Contre les logiques du pire
Salima Ghezali, La Nation, 24 Avril 2012
Alger bruisse de rumeurs. « Les élections vont être annulées… Le président cherche un plébiscite avec ces élections pour se débarrasser des militaires… ». On rappelle les « exigences » d’Hillary Clinton lors de son passage à Alger et on spécule sur les implications sur le pouvoir algérien des présidentielles en France.
Aucune source officielle ne viendra infirmer ou confirmer. Les rumeurs et les « idées en l’air » sont la substance même du politiquement correct en Algérie. Les esprits les plus avertis finissent par s’y approvisionner faute de mieux. Et si la rumeur dit que le FFS a conclu un accord avec le pouvoir et a accepté de participer à ces élections en échange d’un score confortable. Et bien on reprendra en chœur la rumeur. Tout bien considéré, ce n’est même pas la somme de critiques-parfois haineuses parfois sournoises- qui se sont déchainées contre le FFS le vrai problème, le paysage politico-médiatique national étant perverti de longue date, on ne peut en attendre que ce à quoi il nous a habitué. La bonne vieille méthode : « diffamez, diffamez, il en restera toujours quelque chose. »
Il y faudrait une bonne dose de crédulité pour croire que des gens qui ont soutenu l’arrêt du processus électoral en 92, et certains même défendu l’idée de vote censitaire, soient de bonne foi quand ils s’inquiètent -aujourd’hui- du taux de participation électorale. On peut certes honorablement défendre la thèse du boycott ou de la participation, comme on pouvait hier être sincèrement inquiets des intentions du FIS. Mais qui a décrété que seules les peurs des uns devaient être prises au sérieux ? Tandis que ceux qui veulent combattre le désengagement citoyen aujourd’hui comme ils se sont mobilisés contre le recours à la violence hier sont sommés de s’expliquer.
Après avoir tout fait pour dégoûter du vote « les classes dangereuses », maintenant qu’il ne reste qu’un ersatz de classe moyenne, en mesure de remplir par la mobilisation électorale, le vide atroce et les coupes sombres occasionnées par la guerre au sein de la société, voici qu’il faut encore et encore et encore se payer sur le dos de la bête ! Ce n’est pas seulement le résultat des élections qu’il faut décrédibiliser, il faut s’assurer que quiconque revendique l’arbitrage des urnes soit suspect de compromission. Tantôt avec l’islamisme et tantôt avec le pouvoir.
Le problème est dans cette logique absurde qui s’acharne sur un pays éreinté par une violence épouvantable qui a fait 200.000 morts et des milliers de disparus. Une violence qui a vidé le pays de centaines de milliers de cadres, chassés par les horreurs de la guerre, venue amplifier les horreurs de la mal-vie, de la bureaucratie et de la hogra. Des violences qui ont « cassé » le potentiel d’encadrement national avant de pousser les jeunes désespérés vers la harga et l’immolation. Pourtant ce recours à la violence ne semble reculer devant rien. La moindre avancée vers un commencement de régulation non brutale et non autoritaire- aussi infime soit-il – lui semble inacceptable.
Inacceptables les réformes de 1989. Inacceptable l’offre de Paix du Contrat de Rome en 1995. Inacceptables les conditions de transparences exigées pour les élections de 1999. Inacceptables les multiples initiatives, mémorandums et appels. Inacceptables la Lettre de Abdel Hamid Mehri et toutes celles qui ont suivi. Inacceptables les efforts que déploie le FFS au milieu d’un océan de nouveaux sigles pour battre le rappel de luttes démocratiques qui ne sont pas nées d’hier. Et qu’on ne peut réduire à une arithmétique électorale.
Ce n’est pas seulement l’Histoire de la lutte pour l’Indépendance nationale que le pouvoir pervertit, c’est aussi l’histoire en train de se faire depuis cinquante ans qu’il veut également pervertir pour en extraire toute trace de lutte politique qui ambitionne la démocratie comme une patiente construction par les algériens et pour les algériens.
Nous sommes probablement un exemple type de crise née d’une suite de coups de force à qui l’on ne cesse de proposer d’issue par le coup de force. Si les élections ne sont pas une des clés de sortie de crise, quelles sont ces clés ? Annulées en 1992, soumises à une fraude éhontée depuis, mises sous haute pression abstentionniste cette fois-ci. Les élections, qui n’ont jamais été la panacée universelle- surtout en terre autoritaire- n’en sont pas moins un moyen moins coûteux qu’un autre pour organiser politiquement une société déstructurée en profondeur par la violence et les abus.
Si la population n’est pas sortie soutenir les manifestants du samedi, si la lettre de Mehri véritable – méthode de sortie de crise démocratique à l’usage des débutants- qui a assigné un objectif commun( une conférence nationale) à une démarche collective( de tous le segments de la société et du pouvoir sans exclusive) sur une base de convergence des modes d’organisation(clubs de discussions thématiques, corporations, syndicats, partis politiques, réseaux sociaux etc.) n’a pas trouvé d’échos (hormis le soutien d’Aït Ahmed) au sein de la société et pas de réponse au sein du pouvoir. Si les dizaines de propositions de sortie de crise qui lui ont succédé, portées par des personnalités de divers courants et obédience, n’ont pas suscité davantage d’enthousiasme. Que faut-il en conclure ?
Au minimum, on en conclue que le pouvoir ne veut pas d’une solution concertée et organisée pour sortir de la crise. On peut en déduire également que la société a été ébranlée en profondeur par le tsunami provoqué depuis vingt ans par la terreur et la contre-terreur, le délire idéologique sous toutes ses formes, et par la grande criminalité qui couvre une délinquance ordinaire omniprésente. Cette société, dont le potentiel d’agrégation « organisé et réfléchi » est à l’état résiduel, ne veut ni ne peut, ne peut ni ne veut, délivrer de quitus à quiconque.
Faut-il pour autant s’en remettre à la logique du pire ?