Jijel, 9 mai 2006 : le massacre des innocents
par Habib Souaïdia*, Algeria-Watch, 27 mai 2006
Le pouvoir d’Alger et ses partisans ont toujours nié catégoriquement que l’armée algérienne commettait des massacres – comme ils ont longtemps nié les disparitions forcées, les exécutions extrajudiciaires et la torture pratiquées par cette armée et les forces de sécurité. Mon expérience d’officier au sein des forces spéciales de l’ANP (de 1992 à 1995) m’a appris ce que valaient ces mensonges. Et aujourd’hui, ce sont les organes mêmes de propagande du régime criminel qui viennent nous rappeler – pour qui sait les décrypter – que le massacre, souvent déguisé, comme cette fois, en « opération militaire », fait toujours partie des méthodes de l’armée des barbares.
Au travers d’articles plus ou moins confus et contradictoires, invoquant toujours des « sources sécuritaires » ou des « sources sûres », ces journaux (francophones et arabo-phones) nous informent que, le 9 mai 2006, une attaque des forces spéciales de l’ANP contre la grotte de Ghar Lahmam (« grotte des colombes »), sur les monts de Seddat dans la wilaya de Jijel, aurait causé la mort de trois (ou six ?) terroristes du GSPC (ou du GSL ?) et de trente et un (ou plus ?) femmes et enfants (certains articles parlent de vingt-deux cadavres d’enfants) retranchés avec eux dans cette grotte.
L’expression « opération militaire » est loin de refléter la réalité dans toute son horreur. Les mères et leurs enfants, qui depuis pratiquement plusieurs semaines vivaient dans la terreur, ont certainement été obligés de se réfugier dans la grotte, par peur des troupes sanguinaires du général-major Ben Ali Ben Ali, commandant de la 5e Région militaire depuis juillet 2005, et de son adjoint le général Mohamed Bergham, qui quadrillaient la région depuis plusieurs semaines (le général Ben Ali Ben Ali, réputé pour sa férocité, s’était notamment illustré lors de la fameuse « opération Aïn-Defla 2 », en mars 1995, où l’armée avait massacré des centaines de civils par des bombardements aveugles).
L’armée algérienne, si efficace lorsqu’il s’agit de massacrer, s’est ensuite contentée, comme à son habitude, de produire paresseusement en guise de justification une explication grotesque : la responsabilité de ce massacre reviendrait aux « terroristes » eux-mêmes, qui auraient utilisé leurs femmes et leurs enfants comme « boucliers humains » ! Sous-entendu : ces terroristes ne sont que des « infra-humains », incapables d’avoirs des sentiments normaux vis-à-vis de leurs proches (une catégorie fort étrange dont on attend toujours les preuves de l’existence, alors que ne manquent pas celles qui attestent la réalité des tortionnaires et assassins galonnés qui peuplent les hautes sphères de l’armée algérienne, pour lesquels la vie d’un citoyen algérien a, au mieux, la même valeur que celle d’une bouteille de whisky). Et, en effet, pourquoi se gêner, puisque « plus c’est gros, plus ça passe », comme l’a montré, au cours des années de la « sale guerre », l’acceptation aveugle par tous les « éradicateurs » furieux et les médias « politiquement corrects », en Algérie comme en France, de la sinistre fable des GIA massacrant les civils musulmans « au nom de l’islam », alors qu’il n’était même pas besoin d’attendre les preuves, venues depuis, que ces GIA n’étaient que des groupes clandestins de « contre-insurrection » pilotés par les agents de la police politique, le DRS.
Ainsi, selon Le Soir du 16 mai 2006, « les deux terroristes [tués dans la grotte] avaient commis des atrocités durant leur séjour dans les djebels de la région » et « la lâcheté de ces deux sinistres ex-émirs les a poussés à prendre en otage des innocents (plus de vingt enfants et une dizaine de femmes) comme boucliers humains durant plus de deux mois ». Pour Liberté du 15 mai 2006, « selon des sources crédibles, quatre femmes et vingt et un enfants étaient ligotés à des rochers minés dans ce qu’on pourrait qualifier de première ligne de défense. Pris dans le feu de l’action mardi dernier, les chefs terroristes auraient fait exploser à distance les mines et les boucliers humains avec ».
On reconnaît la prose classique des plumitifs « honorables correspondants du DRS », préposés de longue date à reproduire dans les quotidiens algériens la désinformation fabriquée dans les officines de la police politique. Mais dans ce cas, il suffit d’évoquer le dérisoire bilan officiel de l’opération (récupération de trois chargeurs vides, trois Kalachnikov et deux Seminov datant de la Première Guerre mondiale) pour comprendre qu’il s’agit d’un mensonge pur et simple : les militaires ne pouvaient ignorer qu’ils n’avaient comme « adversaires » que quelques hommes à peine armés et une majorité d’enfants et de femmes qu’il aurait été très facile de « récupérer » sans effusion de sang.
Tous les indices disponibles à ce jour laissent penser qu’il s’agit en fait d’une « opération » froidement préméditée. L’Expression du 11 mai 2006 expliquait ainsi que « cette opération rigoureusement étudiée selon un plan d’attaque des plus stratégiques […] vient répondre aux instructions du général-major de l’Armée nationale populaire, Ahmed Gaïd Salah, lui-même, qui avait effectué une visite dans cette région le 27 avril dernier ». Et, dès le 3 mai, Liberté écrivait : « Le plan de l’assaut final aurait été arrêté et présenté à l’état-major qui l’aurait adopté ces dernières 72 heures. Depuis, le commandement des opérations, élisant quartier au sein du secteur opérationnel de Jijel, attend le moment propice pour passer à l’acte et mettre fin à l’un des plus anciens et sanguinaires maquis terroristes constitué depuis 1993. En effet, depuis quarante jours, cinquante terroristes appartenant à katibat Ibad Errahmane, relevant de la zone 6 du GSPC que dirige un certain Abou Omeir Mustapha, sont encerclés par les forces de l’ANP sur les monts du Chekfa. Les forces de sécurité, qui ont localisé le dernier refuge des irréductibles du GSPC après qu’une de leurs patrouilles eut subi une meur-trière attaque au pied du Seddat, ont hermétiquement bouclé toutes les issues permettant d’échapper d’une casemate qui ressemble à un abri de plus d’un kilomètre de long dans ces mêmes monts du Seddat sur les hauteurs de la commune d’El-Djamaâ. […] Selon des sources crédibles, l’ANP va donner l’assaut dans les prochaines heures. […] Le choix de l’heure de l’assaut final dépend, selon nos sources, de plusieurs considérations, dont la variable de la présence des femmes et enfants. […] Ainsi, après quarante jours de siège, les forces combinées, sauf reddition de dernière minute, sont en train de peaufiner les dernières retouches d’un assaut qu’on annonce des plus virulents. Les forces spéciales auront face à elles, la moitié des troupes du GSPC de la zone 6, dont certains sont de véritables professionnels. Selon une analyse sûre de l’état psychologique des terroristes assiégés, ils seraient d’une nature suicidaire et prêts à utiliser les femmes et les enfants comme boucliers, ce qui laisse peu de choix au commandement. »
Ce « peu de choix », cela pourrait bien être celui du recours aux armes chimiques pour éliminer les occupants de la grotte. Comment comprendre autrement ces phrases étranges d’un article du quotidien Liberté du 15 mai : « De la bataille de Seddat, qui sera certainement “soldée” dans les prochaines heures, ce qu’il faut surtout retenir, c’est que l’intégrisme garde toujours ce relais psychologique, où l’intox joue un rôle important. Juste après la découverte des vingt-huit cadavres samedi au soir, les relais du GSPC ont tenté de faire circuler l’information selon laquelle l’ANP aurait eu recours à des gaz lors de l’assaut. » Alors que strictement personne, à ce jour, n’a fait état publiquement d’une telle hypothèse, cela ressemble fort à un démenti préventif du DRS, qui craint sans doute les témoignages d’habitants de la région…
Ce massacre intervient dans un contexte banalisé par la « charte pour la paix et la réconciliation nationale », adoptée (à travers un vote populaire truqué) par les décideurs en parfaite violation du droit international. Et il semble annoncer de nouvelles « opérations » du même genre, comme peut le laisser penser la lecture du quotidien Liberté du 21 mai 2006, qui fait état d’autres attaques meurtrières à venir, dans la région de Collo : « Des sources concordantes avancent la présence, dans la zone ciblée, d’une quarantaine de terroristes, avec femmes et enfants. Ainsi, trois opérations de ratissage de grande envergure sont lancées, ces dernières heures, par les forces combinées dans le massif forestier de Collo, une région boisée et donnant sur la mer, située entre les deux wilayas de Skikda et de Jijel. »
La guerre contre les enfants et les femmes est donc toujours au cœur de la prétendue « lutte antiterroriste ». Les promesses de la « paix soldatesque » se sont évanouies, et des enfants meurent toujours, tués dans des grottes comme des rats. Souvent, les plus dangereux éradicateurs essaient de se faire passer pour des soldats de la paix une fois leur forfait accompli. Mais cette fois, les odeurs toxiques des cadavres dans lequel s’asphyxie aujourd’hui l’Algérie nous parviennent directement du palais de la Mouradia, où siège le président Bouteflika : aucun communiqué du « chef suprême des forces armées » – en vérité simple pion du vrai « patron » de l’Algérie, le général Toufik Médiène, chef inamovible du DRS depuis 1990 – n’a dénoncé ce nouveau crime ni affirmé la volonté de juger ses responsables. Aucun geste, aucune sympathie pour ces innocents, nés et morts dans les maquis et dont on a préféré dissimuler l’existence, comme s’ils étaient des « enfants de la honte ».
Ce nouveau drame en dit long sur la mentalité des « décideurs », héritiers directs des généraux massacreurs de la conquête française de l’Algérie dans les années 1830-1840. Héritiers de Cavaignac, qui bourrait des grottes de pétards et de fagots, et qu’on ouvrait le lendemain sur les cadavres. Ou de Saint-Arnaud, qui y allait plus fort : il murait. Au bivouac, il écrivait à Bugeaud : « Personne que moi ne sait qu’il y a là-dedans cinq cents brigands qui n’égorgeront plus les Français. »
Depuis ce temps, on dirait que rien n’a changé. Les tueries de civils sont devenues monnaie courante lors de la sale guerre. Dans le pays des généraux, on ne parle évidemment pas de ces crimes contre l’humanité, mais d’« opération militaire réussie ». Telle est la réalité de la « lutte antiterroriste », revendiquée à longueur de journée par les médias aux ordres. Et ce sont ces généraux qui demandent à la France une déclaration de repentance pour tous les crimes commis en Algérie ! Les chefs de cette « armée » qui tue des milliers de nos concitoyens ont usurpé le nom d’Armée nationale et populaire, héritière de l’armée de libération. Ils en ont fait une armée de criminels.
Les lois algériennes en vigueur dans un pays révolté ? La dignité humaine, la conscience, le droit, la vérité ? Foutaises. Tout est hors-la-loi. Nos concitoyens sont toujours massacrés par ces prétendus « donneurs de leçons », qui usent de la terreur pour tuer des enfants, mais aussi et surtout pour offrir un spectacle aux colons d’hier en leur disant : « On massacre mieux que vous. » Nombre de ces généraux ont créé de vérita-bles gangs. Encore un peu de temps, ils se mettront à généraliser l’usage des armes chimiques, histoire d’épater les Américains…
* ancien officier de l’armée algérienne, auteur du livre La Sale Guerre, 2001