Le grand écart des intellectuels algériens

Le grand écart des intellectuels algériens

par Brahim SENOUCI, Le Quotidien d’Oran, 27 Octobre 2011

On connaît la répartition habituelle des pouvoirs dans un Etat respectueux de leur séparation. Le pouvoir législatif revient au Parlement (Assemblée nationale et Sénat), l’exécutif au gouvernement (Chef de l’Etat, chef de gouvernement), le judiciaire aux juges. Cette répartition a été notamment théorisée par Montesquieu dans l’Esprit des Lois. Elle constitue le socle des démocraties représentatives.

Bien avant Montesquieu, Aristote l’avait imaginée mais n’appelait pas à la séparation des pouvoirs. En son temps, on pouvait être juge et gouverner par exemple. C’est impossible dans les démocraties actuelles, très soucieuses de garantir l’indépendance de chacune des trois composantes vis-à-vis des deux autres. Depuis quelques décennies, notamment depuis l’affaire du Watergate qui a montré comment des journalistes pouvaient faire tomber le Président du plus puissant pays du monde, un quatrième pouvoir a émergé, le pouvoir médiatique. Depuis, il n’a cessé de croître, parfois au détriment des trois autres, jusqu’à leur imposer un début d’hégémonie. Aux Etats-Unis, Fox News ou CNN, le New York Times ou le Washington Post, jouent un rôle déterminant dans la politique. Ces organes font et défont des réputations. Ils s’y entendent pour promouvoir des inconnus jusqu’à en faire des candidats crédibles aux élections sénatoriales, voire présidentielles. Dernière illustration, l’irruption de Herman Cain dans l’arène politique. Noir, ultra conservateur, inconnu du grand public, il est le probable adversaire républicain d’Obama à la prochaine élection présidentielle. D’une manière générale, on assiste dans les pays développés à un abaissement de la fonction de représentation politique depuis que les candidats à cette fonction doivent faire le siège des médias pour accéder à la visibilité. Il s’agit à l’évidence d’une dérive de la démocratie pouvant in fine la remettre en cause.

Certains intellectuels participent de cette dérive. Ils ont le verbe facile et l’indignation vertueuse. Ils hantent les plateaux de télévision, les radios, les tribunes des plus grands journaux, et fournissent l’onction des clercs à la machine à broyer des médias. Ils s’illustrent notamment en fournissant pour chaque événement une grille de lecture simple, une sorte de prêt-à-penser qui dispense leurs lecteurs-auditeurs de tout effort de compréhension personnelle d’un monde dont la complexité est gommée.

La Palestine est un de leurs terrains favoris. Bernard-Henri Lévy et sa cohorte ont réussi dans une large mesure à imposer leur vision d’un conflit entre Israël et la Palestine, au mieux symétrique, au pire favorable à Israël. Ils ont largement justifié le massacre de Gaza et celui de Jénine que le susnommé Lévy décrivit naguère comme un combat de rues. Les médias leur ont globalement emboîté le pas. On a ainsi pu voir, pendant que l’aviation israélienne procédait à la destruction méthodique du réduit de Gaza, la détresse des familles… israéliennes de Sdérot sur les chaînes de télévision du service public en France. D’une manière générale, ils n’ont pas peu contribué à ce que les médias reprennent à leur compte une présentation totalement biaisée de la situation en Palestine. D’autres intellectuels ont une vision beaucoup plus honnête, beaucoup plus respectueuse du droit et de la morale. Alain Badiou, Edgar Morin et bien d’autres ont une vision objective. Les premiers les considèrent comme des adversaires. Ils sont infiniment moins présents dans les médias. Au pire, ils sont traînés dans la boue ; Edgar Morin, juif, a été condamné pour… antisémitisme avant d’être blanchi en appel !

La Palestine n’est pas le terrain unique de leurs exploits. Le printemps arabe leur a donné l’occasion de se manifester à nouveau. L’effet de surprise une fois passé, l’Egypte et la Tunisie ayant perdu leurs dictateurs, il fallait que Bernard-Henri Lévy et ses affidés reprennent la main. La Libye leur en a fourni l’occasion. Tout le monde sait qu’il a joué un rôle fondamental dans la décision de la France d’intervenir militairement, via l’OTAN. On peut diversement apprécier les résultats de cette intervention. Je ne crois pas que quiconque puisse soutenir Kadhafi. Pour autant, il ne doit pas y avoir grand-monde pour applaudir au spectacle de ces avions bombardant un pays arabe, encore moins à celui de l’indigne mise à mort d’un dictateur déchu. Comment ne pas se souvenir de l’Irak ? Le même catalogue de bonnes intentions nous avait été servi. Le méchant dictateur se balançait au bout d’une corde. Mais ce n’était pas grave, nous expliquait-on, juste des convulsions inévitables avant le passage à la lumière du progrès et de la modernité. On sait ce qu’il est advenu, un pays démembré, baignant dans le sang et la corruption sous l’œil goguenard de GI qui s’apprêtent à détaler sur un rythme de hard rock. Il y a hélas bien des chances pour que ce scénario se réédite en Libye. Il est certain que l’intervention en Libye, pas plus que sa devancière irakienne, n’a pas été dictée par le souci de la protection du peuple libyen. Il s’agit de tout autre chose. En témoignent les voyages d’hommes d’affaires et les discussions bruyantes sur la répartition du butin. Il y aussi le moins visible, les dégâts causés au printemps arabe. Désormais, les scénarios tunisien ou égyptien auront de moins en moins cours. Les peuples auront de moins en moins prise sur leurs destins. Aveugles, les tyrans actuels, comme Bachar El Assad, refusent de négocier avec leurs sociétés ; ce faisant, ils se condamnent eux-mêmes, ce qui n’est pas grave, mais ils condamnent leurs peuples à troquer la dictature contre un protectorat étranger au moins aussi prédateur que leurs dirigeants eux-mêmes. Gérard Longuet, ministre français de la Défense, et Bernard-Henri Lévy ont échangé force compliments sur la magnifique « réussite » de l’équipée libyenne. Longuet s’est félicité, devant un Lévy vaguement gêné, de la belle alliance entre une armée courageuse et des intellectuels de valeur…

L’Algérie fait très probablement l’objet de discussions dans les états-majors occidentaux. Le plus vaste pays d’Afrique, le plus grand rivage du Sud de la Méditerranée, l’un des principaux producteurs de gaz, ne peut laisser indifférent. Il y a donc fort à parier que des think tank phosphorent dans le secret des cabinets ministériels occidentaux… Quid de notre système de défense ? Je ne parle pas de notre appareil militaire qui est entouré, je l’espère, d’un secret bienvenu. Je parle de la capacité de notre société à résister à des sirènes étrangères qui pourraient lui vanter les bénéfices d’une sortie du système actuel pour entrer dans les « délices » d’une démocratie occidentale à l’ombre de laquelle elle pourrait « prospérer ». Il n’est pas indifférent de noter que c’est somme toute l’une des sociétés les plus frustes du monde arabe qui s’est abandonnée à la mainmise étrangère. Les sociétés tunisienne et égyptienne sont plus sophistiquées, plus urbaines. Elles offrent bien moins de prise aux pièges. La société égyptienne, quoi qu’on en dise, a une tradition artistique, littéraire, importante. Elle a enfanté des intellectuels de renom, qui se sont largement exprimés et dont les noms sont respectés. Taha Hussein, Naguib Mahfoud, sont de ceux-là. Tewfiq El Hakim, dans son livre, Le journal d’un substitut de campagne, a décrit à merveille la société dans laquelle il baignait. En même temps, tout en étant profondément immergés dans l’Egypte profonde, ils étaient ouverts sur le monde. En témoignent l’énorme succès du Prix Nobel Naguib Mahfoud, ou les adaptations théâtrales d’Œdipe Roi par Tewfiq El Hakim. Ces intellectuels ont participé aux combats politiques. Ils ont joué un rôle d’aiguillon et d’éclaireurs pour leurs compatriotes qui les écoutaient parce qu’ils leur ressemblaient.

Le rôle des intellectuels est en effet de fournir du sens à ce qui n’est parfois perçu que comme un gigantesque chaos. Ils contribuent donc de façon déterminante à armer les sociétés dans lesquelles ils évoluent contre d’éventuelles dérives. Ils le font d’autant mieux qu’ils procèdent de la matrice culturelle familière à leurs peuples… En Algérie, Alloula, Benhadouga étaient plutôt dans cette veine. Ils parlaient la langue du peuple et partageaient son imaginaire. Kateb Yacine, bien que francophone, était dans ce cas. D’autres encore répondent à cette définition. Ce n’est pas un hasard s’ils sont respectés en Algérie. Certains ne trouveront pas place dans cette classification, parce qu’ils sont porteurs d’une rupture inconsciente. Ils ont exprimé, avec une force bienvenue, leur rage contre le terrorisme et l’intégrisme, au moment où des dizaines de milliers d’Algériens étaient massacrés dans des conditions atroces. Je songe aux Agneaux du Seigneur de Khadra ou au Serment des Barbares de Sansal. Ce dernier pose en particulier la question de l’identité qui lui semble être la racine du drame. C’est bien de poser la question. C’est périlleux de vouloir y répondre de façon simple. C’est le piège dans lequel tombe Sansal. Dans un documentaire qui lui a été consacré par Arte (http://videos.arte.tv/fr/videos/boualem_sansal-4192426.html), il en vient à ce qui explique peut-être la faveur dont il jouit en Occident, notamment en France. La dénonciation pertinente de l’intégrisme produit en lui une sorte d’aveuglement. Il en vient à jeter par-dessus bord à peu près tout ce qui pourrait faire sens en Algérie. La culture, parce qu’adossée à une religiosité étouffante, est honnie. Son émotion est convoquée au moment où il voit des pieds-noirs embarquant sur les bateaux de l’exode. Cette émotion peut être justifiée. Mais pourquoi n’a-t-il pas de mots pour son peuple enfumé, emmuré, massacré ? Il y a plus grave. Parlant de son livre, Le Village de l’Allemand, il explique benoîtement le lien étroit entre les maquisards du Front de Libération Nationale, le Front Islamique du Salut et le Nazisme ! Il parle même d’une étrange rencontre organisée par Hitler avec notamment des leaders algériens. L’objet de la rencontre en question aurait été de sceller une alliance avec l’ennemi commun franco-britannique, en échange de la promesse du Führer de permettre l’instauration de l’islamisme comme régime de gouvernement dans les futurs Etats indépendants ! Ce que le jour doit à la nuit, de Yasmina Khadra, semble laisser planer l’ombre de la nostalgie de l’époque coloniale. Toutefois, c’est le privilège de l’écrivain que de nourrir la complexité des choses. Le tableau se simplifie singulièrement quand le même Yasmina Khadra confie l’adaptation cinématographique de son ouvrage à un nostalgique assumé de cette période, sioniste notoire de surcroît, Alexandre Arcady…

Il n’est pas question de chasse aux sorcières ici. Je ne crois pas aux intentions malveillantes. Mais on ne peut éluder ce constat évident d’une rupture entre les intellectuels les plus connus en France et la société algérienne. Ce n’est pas tout d’être reconnu à l’étranger. Ce n’est même rien si on ne l’est pas d’abord par les siens. Ecoutons Jacques Berque, intellectuel algérien authentique, réagir à la création en France du CISIA (Comité international de solidarité avec les intellectuels algériens) : J’ai appris qu’un Comité international de solidarité avec les intellectuels algériens a été créé. La solidarité mondiale doit s’exercer pour protéger tout Algérien et tout intellectuel menacé dans le monde. C’est un devoir pour chacun de nous. J’ai moi-même exercé ce devoir de solidarité pour Abraham Serfati et deux ou trois autres en Tunisie. Mais laissez-moi vous dire ce que toute une vie d’expérience m’a appris : premièrement, les problèmes d’une société, seule cette société peut les résoudre ; deuxièmement, une intelligentsia est évidemment en correspondance avec l’ensemble du monde, mais elle doit d’abord être en phase avec sa propre société.

La société algérienne ne peut pas être représentée, encore moins armée et défendue, par des intellectuels qui ne se sentent à l’aise que sur des plateaux de télévision où on leur manifeste d’autant plus de sympathie qu’ils expriment tout haut ce que leurs hôtes n’osent dire. Ils confortent ainsi la fausse opinion que leurs protecteurs se font de ladite société et alimentent les fantasmes qui ont présidé aux expéditions coloniales. Ils se font aussi, à leur corps défendant, les justificateurs des interventions occidentales en ne voyant dans le mal absolu que l’intégrisme et non le sort fait par la prétendue « communauté internationale » aux peuples du Sud ou l’idée que se font de la justice internationale les puissances qui aident Israël à détruire la Palestine