major et le président. Le premier soupçonnait le second de vouloir négocier le retour à la paix civile avec les dirigeants du Front islamique du salut (FIS), au détriment des officiers supérieurs qui avaient décidé l’annulation des élections de janvier 1992. Pour faire échouer cette démarche, les dirigeants de l’armée auraient traité directement avec l’Armée islamique du salut (AIS), bras armé du FIS, le cessez-le-feu du 1er octobre 1997 (4). Objectif de la manoeuvre : empêcher M. Zeroual de se poser en artisan de la paix pour mieux asseoir sa popularité et s’autonomiser. Les récentes révélations de transfuges sur l’implication des services de sécurité dans certains massacres et attentats pourraient être un épisode de la lutte ouverte entre clans de l’armée, les uns appuyant l’état-major et les autres se ralliant à la présidence (5).
- L’autre élément du système de pouvoirs, c’est le gouvernement qui dirige l’administration et gère les affaires courantes. A sa tête se trouve le président, en général un officier supérieur ayant eu des responsabilités au ministère de la défense – dont le titulaire est d’ailleurs… le président. Le conseil des ministres s’apparente à un comité technique composé de fonctionnaires apolitiques qui se limitent à des tâches administratives. Institutionnellement détenteur de vecteurs de l’autorité publique, il demeure impuissant quand la réglementation est violée par des militaires.
- Comme si ces derniers ne relevaient pas de la juridiction civile. Et, de fait, dans la hiérarchie des prérogatives et de l’autorité, le juge vient après le militaire et le fonctionnaire. Réduit à traiter des litiges du petit peuple, il est tenu à l’écart des conflits d’intérêts où sont impliquées des personnalités. Fonctionnaire de l’administration gouvernementale, soumis à sa hiérarchie, le juge n’applique pas la loi comme dans tout Etat de droit. La dévalorisation de son statut et, plus généralement, des fonctions gouvernementales découle de la surpolitisation de l’armée. Si le gouvernement demeure néanmoins un enjeu capital, c’est qu’il représente le cadre où s’organise l’affectation des ressources financières du pays. L’armée arrête les grandes orientations économiques, mais le gouvernement répartit la rente pétrolière entre les différents départements ministériels, fixe la structure des investissements et choisit les partenaires commerciaux en Algérie et à l’étranger. Il « légalise » ainsi le transfert de fractions de la rente pétrolière à des individus liés aux réseaux clientélistes, militaires ou civils, d’autant que l’économie se privatise et que les joint-ventures se multiplient (6). La corruption procède donc non de l’atteinte à l’intérêt public par des groupes privés, mais de l’intervention de détenteurs de l’autorité publique agissant dans le sens des intérêts de ces lobbies. Inutile de dire que, tel qu’il s’est constitué, le pouvoir d’Etat n’est pas en mesure de lutter efficacement contre ce phénomène (7).
Des médias sous contrôle
- LA formation du gouvernement obéit au souci de respecter les orientations politiques fixées par l’armée, dont les différents clans nomment leurs protégés. Loin d’être désignés sur des critères politiques, les ministres doivent leur poste à une dynamique clientéliste qui leur assigne deux objectifs : défendre les intérêts généraux du régime et témoigner leur fidélité à la fraction qui les a nommés. En outre, leurs interventions –
- pour débloquer une marchandise en souffrance au port, accorder un abattement fiscal ou transférer un terrain industriel – sont indispensables au capital privé qui, sans relais dans l’appareil d’Etat, connaîtrait l’asphyxie. Commerçants et industriels n’hésitent pas, en échange, à les rémunérer…
- Le gouvernement n’est pas directement responsable de la politique sécuritaire, qui est du ressort de l’armée, mais il donne une apparence de légalité à la répression. La guerre se déroule sur trois fronts : les maquis, l’économie, les médias. En maîtrisant les médias nationaux et en contrôlant l’information à destination de l’étranger, les autorités croient avoir remporté la victoire sur les deux autres fronts. Mais on ne fait pas baisser la température en cassant le thermomètre.
- En feuilletant la presse, le lecteur a l’impression de vivre dans un pays où la vie sociale et économique est quasi normale, à l’exception de massacres collectifs commis par des délinquants désespérés en passe d’être neutralisés. C’est que les journaux, même « indépendants », sont soumis à la censure : seules peuvent être publiées des informations émanant des canaux officiels ; les islamistes doivent être présentés comme des délinquants ; il est interdit de rendre compte des méthodes illégales et arbitraires qu’utilisent les forces de l’ordre. Des directeurs de publication et des journalistes ont été condamnés à des peines de prison ferme pour avoir publié des informations « portant atteinte à la sécurité et préjudiciables aux forces de l’ordre ».
- Quand un régime est décidé à se maintenir quoi qu’il arrive, il est prêt à tout. Trop de questions se posent sur les assassinats de journalistes et d’artistes comme sur les massacres de villageois. Vu le peu d’empressement des autorités à faire toute la lumière sur ces tragédies, l’identité des terroristes fait l’objet de maintes rumeurs. Selon ces dernières – que seule une commission d’enquête infirmera ou confirmera –, le régime mettrait en oeuvre une stratégie de discrédit des islamistes, présentés comme des criminels qui violent et tuent des jeunes filles, égorgent des enfants, brûlent des écoles, assassinent des intellectuels, etc.
- Qu’en est-il vraiment ? L’information officielle sur les attentats comme sur les assassinats collectifs reste laconique. Jamais leurs auteurs ne sont pris vivants et traduits devant des tribunaux. Faute de la moindre liberté de la presse, les médias entérinent la version fournie par les autorités.
- Mais l’hystérie répressive a discrédité le pouvoir aux yeux de la majorité de la population et l’a affaibli à ceux de l’opinion internationale. Cette sanglante évolution était inscrite dans l’annulation des élections de janvier 1992 : un régime autoritaire n’a pas les moyens de combattre le terrorisme, car il ne peut s’appuyer sur la population. De quelle légitimité peut se parer un régime qui a truqué tous les scrutins qui se sont déroulés, notamment ceux, législatif et municipal, de 1997 ? Faute de permettre l’expression des aspirations des Algériens, comment ce pouvoir tournant le dos à la démocratie pourrait-il isoler une violence terro-riste née précisément d’un blocage politique ?
- Le deuxième élément du champ politique, après le pouvoir d’Etat, ce sont les partis. Longtemps, le régime algérien n’eut aucun besoin de parti politique pour se reproduire. Formation unique, le Front de libération nationale (FLN) n’avait d’autre fonction que de gérer la rente symbolique de la guerre de libération. Après les émeutes d’octobre 1988, l’armée dut accepter l’instauration du multipartisme : elle concevait celui-ci comme le moyen de revigorer le FLN à travers une compétition électorale qui ne permettrait toutefois pas à ses concurrents de l’emporter.
- Le régime tolère l’opposition, aussi critique soit-elle, si elle n’est pas en mesure de le transformer. Pour lui, la question de la légitimité a été tranchée une fois pour toutes : elle réside dans l’armée. Celle-ci la tire de l’histoire, de la nécessaire garantie de l’unité nationale comme de la défense des frontières. Cette légitimité est telle que les officiers supérieurs estiment n’avoir nul besoin du suffrage populaire pour désigner le président et contrôler l’exécutif.
- Pour les militaires, au-delà du jeu clientéliste, la composition du gouvernement doit simplement refléter les forces apparues depuis l’indépendance. L’enjeu de la compétition électorale, c’est uniquement le pouvoir formel, c’est-à-dire les fonctions gouvernementales. L’opposition loyale peut rivaliser d’ardeur pour s’attirer les faveurs de l’électorat, à condition qu’elle ne remette pas en cause la prééminence de l’armée. D’où ces négociations discrètes visant à récupérer telle ou telle personnalité de l’opposition en lui offrant un poste gouvernemental – d’autant plus aisément que son pouvoir restera fictif…
- L’opposition peut s’opposer au gouvernement, mais non au système global, dont l’armée forme le pivot central. Si le FIS a été dissous en 1992, c’est justement en raison de la menace que sa victoire électorale faisait peser sur le régime. Mais le scrutin aurait été pareillement annulé si un autre parti l’avait remporté avec le même score. Au yeux des hommes au pouvoir, multipartisme et compétition électorale servent à renforcer le régime en lui donnant une onction démocratique, non à le remplacer.
- Il convient donc de classer les principaux partis en fonction de leur position à l’égard du régime :
- – parmi les partis qui soutiennent ce dernier figure tout d’abord celui du président Zeroual, le Rassemblement national pour la démocratie (RND). Créé en février 1997, il bénéficie du soutien logistique de l’administration, grâce auquel il a remporté les dernières élections. Quant au FLN, son secrétaire général, M. Abdelhamid Mehri, avait signé la plate-forme de Rome en 1995. Mais il a été renversé, et son successeur, M. Boualem Benhamouda a dénoncé les accords de Sant’Egidio ;
- – d’autres partis s’opposent au gouvernement, mais soutiennent l’armée : c’est le cas d’Ennahda (islamistes modérés), d’Ettahadi (ex- communistes), du Parti de la rénovation algérienne (PRA) de M. Noureddine Boukrouh, du Mouvement de la société pour la paix (MSP) de M. Mahfoud Nahnah (8) et du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) de M. Saïd Sadi. Pour l’armée, ces deux derniers partis font figure de don du ciel : le premier lui sert d’alibi islamiste, le second d’alibi moderniste.
- Quatre partis, enfin, s’opposent au régime lui-même : le FIS, le Front des forces socialistes (FFS) de M. Aït Ahmed, le Mouvement pour la démocratie en Algérie (MDA) de M. Ahmed Ben Bella et le Parti des travailleurs (PT) de Mme Louisa Hanoune.
Ce que les « démocrates » n’ont pas compris
- SI l’on exclut les formations du pouvoir (RND et FLN), qui n’existeraient probablement pas sans l’appui de l’administration, les partis politiques se situent en fonction de leur opposition, soit à l’armée, soit aux islamistes, et ont conclu sur cette base des alliances dépassant les divergences idéologiques. Ainsi l’« alliance de Rome » – qui regroupe le FIS, le FFS, le PT et le MDA – a tenté de rassembler l’opposition afin de contraindre l’armée à renoncer au rôle politique qu’elle joue depuis 1962. Mais cette tentative a été vigoureusement dénoncée par le RCD, le MSI, le PRA et Ettahadi comme une opération de légitimation du FIS dissous.
- Autre divergence entre partis non religieux : la conception de la démocratisation. Pour les uns, il convient d’abord de neutraliser les islamistes, quitte à faire momentanément le jeu du régime actuel, car la démocratie passe, selon eux, par un consensus de la société sur un ensemble de valeurs. Pour les autres, l’essentiel est d’enclencher le mécanisme d’alternance, même si les islamistes risquent, dans un premier temps, d’en tirer profit. Valeurs ou mécanisme ? Ouvert en janvier 1992, ce débat était d’emblée dépassé : à cette date, les militaires avaient déjà annulé les élections et les islamistes opté pour la lutte armée.
- De ce point de vue, les partis qui sont pour l’interdiction du FIS sont incohérents car ils demandent à l’armée d’éradiquer celui-ci et d’organiser pour eux des élections dans une situation de guerre où les libertés publiques élémentaires sont interdites. Pourquoi alors, dans ces conditions, l’armée ne coopterait-elle pas, par des élections truquées, des personnes qui lui seraient fidèles et qui accepteraient qu’elle demeure source exclusive du pouvoir ?
- Le trucage des élections depuis 1991 nous prive de tout indice sérieux sur l’ancrage réel de chaque force. Sans doute l’incapacité des partis non religieux à s’entendre sur une stratégie de sortie de crise reflète-t-elle les divisions existant entre les groupes sociaux qui forment l’électorat non islamiste. Particulièrement nombreuses dans les villes, ces catégories – qui comptent un grand nombre de fonctionnaires, d’ingénieurs, de médecins, d’avocats et d’autres professions libérales – entendent en finir avec le régime de parti unique, celui que l’armée a imposé comme celui que le FIS est tenté d’instaurer. On les qualifie de « démocrates » –
- même si certains de leurs représentants font l’apologie de l’autoritarisme le plus outrancier (9).
- Le fait que le discours démocrate soit dépourvu de toute référence religieuse limite son impact sur la masse des Algériens. Ceux-ci y voient en effet le signe que ces partis n’ont pas rompu avec le régime. La méfiance est d’autant plus vive que les tenants de ces options recrutent dans une élite sécularisée, qui plus est francophone.
- Pour autant, les électeurs du FIS n’ont pas voté contre la démocratie. Ils ont certes voulu sanctionner le pouvoir en place, mais aussi revendiquer, d’une manière implicite et contradictoire, plus de démocratie. Les démocrates n’ont pas compris combien le soutien à la formation islamiste traduisait une volonté de rupture avec le système et un désir de participation au champ politique. A l’inverse, le petit peuple n’a pas saisi comment les démocrates pouvaient à la fois se réclamer de la démocratie et approuver des militaires qui venaient d’annuler des élections remportées par un parti d’opposition. D’autant que, de surcroît, certains se discréditèrent en se taisant sur les violations de droits humains dont étaient victimes les islamistes…
- Cette attitude pose en fait un double problème, politique et moral.
- Un parti doit affirmer son identité politique s’il prétend devenir un pôle de rassemblement. En outre, il doit le faire au positif : un mouvement qui se définit négativement, c’est-à-dire contre un autre courant d’opinion, aura du mal à mobiliser autour d’un projet politique. Les formations dites démocrates ne sauraient donc se contenter de dénoncer les islamistes, il leur faut mettre en avant une idéologie articulée autour de principes intangibles, tels que le respect des droits humains, l’alternance électorale, la liberté de la presse, la neutralité de l’administration dans les scrutins, etc. Dans ces conditions, ne pas condamner les violations de droits humains à l’encontre des islamistes, c’est abandonner une des valeurs constitutives de son identité politique supposée et donc se discréditer.
- Une organisation attachée à la modernité doit donner toute son importance à la morale, car l’un des principes de la modernité pose que l’être humain constitue une fin et non un moyen. En revanche, recourir à la force et la ruse comme méthodes de gouvernement, c’est le considérer comme un moyen pour arriver à une fin politique. Les partis politiques qui voudraient tirer profit des massacres de civils innocents sans demander que la lumière soit faite et que les coupables soient sanctionnés attachent plus d’importance à leurs intérêts qu’à la morale.
Un contrat national
- EN janvier 1992, les courants politiques attachés à la démocratie ne furent pas suffisamment puissants pour empêcher les militaires de se lancer dans la répression et les islamistes dans le terrorisme. C’est que les uns et les autres étaient mus par le souci de leur survie physique respective. Mais si l’engrenage de la violence n’a pu être évité, c’est aussi du fait de l’absence, avant les élections, d’un contrat national garantissant aussi bien les droits de l’individu que ceux de l’opposition en cas de victoire islamiste. La dynamique conflictuelle a transformé les démocrates en un ensemble d’individus désemparés et divisés dont les prises de position allaient « objectivement » servir un camp ou un autre. Et leurs références abstraites à la liberté d’expression comme leur condamnation morale du terrorisme apparaissaient comme les voeux pieux de spectateurs impuissants, voire complices, de la dérive sanglante.
- Par définition, un démocrate rejette la violence. L’idéologie démocratique n’exige pas de ses partisans qu’ils tuent l’adversaire ni qu’ils donnent leur vie pour elle. A l’inverse, l’islamiste est prêt à tuer au nom d’une utopie millénariste qui conçoit l’individu comme moyen terrestre au service d’une fin céleste. De même, la nomenklatura utilise les moyens de l’Etat et s’abrite derrière la légalité pour tuer afin d’assurer sa survie.
- Cette différence fondamentale est à l’origine de la terrible faiblesse de l’opposition. Elle explique aussi l’impasse dans laquelle celle-ci s’enfonce, entre un régime qui refuse de changer et cherche à l’utiliser pour se perpétuer et un mouvement islamiste tenté de reproduire le système du parti unique. Non seulement elle ne peut rallier ni l’un ni l’autre camp, mais la victoire d’un des deux l’affaiblirait plus encore : si le régime neutralise militairement les islamistes, il en sortira renforcé et accentuera ses traits autoritaires ; si les islamistes s’imposent par la violence, ils créeront leur propre légitimité pour au moins une génération.
- L’intérêt des démocrates, c’est donc le retour aux urnes, afin de conforter la légitimité électorale qui devrait être – avec la liberté d’expression et l’autonomie de la justice – le consensus minimal négocié avec tous les courants politiques, islamistes compris. Pour qu’un tel compromis soit crédible, encore faut-il qu’il soit garanti par l’armée, laquelle devrait auparavant renoncer à constituer la source du pouvoir, pour s’affirmer comme une institution insensible à l’alternance électorale.
- Résoudre la crise suppose l’abolition de la dichotomie qui en est à l’origine, entre un pouvoir réel non institutionnalisé et un pouvoir formel sans autorité politique. Il est temps que le détenteur de l’autorité soit connu et en assume publiquement les conséquences. Il faut donc que la hiérarchie militaire renonce à interférer dans le champ de l’Etat. Mais cela suppose qu’auparavant tous les partis politiques, FIS compris, conviennent d’un contrat national fixant les règles de jeu en matière de multipartisme, de liberté d’expression et d’alternance électorale. L’armée se porterait garante d’un tel contrat : si le parti vainqueur des élections venait à le violer, cela justifierait qu’elle intervienne. A condition qu’elle ait regagné d’ici là la confiance des citoyens. Il y va de l’honneur des officiers, mais surtout de l’avenir politique de l’Algérie.
LAHOUARI ADDI
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(1) Lire notamment Bruno Caillies de Salies, « L’Algérie sous la terreur », Le Monde diplomatique, octobre 1997.
(2) Cf. Mohamed Harbi, Le FLN, mirage et réalité, éditions Jeune Afrique, Paris, 1980.
(3) Cf. Algérie. Le Livre noir, La Découverte, Paris, 1997 .
(4) Cf. dossier « Algérie, les négociations secrètes », Courrier international, Paris, 2 octobre 1997.
(5) The Observer, Londres, 9 novembre 1997 et 11 janvier 1998, et Le Monde, 11 novembre 1997.
(6) Cf. le livre de l’ex-ministre de l’économie Ghazi Hidouci, La Libération inachevée, La Découverte, Paris, 1995.
(7) Cf. Abderahim Zérouali, « Les circuits de l’argent noir », in Reporters sans frontières, Le Drame algérien, La Découverte, Paris, 1996.
(8) Alors que le parti de M. Nahnah n’avait remporté aucun siège lors des législatives de 1991, il a, depuis, conquis de nombreux sièges, captant une partie de l’électorat du FIS dissous.
(9) Le qualificatif « démocrate » a subi un glissement sémantique dans les médias et désigne désormais tout individu ou opinion se démarquant des islamistes. Le RND, le FLN, voire l’armée, sont qualifiés de « démocrates ».
http://www.monde-diplomatique.fr/md/1998/02/ADDI/10029.html