L’éternel recommencement : de la sale guerre à la sale paix

L’éternel recommencement : de la sale guerre à la sale paix

Habib Souaidia, publié par Algeria-Watch, 28 août 2005

C’est peut-être l’affaire la plus abominable de l’histoire de notre pays : L’Algérie, meurtrie, écrasée, persécutée, bafouée. Plus de 200.000 vies ont été prises comme ça ! Par une phobie exprimée selon un rituel immuable : enlèvements, tortures, sévices sexuels, mutilations, exécutions extrajudiciaires, massacres. Depuis quinze ans, au rythme moyen de 20 à 400 cadavres par jour, des corps d’hommes, de femmes, et d’enfants, nus, meurtris, défigurés, sont découverts dans les faubourgs des villes maudites ou dans des hameaux séquestrés par des soldats barbares. Les enquêteurs et les spécialistes présentés comme les « plus sérieux » pensent qu’il s’agit de l’œuvre « d’islamistes armés » psychopathes. Mais il s’agit là d’une thèse qui demeure infondée sans une réelle enquête indépendante.

Si ce constat nous choque, c’est sans doute parce que nous vivons dans un monde à peu près normal où de telles horreurs n’arrivent que rarement, ne pouvant nous imaginer un pays où les pires crimes sont acceptés voire encouragés, un monde où les policiers protégent les assassins, sont leurs maîtres d’œuvre. Un monde à l’envers, où les autorités ordonnent le crime, où les criminels sont libres et les innocents martyrisés. Bref un cauchemar. A un détail près : ce monde d’horreur est vrai, il fait partie de la réalité de l’Algérie. Aussi vrai que les victimes, les bourreaux, les vécus, les preuves et les témoignages que j’ai accumulés depuis de longues années.
La scène d’un des plus stupéfiant crime contre l’humanité ne semble émouvoir personne, au contraire, on polémique sur des sujets d’ordre politiques, on s’accuse de trahison et d’appartenance à une intelligentsia obscure, on adapte la stratégie de la diversion pour omettre la vérité et la justice.

Ce qui se passe en Algérie après l’effroyable est une insulte au peuple algérien et aux droits de l’homme. « Marée haute, marrée basse ». Hier le nom de code de l’opération anti-terroriste était l’éradication, l’idée était que la vague de contestation finirait par se briser contre la force de la terreur, qu’il suffirait d’exécuter le manuel de la guerre subversive. Aujourd’hui le code de l’opération est nommé « impunité »: Semblable au premier mot d’ordre, la contestation doit évidemment se briser contre la force d’un «référendum populaire ».Cette lame de fond, les généraux et leurs alliés l’ont vu arriver de loin avec Bouteflika.

Où ais-je entendu ceci ?: « Avant, on se faisait massacrer à coup de hache par les agents éradicateurs, maintenant on se fait fourrer par les anges réconciliateurs ». Cela n’a plus d’importance dès lors que ces nouveaux convertis n’ont plus besoin de leurs masques pour sonner la fin des massacres des innocents : il faut tourner la page, la page de qui ? de quoi ? La page de notre honte nationale ?

On nous parle d’une « charte pour la paix », une sorte d’automotrice pour extraire l’Algérie d’un gouffre qu’on surnomme terrorisme. Moi je l’appelle une « grâce pour le terrorisme d’Etat ». Parce qu’il s’agit bien d’une couverture pour les bourreaux de la nation dans un contexte social marqué par l’absence de démocratie et de toute justice et vérité comme l’exigent les lois, comme l’exigent aussi toutes les victimes qui constituent la mémoire d’une guerre abominable. Ces victimes qui voient l’Etat récuser leurs droits à une vérité qui symbolisera leur victoire sur la douleur et par conséquence, leur permettra de faire le deuil. En procédant ainsi, l’Etat veille sur un mal qui reste omniprésent, une plaie à vif que ni le temps ni l’oubli ne peut cicatriser, car la mémoire semble figée dans un temps hors du temps où les absents restent éternellement absents et les criminels restent totalement impunis. Ainsi l’absence de toute justice véritable, et l’atmosphère sapée par la loi de l’oubli, du silence et de la démission des consciences, pèsent brutalement sur l’avenir de notre pays.

En effet, comment oublier l’inoubliable ? Comment oublier la douleur qui se faufile au hasard de la vie quotidienne, prête à ressurgir, au détour d’un barrage ou même d’une blague ou d’une rencontre avec un tortionnaire? Comment être confronté aux mêmes institutions et responsables qui ont bouleversé le passé, le présent et le futur? Comment oublier tous ces treillis kaki et ces rangers noirs qui bâillonnaient l’âme? Comment oublier tout ces lieux sinistres comme les châteauneuf et les Ben Aknoun? Et le souvenir n’est pas simple évocation de faits passés mais parfois retour vécu, ressenti dans une chair tourmentée par une gégène, une cigarette ou une lame… de violentes émotions … le souvenir poinçonné dans le corps lui-même, se manifestant par de douloureuses épreuves (maux de tête, troubles intestinaux ou troubles de sommeil…), autant d’expressions insupportables venant rappeler le cauchemar d’autrefois.

Cette amnistie qu’elle se fasse avec ou sans l’approbation du peuple, constituera un autre crime contre l’humanité. Je ne suis pas contre la paix, mais je suis contre la paix des généraux, et, en d’autres termes, la paix que nous offrent les bourreaux de l’Algérie est une sale paix comme ce fut par le passé une sale guerre. Comment croire à une amnistie, alors qu’on vient juste d’élever aux rang de héros les généraux Athamnia, ex-Cdt du 12ème RPC, Djebbar, Cdt du CTRI, Tlemçani, ex-Cdt du 4ème RPC, Chingriha, ex-Cdt du SOB( Secteur opérationnel de Bouira), Malti, ex-Cdt des Fusils de l’Air et bien d’autres criminels. L’arbitraire à de beaux jours devant lui. La République, au lieu de les porter au pinacle devrait au contraire rougir de la lâcheté de ses officiers, coupables d’avoir obéi à des ordres criminels et absurdes. Les initiateurs de ce projet de paix ne craignent pas la contradiction en élevant de sacrés tueurs au rang de héros, sachant que la terreur était globalement menée par ces ex-commandants des unités opérationnelles.

J’aurais aimé être dans le camp de ceux qui veulent la paix ! Cependant, sauf pour les imbéciles et les manipulateurs de l’opinion publique que sont devenus le pouvoir et l’ensemble de la classe politique et intellectuelle, les groupes armés ne sont pas les seuls responsables de la tragédie nationale. C’est la guerre des généraux algériens imposée par la force des armes qui a provoqué les pires distorsions, dont un accroissement dramatique du terrorisme d’Etat provocant ainsi un sentiment profond dans le peuple que c’est contre lui-même que l’armée a décrété une croisade de terreur.

Soyons sérieux, et cessons de prendre des vessies pour des lanternes. Le terrorisme ne menace que le pouvoir corrompu. Ces petits groupes qu’on a faussement décrits comme des supers légions bien armées, n’ont jamais existé. Les quelques réels groupes ont été presque entièrement infiltrés par les différents services de renseignement. Pour les quelques uns qui restent, même s’ils mènent des actions de temps à autre contre l’armée, celles-ci consistent à se défendre contre les ratissages opérés ici et là par les forces combinées. Le général Mohamed Lamari, sourire aux lèvres, a déclaré devant la presse enthousiaste : « le terrorisme est vaincu, mais l’intégrisme est resté intact. »

Des milliers d’Algériens vont ils encore être tués parce que les généraux et leurs alliés font face à un ennemi, le peuple, qu’ils ne parviennent pas à circonscrire? Continueront-ils à subir le terrorisme, sorte d’épouvantail, qui n’existe que pour légitimer la violence d’Etat? Car c’est bien ce dont il s’agit : Les généraux anéantissent tout ceux qui ne rampent pas à leurs pieds comme des chiens.
Tuer des milliers d’innocents parce que « l’intégrisme est intact » ? Cette phrase d’exception, qui lui a été insufflée par je ne sais quelle démon, est elle une justification pour museler le peuple ? Tuer des milliers d’innocents parce qu’un groupe vaguement affilié aux islamistes, actif dans une partie de l’Algérie, et de surcroît isolé, serait capable de s’aligner avec Oussama ben Laden qui se trouve de l’autre coté de la planète ? Cette pauvre presse en manque d’originalité, dépourvue d’arguments, essaie de faire croire au monde que le GSPC et Al-Qaida sont de mèche. Tuer des milliers d’innocents parce que, toujours selon les organes de propagande des généraux, l’appel du GSPC à tuer les deux diplomates enlevés en Iraq constitue une preuve tangible de leur partenariat avec l’énigmatique el-Zarkaoui, même si ce dernier a nié le rapt et l’assassinat ?
Tuer des milliers d’innocents parce qu’un rapport des services secrets britannique et de la CIA nous dit que le fameux GSPC est considéré comme dangereux pour les intérêts des compagnies pétrolières occidentales, et de ce fait continuent à utiliser le terrorisme comme cheval de bataille pour assouvir leurs instincts malsains.

Les généraux se disent lutter contre le terrorisme. L’armée algérienne a tué plus d’Algériens que ne l’ont fait tous les groupes armés réunis et j’en suis témoin. Pendant tout ce temps de guerre sale, la contrainte sur le psychisme du peuple est au cœur de la lutte anti-terroriste. La violence armée s’exerce pour faire plier la volonté du peuple. Elle s’exerce pour obtenir des résultats par la manipulation des esprits : propagande, actions psychologiques, tromperies, massacres, tortures, infiltrations, la Rahma, la concorde civile, l’amnistie générale… En fonction des effets produits et des moyens utilisés, ces formes sont classables par catégories, fondatrices d’une logique impeccable de manuel de la guerre psychologique : Ulysse (la ruse) et Tamerlan (la terreur). En Algérie, cet aspect stratégique est occulté par les vierges effarouchées qui crient à chaque occasion au scandale : à la main de l’étranger, au complot contre l’Algérie, aux ennemis du peuple. Pourtant il existe une riche expérience dans ce domaine. Etudier l’histoire de la première guerre d’Algérie éclairerait certainement notre présent. On lira, pour la première fois, l’exposé systématique de ce que furent, à partir des années quarante, la conception et la méthode de la guerre psychologique, étroitement liées à la guerre révolutionnaire en Indochine et en Algérie et plus tard en Argentine et à l’ensemble des pays de l’Amérique latine. La créativité opérationnelle s’accompagnant de confusions organisationnelles et d’outrances idéologiques ont servi d’école à un nombre impressionnant de pays à travers le monde. Elle est devenu une matière fructueuse et un exemple à suivre pour briser les contestations et créer la confusion et l’anarchie. Vous ne pouvez nier l’existence du cinquième bureau pendant la guerre d’Algérie, vous ne pouvez nier l’œuvre d’Aussaresse, Massu et Bigeard, comme vous ne pouvez pas nier le duplicata de ces méthodes par vos si chères vaches sacrées.

La guerre et ceux qui la font n’ont rien de respectables, la paix et ceux qui l’imposent n’ont rien d’admirables. Sinistre mascarade que cette page qu’on essaie de tourner et qui fait des lâches de la guerre des vaillants soldats et des patriotes irréprochables. Et pour finir, je dis aux commis de l’Etat: vous avez préféré le mensonge à la vérité, la lâcheté au courage, les médailles à l’honneur, et en cédant à des criminels, vous avez délaissé la justice.