Soulagements
par Abed Charef, Le Quotidien d’Oran, 7 juin 2007
Ils sont là. Tous, ou presque. Nos ministres ont fait un petit crochet par l’APN avant de revenir, plus motivés que jamais.
L’Algérie est soulagée. Après un terrible week-end de doute et de suspense, le pays a retrouvé sa sérénité : Bouguerra Soltani et Abou Bakr Benbouzid sont maintenus. On a, un instant, pensé qu’ils pouvaient partir, qu’ils étaient susceptibles d’être appelés à d’autres fonctions, d’être renvoyés ou, pire, qu’ils étaient capables de démissionner. Mais ils sont là. Aux mêmes ministères.
Les deux hommes font désormais partie du décor de la maison Algérie. On ne peut plus s’en passer, et la vie n’a pas plus de sens sans eux. Comme le meuble hérité du grand-père, ou la vieille photo prise au lendemain de l’indépendance, accrochée près de la porte d’entrée, on sent vaguement qu’ils ne servent pas à grand-chose, qu’ils occupent inutilement de l’espace, mais on ne peut s’en séparer.
Certes, Bouguerra Soltani est ministre sans portefeuille, c’est-à-dire qu’il n’a aucune attribution précise, ce qui lui permet d’avoir un bureau au Palais du Gouvernement, sans mission particulière ni bilan à présenter. Il vaque tranquillement à ses occupations, au gré des événements, disant une chose et son contraire. Certes, Abou Bakr Benbouzid va probablement réformer encore une fois une école qu’il a déjà réformée à plusieurs reprises, sans que cela n’aboutisse nulle part. Il peut même continuer à réformer la réforme, car plus personne ne fait attention à ses projets, par désespoir, par lassitude ou par résignation. Il y a d’ailleurs des enfants qui ont effectué, ou raté, toute leur scolarité sous Benbouzid.
Mais malgré tout cela, le départ de Bouguerra Soltani et Abou Bakr Benbouzid est devenu impossible. Non que leur présence au sein du gouvernement ouvre des perspectives grandioses au pays, ou permette de se donner de grandes ambitions. Leur départ ne peut être envisagé parce qu’ils sont devenus des symboles de la formidable force d’inertie qui a condamné le système politique algérien à un immobilisme total. Un système dont la raison d’être est d’assurer sa propre survie, et rien d’autre. D’ailleurs, ce système ne se préoccupe même plus de sauver les apparences, ni de respecter un quelconque formalisme. Tenir, coûte que coûte, est sa finalité, son objectif et son ambition.
L’après-17 mai en a donné une formidable illustration. L’abstention enregistrée lors des législatives a donné lieu à un consensus : tout le monde a admis qu’elle traduisait la désaffection des Algériens envers une opération de vote qu’ils considèrent inutile. Il aurait été logique que les dirigeants du pays fassent la même lecture, et tentent de combler ce fossé qui a été érigé entre les Algériens d’un côté, leurs institutions et leurs dirigeants, de l’autre côté. Comment ? C’est là que la question devient délicate. Car combler ce fossé signifie que le pouvoir tente d’apporter de vraies réponses aux véritables aspirations des Algériens. Un tel choix implique que le pouvoir soit capable de se remettre en cause, d’une part, et d’autre part, qu’il dispose du savoir-faire nécessaire pour s’engager dans des voies aussi périlleuses. Le président Abdelaziz Bouteflika a-t-il réalisé l’ampleur de ce que signifiait le 17 mai ? Et dans ce cas, a-t-il été tenté de franchir le pas pendant ces quelques jours de suspense, entre le moment où le chef du gouvernement Abdelaziz Belkhadem lui a remis sa démission et celui où il a été reconduit ? On ne le sait pas vraiment, même si Jean Daniel, une des rares personnes à avoir rencontré le chef de l’Etat, a émis l’hypothèse selon laquelle Abdelaziz Bouteflika allait procéder à des changements d’envergure.
Si tel était le cas, le chef de l’Etat s’est vite rendu à l’évidence. Engager de profonds changements l’amènerait à remettre en cause sa propre démarche et à s’engager dans des projets qui menaceraient les équilibres internes du pouvoir, une tâche périlleuse pour tout le monde. Elle est d’autant plus délicate qu’elle suppose l’existence d’un projet alternatif, et que le chef de l’Etat ait l’énergie et la volonté de se lancer dans l’aventure.
Pour l’heure, rien ne montre que de telles conditions sont réunies. Dès lors, il ne restait au chef de l’Etat qu’à tenter des ravalements de façade, sous la forme de changements de personnes, pour donner l’impression que le pays bouge. Mais changer des ministres nécessite d’engager des tractations fastidieuses pour préserver les mêmes équilibres du pouvoir. Et puis, pourquoi, en fin de compte, changer des ministres, puisque dans tous les cas de figure, cela ne servira à rien ? Autant maintenir la même équipe, et ne pas se dépenser pour rien.
C’est peut-être une vision sommaire de l’après-17 mai. Mais elle montre cette nouvelle réalité de l’Algérie, celle d’un pays prisonnier d’une formidable force d’inertie qui interdit tout mouvement, empêche toute action et détruit tout projet. Mais sur ce dernier point, on peut se rassurer : il n’y a pas de risque qu’un projet soit détruit, parce qu’il n’y a pas de projet.On est alors doublement soulagé.