«Ce que je sais de Chadli»
MOHAMED CHAFIK MESBAH
«Ce que je sais de Chadli»
Le Soir d’Algérie, 9 octobre 2012
Mohamed Chafik Mesbah, qui a exercé au sein de l’ANP et des services de renseignement sous l’époque du président Chadli Bendjedid, a bien voulu nous délivrer son témoignage que nous reproduisons ci-après.
Le Soir d’Algérie : Après le décès du président Chadli, une couronne de louanges lui est tressée pour mettre en relief un bilan totalement positif de la période où il a occupé le premier poste de responsabilité dans le pays. Vous convenez que son bilan aura été de bout en bout positif ?
Mohamed Chafik Mesbah : C’est une bien mauvaise manière de rendre hommage au président Chadli que de l’encenser sans nuance. Le président Chadli a laissé un bilan intéressant mais qui n’est ni totalement positif ni totalement négatif. Sans nullement mettre en cause la sincérité du président défunt, il convient d’admettre que son bilan est à mi-chemin entre le noir et le blanc. Dans certains domaines, par exemple la répression du Printemps berbère et l’introduction de l’article 120 dans les statuts du FLN, voire l’interférence de cercles familiaux dans des questions névralgiques relevant de la chose publique, le bilan aura été négatif. Par contre, le président Chadli aura pris, rapidement, la mesure de l’obsolescence du système en se rangeant à la nécessité d’une libéralisation politique et économique du pays qu’il a voulu graduelle. A cet égard, c’est l’équipe rassemblée autour de Mouloud Hamrouche qui, sans doute, a élaboré le plan de charge des réformes politiques et économiques de l’époque. Ces réformes seraient restées, néanmoins, lettre morte ce n’eût été l’appui agissant et déterminé du président Chadli.
En quoi ont consisté ces réformes politiques et économiques ?
Le président Chadli n’était pas un doctrinaire rivé à des certitudes idéologiques. Il était pragmatique, impulsé par le bon sens et animé de bonne foi. Il voulait sortir du carcan du parti unique en favorisant le multipartisme. Ce n’est point de sa faute si l’expérience a dégénéré. Jamais, à titre de rappel, la presse n’a été aussi libre que lorsqu’il en a décidé ainsi. Il avait entamé la libéralisation de l’économie selon une démarche graduelle en réhabilitant la notion de capitaux marchands pour cantonner l’Etat à son rôle de régulateur de l’économie. Des fluctuations du marché pétrolier avec la chute vertigineuse du prix du baril ont compromis une évolution qui aurait pu être harmonieuse. Encore une fois, il fallait avoir le courage d’engager ces réformes. Malgré toutes les pesanteurs du système, le président Chadli, précisément, n’en a pas manqué. Malheureusement, les impondérables de la conjoncture et l’obstruction aux réformes manifestée par des cercles agissants dans le pouvoir ont fait manquer à l’Algérie ce qui aurait pu être un rendez-vous avec l’histoire…
Par rapport à l’apparition d’une bourgeoisie d’affaires qui s’est accaparée de certains créneaux d’activités au détriment de l’intérêt public, pensez-vous que le bilan légué par le président Chadli soit positif ?
Il faut juger le bilan du président Chadli sur la volonté de ce dernier de réhabiliter l’initiative privée. Il faut tenir compte que l’initiative privée, durant la période qui avait précédé, était désignée du doigt. Le président Chadli a voulu bannir l’ostracisme qui frappait, parfois indûment, le capital privé. Voilà le cadre conceptuel où il faut se placer. Sur le plan pratique, il y a eu, probablement, des dépassements qui ne peuvent être imputés au président Chadli directement.
Sur le plan économique, toutefois, il est reproché au président Chadli d’avoir interrompu le cycle de l’investissement productif en amenuisant le potentiel du secteur public industriel. Ce jugement vous paraît-il fondé ?
Le président Chadli n’a jamais eu la prétention de se présenter comme un expert en économie. Le démantèlement du potentiel industriel public, vous savez parfaitement qui en a été responsable. Peut-être, en dehors de toute animosité subjective ou de rivalité idéologique, eût-il été souhaitable, en effet, de réviser la démarche économique du pays pour mieux l’adapter aux contingences nouvelles. Il faut, de toute évidence, regretter, pour mémoire, la dénonciation du contrat El Paso – dans les conditions où il a été dénoncé – car cela a provoqué un manque à gagner pour l’Algérie et entraîné un retard dans son développement.
Admettez que le président Chadli aura été bien injuste avec l’élite économique du pays…
Hélas, vous savez que ceux qui ont conseillé le président Chadli sur le plan économique l’avaient poussé, d’emblée, à engager une chasse aux sorcières contre les cadres économiques algériens. Je me souviens, personnellement, que le secrétaire général du ministère de la Défense de l’époque, le général major Mostefa Benloucif avait adressé au président Chadli une correspondance — aussi lucide que poignante — pour le mettre en garde contre cette guerre inutile menée contre les fils méritants de l’Algérie. Je me rappelle qu’il évoquait, particulièrement, le cas de M. Abdennour Keramane, présidentdirecteur général de Sonelgaz. Quelque temps après, cet ami était libéré et réhabilité. Je peux citer, également, le cas de mon ami Brahim Chaïb vilipendé par son ministre de tutelle en plein Conseil des ministres, ce qui poussa le président Chadli à s’enquérir du cas auprès du directeur de la sécurité militaire. Celui-ci répondit que, non seulement, ses services ne détenaient aucune information défavorable au sujet de ce cadre mais qu’une pléthore de cadres présentant les mêmes qualifications avait été chassée de ses fonctions pour être livrée à l’oisiveté sans autre alternative. Le président Chadli en prit bonne note, M. Brahim Chaïb fut nommé au cabinet du Premier ministre et plus jamais, sous la période du président Chadli et même après, il ne fut inquiété.
Par rapport à l’armée, quelle fut la nature des relations que le président Chadli entretenait avec les chefs militaires ?
Contrairement au président Boumediène qui ne déléguait rien en la matière, le président Chadli faisait confiance à ses collaborateurs au sein de l’armée. Il n’en reste pas moins qu’il exerçait une autorité incontestable sur la hiérarchie militaire. J’ai eu, par des concours de circonstances, l’occasion d’observer des situations où le président Chadli décidait, soudainement – en apparence — et sans concertation, la relève de grands chefs militaires. Il a manqué au président Chadli le temps de procéder à une profonde réorganisation de l’armée, comme pouvait le laissait entrevoir la création de l’état-major. Le chantier de la doctrine militaire est resté en jachère. Peut-être considérait-il que ce n’était pas une priorité absolue.
Et pour ce qui concerne les services de renseignement ?
Le président Chadli n’a pas échappé aux fantasmes qui ont nourri l’esprit de tous les chefs d’Etat qui se sont succédé en Algérie, y compris le président Boumediène. La méfiance vis-à-vis des services de renseignement a habité leur esprit, c’est certain. Dès son intronisation, le président Chadli a entamé une démarche visant à verser à la retraite — ou affecter à d’autres fonctions — les anciens responsables de la sécurité militaire. Progressivement, il est arrivé à la conclusion qu’il fallait «civiliser» ces services. Il a détaché, organiquement, du ministère de la Défense nationale les structures en charge du contre-espionnage et du renseignement extérieur pour les placer sous l’autorité de la présidence de la République, les structures en charge de la sécurité interne de l’armée et du pur renseignement militaire étant confiées à la tutelle du ministère de la Défense nationale. Il avait validé un plan de redéploiement de la Délégation générale à la prévention et à la sécurité qui comportait un allègement des modalités de fonctionnement administratif afin de parvenir à l’efficacité et même une audacieuse ouverture vers l’élite nationale en vue d’accéder à l’excellence. L’irruption intempestive du Front islamique du salut sur la scène nationale, l’interruption du processus électoral le 11 janvier 1992 et la propre démission du président Chadli en ont décidé autrement.
Sur le plan diplomatique, en quoi la période de la présidence Chadli aura-t-elle été marquante ?
De manière intuitive, le président Chadli a compris que l’ère de la rivalité des blocs tirait vers sa fin. Sans ouvrir d’hostilités majeures avec l’ex-Union soviétique ou le bloc socialiste en général, il a entamé un rééquilibrage des relations diplomatiques de l’Algérie en se rapprochant davantage du bloc occidental, notamment la France, la Grande- Bretagne et les Etats-Unis d’Amérique. Ce redéploiement touchait même le domaine militaire. Avec les deux premiers pays, des accords gouvernementaux militaires avaient été signés. Avec le troisième, le projet était dans les esprits.
Ce rééquilibrage s’est effectué au détriment de la vocation arabe et africaine de la diplomatie algérienne ?
Nullement. Avec l’Afrique, le président Chadli a maintenu le rythme de la présence diplomatique algérienne. Avec le monde arabe, jamais le président Chadli n’a été pris à défaut dans le soutien de l’Algérie à la cause palestinienne. Corrélativement, soulignons que les tentatives de rapprochement entre l’Algérie et le Maroc n’ont jamais entamé le socle de la doctrine diplomatique algérienne pour ce qui concerne le conflit du Sahara occidental.
Finalement, le président Chadli a démissionné ou bien a-t-il été démis ?
Raisonnons en contexte. Sur la base des évaluations qui lui parvenaient, le président Chadli ne présageait pas la victoire massive du Front islamique du salut aux élections législatives de décembre 1991. Ces élections ayant, cependant, abouti au résultat que nous connaissons, l’ancien chef de l’Etat s’était préparé à une période de cohabitation où, avec l’appui de l’armée, il entendait être un contrepoids à toute tentative aventureuse, notamment l’instauration d’un Etat théocratique. Le commandement militaire n’étant pas favorable à cette cohabitation et le président Chadli n’étant pas près de se déjuger, il a choisi de démissionner. Non pas que quelqu’un parmi les chefs militaires avait la capacité de s’opposer à lui. Il aurait pu décapiter — symboliquement parlant — la hiérarchie militaire, il a renoncé à une solution qui aurait pu être aventureuse et choisi de se démettre de sa propre volonté.
Revenons à la personnalité du président Chadli. Il passe pour un être sensible et attentif aux cas humains. Pouvez-vous citer des exemples ?
Le général major Benloucif m’a raconté, lui-même, dans quelles conditions il a eu à évoquer, le premier, avec le président Chadli le cas, successivement, du président Ben Bella – encore emprisonné au château Holden – et du colonel Zbiri — en exil à l’étranger —. Le président Chadli, tout en préservant les convenances de forme, avait vite fait de réhabiliter les intéressés. Le colonel Fekir El Habri, ancien directeur des services financiers du ministère de la Défense nationale, m’a relaté que le président Chadli, lorsqu’il était commandant de la 2e Région militaire, avait, d’autorité, pour leur venir en aide, octroyé des marchés d’infrastructures à d’anciens officiers radiés de l’ANP parce que soupçonnés d’avoir nourri de la sympathie pour le colonel Tahar Zbiri, ancien chef d’état-major de l’ANP qui était recherché et en exil. N’oubliez pas, aussi, le courage qu’il lui a fallu pour inhumer, convenablement, les sépultures détournées du colonel Amirouche et du colonel Haouès. Le courage aussi qu’il lui a fallu pour rapatrier en Algérie les dépouilles des chefs de l’ALN – en particulier le colonel Mohamed Lamouri — exécutés après ce qui fut appelé «le complot des colonels ».
Un autre exemple plus personnel…
En 1986, mon très cher ami, le regretté Bendahmane Abdelkader qui exerçait en qualité d’aide de camp du président Chadli, fut entraîné, bien malgré lui, dans un sordide montage destiné à l’éloigner de la présidence de la République. Arrêté et interrogé, il ne dut son salut qu’à la détermination du défunt général Mejdoub Lakhal Ayat, alors directeur de la Sécurité militaire, décidé à le préserver. Bien des années après sa démission, le président Chadli demanda à rencontrer, en sa résidence de Bou Sfer, le commandant Bendahmane pour lui présenter ses excuses. C’est ce dernier qui me relata l’entrevue en me confiant : «Je suis soulagé car je ne comprenais pas que le président Chadli puisse se comporter ainsi à mon égard.» Dont acte.
Avez-vous lu les mémoires du président Chadli ?
Malheureusement, non. Grâce, cependant, à mes amis Smaïl Ameziane, directeur de Casbah Editions, et de Aziz Boubakir qui a conduit, retranscrit et corrigé les mémoires du président Chadli, j’ai une certaine connaissance du contenu et surtout de sa tonalité psychologique. Apparemment, le président Chadli a tenu à s’exprimer librement sur l’ensemble des phases de sa vie avec une note exceptionnelle de sincérité. Il faut souhaiter que, consécutivement, à la publication de ces mémoires, des débats académiques puissent s’engager pour enrichir les pans de l’histoire nationale abordés. Dans un esprit de tolérance et de rigueur scientifique, loin des invectives et des anathèmes. Ce serait le meilleur hommage à rendre à un président qui n’a pas démérité.
Mokhtar Benzaki