La crise ? Troisième bureau à gauche
par Abed Charef, Le Quotidien d’Oran, 7 mai 2009
Si on ne peut affronter un ennemi, on l’ignore. C’est l’attitude de l’Algérie envers la crise économique.
Il y a un an, le prix du pétrole était pris de folie. Le monde semblait se diriger vers des horizons économiques inconnus, peut-être vers une pénurie d’hydrocarbures.
On parlait de la nécessité d’une « révolution verte », qui permettrait de produire de l’essence à partir de végétaux, et garantir ainsi la survie de la civilisation automobile. Les prix des produits alimentaires flambaient, et les émeutes de la faim menaçaient de plonger de vastes contrées dans l’instabilité et la violence.
Le pétrole avait atteint les 145 dollars. Certains spécialistes n’hésitaient pas à parler d’un prix de deux cents dollars pour 2009, voire pour fin 2008. Les experts affirmaient que la production mondiale de pétrole dépasserait les 100 millions de barils/jour dans quelques années. Le rythme de la croissance économique mondiale était tel, entraînant une hausse continue des besoins en énergie, qu’on avait peur de l’incapacité des pays producteurs à répondre à la demande. Des craintes se faisaient jour concernant une pénurie de pétrole, sérieusement envisagée.
Le pic de production semblait proche. Dans une vingtaine d’années, peut-être moins, la production de pétrole commencerait à décliner de manière irréversible. Le monde se trouverait dans l’obligation d’entrer progressivement dans une autre civilisation, celle des énergies qui devraient se substituer au pétrole. Charbon et nucléaire semblaient destinés à revenir en force, alors que les énergies renouvelables étaient présentées comme le nouvel eldorado. L’éthanol était à la mode, et les constructeurs automobiles parlaient plus des voitures électriques que de grosses cylindrées. Dans le bâtiment, fleurissait le concept de maison à énergie positive : comment, chez soi, créer plus d’énergie qu’on en consomme ?
On nageait alors en pleine fiction, mais cette la fiction avait imposé un vent de panique, qui a causé des dégâts très concrets. Les Etats-Unis cherchaient à produire des carburants à partir de maïs, avec un double effet : un détournement d’une partie de la production de céréales vers de nouveaux débouchés, et une réduction des superficies consacrées aux « céréales alimentaires ». La crainte d’une pénurie de produits alimentaires s’était renforcée, contribuant à pousser les prix agricoles vers des sommets, le blé doublant de prix en quelques mois.
Un schéma largement virtuel a ainsi débouché sur des faits bien réels, avec des émeutes de la faim et des morts dans plusieurs pays. Les politologues et spécialistes ont ensuite pris le relais, pour annoncer de sombres prédictions: après la menace terroriste, le monde serait confronté à une instabilité chronique due à la pénurie de produits alimentaires, qui créerait des tensions, des affrontements, avec comme conséquence des migrations massives et de nouvelles difficultés pour les pays riches eux-mêmes. Comme on le voit, un scénario a été écrit, et les opérateurs économiques et politiques ont voulu l’anticiper. Ce qui a produit des effets plus dangereux que le phénomène lui-même. Le monde a ainsi vécu une hausse des prix alimentaires parce que les spécialistes avaient prévu la pénurie. Enfin de compte, la hausse des prix a eu lieu, provoquant des émeutes, mais la pénurie n’a pas eu lieu!
Et puis, en quelques mois, la situation s’est complètement renversée. L’économie virtuelle s’est effondrée, entraînant avec elle l’économie réelle. La croissance économique a chuté, la demande de pétrole a reculé, pour la première fois depuis de longues décennies. Les prix ont dégringolé, pour atteindre un niveau anormalement bas. Le pic de 100 millions de barils/jour risque de ne jamais être atteint, avertit un spécialiste : pour lui, l’effet conjugué des économies d’énergie et de l’explosion des énergies alternatives pourrait être supérieur à l’augmentation de la demande.
Les prix des produits alimentaires ont à leur tour chuté. Blé, lait, tout est en chute libre. A un point tel que l’Algérie peut, pour la première fois, voir sa facture alimentaire évoluer à la baisse. Pour les importations algériennes de poudre de lait, par exemple, la facture pourrait passer de 750 millions de dollars en 2008, à 400 millions en 2009, selon le directeur de l’Office Interprofessionnel du Lait (ONIL). Même si ces chiffres doivent être pris avec prudence, ils sont significatifs d’une instabilité, favorable à l’Algérie pour le moment, mais rien ne dit que la tendance ne va s’inverser sous peu.
Ces bouleversements ont imposé trois certitudes. D’abord, le monde s’est installé dans une telle instabilité économique que peu d’acteurs pourront suivre. Ensuite, le bilan de la crise n’est pas encore fait. Si on ne sait pas qui en sortira gagnant, on sait, par contre, qui en sortira perdant. Enfin, l’Algérie ne sait encore que faire de cette crise. Elle pense l’affronter en créant une cellule « crise », et en confiant le dossier à un bureaucrate, celui du troisième bureau, à gauche, au fond du couloir.