L’ultime sacrifice

L’ultime sacrifice

par Abed Charef, Le Quotidien d’Oran, 30 Août 2007

Un pays peut-il avoir de l’ambition quand la pomme de terre devient le principal thème du débat politique ?

La rentrée politique a été dominée par deux thèmes: l’état de santé du président Abdelaziz Bouteflika et le prix de la pomme de terre. Avec un tel niveau du débat politique, il est pour le moins difficile de donner au pays des ambitions, de parler de projets d’avenir ou de faire rêver les nouvelles générations. Plus crûment, la paralysie du pays pendant cet été, les rumeurs qui ont dominé l’actualité et l’incapacité du pouvoir en général, et du gouvernement en particulier, à influer sur des thèmes aussi primaires que le prix de la pomme de terre consacrent un évènement majeur: le système politique algérien est mort.

Désormais, tant que le pays continue de tourner en rond dans le labyrinthe du système actuel, plus aucun responsable n’a la possibilité d’influer sur le cours des choses de manière sensible. Aucun ministre n’a la capacité de résoudre un problème majeur relevant de son secteur. Ce n’est pas la décision de détaxer la pomme de terre qui va en faire baisser les prix. C’est totalement exclu, et certains membres du gouvernement le savent. Personne n’est en mesure d’enrayer l’extension de la typhoïde, ni de réduire l’ampleur de l’hécatombe enregistrée sur les routes algériennes. Aucune structure ni aucun homme n’est en mesure de mettre fin au phénomène des harraga, ni à celui du suicide, tant que le pays continue de gérer les conséquences de la crise, ni ses causes.

Ce n’est pas une affaire de compétence individuelle, ni de qualification du personnel politique. Il y a probablement des ministres algériens brillants dans leur domaine, avec une formation de haut niveau. Il s’agit, en fait, du fonctionnement du système, dont les structures sont obsolètes. Un médecin algérien n’est ni mieux formé ni plus mal formé qu’un médecin indien ou slovaque. Pourtant, il est moins efficace, car le système dans lequel il évolue est totalement déstructuré. Ailleurs, le médecin est un maillon d’une chaîne qui constitue le système de santé. En Algérie, le médecin est un atome isolé, contraint de travailler seul, au sein d’une chaîne qui ne fonctionne plus depuis longtemps. Il en est de même du juriste, de l’ingénieur ou du wali. Tous sont prisonniers d’une machine infernale dans laquelle ils essaient de survivre, certains plus honnêtement que d’autres, certes, mais aucun d’entre eux ne réussit à faire son travail correctement. Comment un wali peut-il faire fonctionner correctement la machine administrative quand le chef du gouvernement lui demande d’inspecter les chambres froides pour trouver la pomme de terre stockée, de vérifier si elle entre dans un réseau de spéculation ou pas, et la saisir éventuellement ? Comment un ingénieur peut-il construire des routes quand le même wali fait délivrer des permis de construire qui occupent une partie de la route ? Comment le médecin peut-il sauver des blessés touchés dans des accidents survenus sur ces routes mal conçues, mal réalisées, alors qu’il n’a pas d’ambulance à sa disposition ni de matériel d’urgence ?

Vouloir résoudre les problèmes du pays à l’intérieur de ce système est aussi absurde que de vouloir convaincre les Algériens que le chef de l’Etat est en bonne santé. C’est simplement mission impossible. Reprocher à Abdelaziz Belkhadem de ne pas pouvoir baisser le prix de la pomme de terre n’a pas de sens non plus: ce n’est pas dans son pouvoir. Il veut certainement le faire, mais il ne peut pas, car il agit à l’intérieur d’une machine qui ne lui permet pas.

La solution la plus simple serait alors de procéder à des changements. Remaniement gouvernemental, mouvement dans le corps des walis, limogeages et promotions apportent avec eux leurs lots de formules nouvelles, comme celle de prétendre insuffler du sang neuf dans les institutions. On peut même procéder à des élections. Mais cela reviendrait à tenter une transfusion sur un cadavre. Cela fera illusion pendant quelques jours, quelques semaines, mais pas plus.

La formule peut choquer, mais demander de l’efficacité économique et sociale au système actuel équivaut à demander au système colonial d’établir une égalité entre les citoyens, ou demander à un système de parti unique de respecter les libertés démocratiques. C’est, par définition, impossible, antinomique.

Et c’est là que se situe la vraie responsabilité, immense, des dirigeants du pays. Ils n’arrivent pas à se rendre compte que le système politique actuel est arrivé à ses limites extrêmes. Que ce système, qui a fait du prix de la pomme de terre un thème de débat majeur, ne peut pas permettre au pays de prendre conscience des défis qui l’attendent. Quand on est réduit à polémiquer sur le thème de la pomme de terre, on est définitivement inapte à engager les grands débats sur l’université, la conquête du savoir, l’organisation de la société, la place du pays dans la mondialisation. Quand la principale préoccupation des dirigeants est de gérer les apparitions du chef de l’Etat pour prouver qu’il est en bonne santé, on ne peut comprendre ce qui a permis à la Corée de devenir un dragon, à la Chine de devenir un géant et au Brésil de devenir un grand pays émergent. Prendre conscience de tout cela serait déjà un grand pas pour le pays. Se convaincre qu’une ère est terminée et qu’une autre doit s’ouvrir, avec ses idées, ses institutions, ses hommes, ses penseurs, ses entreprises, ses ministres et ses partis, serait un autre pas important. Cela ferait sauter un verrou qui empêche toute évolution. Mais ce ne sera qu’une étape. Car lorsque l’idée du changement sera admise, il faudra s’atteler au plus dur: construire la nouvelle Algérie, avec ses institutions, ses mécanismes de prise de décision et de gestion, son école, son université, son système de communication, sa police et son armée. Le plus dur est là.

D’une part, l’Algérie n’a pas d’autre solution que d’aller vers ces nouveaux horizons. Mais de l’autre côté, cela demanderait au système actuel de se suicider. Peut-il faire ce sacrifice, lui dont les hommes sont si prompts à rappeler les sacrifices consentis par le pays tout au long de son histoire ?