Texte de l’intervention de Mouloud Hamrouche

Texte de l’intervention de Mouloud Hamrouche

à l’Institut royal d’études internationales et stratégiques, Madrid, le 24 mai 2006

Vous m’avez fait l’honneur de m’inviter, en me laissant le choix du thème. J’ai choisi le thème : sécurité et démocratie, qui peut apparaître provocateur. En fait, je voulais rendre compte de la dimension et de la complexité d’une situation, avec pour objectif d’aider précisément au décryptage de la complexité de notre société, de situer les dérives autoritaires conscientes ou inconscientes, et d’identifier les défis et enjeux, sans céder aux explications simplistes ou se dérober du devoir de lucidité. D’autant plus que je voulais partager avec vous la passion de découvrir, d’apprendre et de comprendre la complexité des situations dans lesquelles nous vivons, pour pouvoir les influencer, à défaut de pouvoir les changer.

La corrélation sécurité et démocratie est au cœur des crises des pays du sud et des régimes autoritaires. Si la sécurité est un impératif pour toute société, elle l’est encore plus pour tout développement. La sécurité recherchée et souhaitée dans ce cas est celle qui demeure compatible avec l’exercice des libertés et favorise le développement. Quel est cet équilibre à trouver entre l’impérative nécessité de poursuivre le processus de démocratisation du pouvoir et de la société, et le niveau de surveillance qui permet de garantir le maintien de la sécurité ? Quelles sont les limites du compromis entre ces deux exigences ?

Est-il nécessaire de rappeler que la démocratie, qui est plus qu’un mode de fonctionnement des pouvoirs publics, permet d’établir des rapports confiants, de réaliser un développement harmonieux et de renforcer la sécurité ? Mais cela reste tributaire de l’indispensable émergence de forces sociales et politiques et de la<mise en place de contre-pouvoirs.

Malheureusement, cette approche est faiblement partagée par les élites des pays du sud. Mieux, il y a une croyance selon laquelle la sécurité ne peut être assurée et garantie qu’au prix de la limitation, voire la négation de ces libertés et du respect des Droits de l’Homme.

Mieux encore, il est clamé qu’une gouvernance autoritaire convient davantage pour mobiliser les potentialités, assurer une stabilité durable et garantir les progrès sociaux économiques. Bien plus, la démocratie est présentée comme le plus court chemin vers l’insécurité et l’instabilité, et une porte grande ouverte sur toutes les dérives. Il est même insinué que c’est l’exercice des libertés démocratique qui engendre des violences et débouche sur les violations des Droits.

Or, les sociétés qui connaissent différentes formes de violence sont gouvernées, depuis longtemps, par des régimes autoritaires. Des régimes qui se caractérisent par une absence flagrante de toute régulation économique, sociale et politique, de tout fonctionnement institutionnel du gouvernement, et de tout contrôle légal. Ceci a entraîné, d’ailleurs, une confusion entre l’étatique, le politique, le religieux, l’économique, le social et le culturel. Cette confusion est souvent génératrice de pratiques de passe-droit, de corruption et d’abus de pouvoir. Ce sont ces conditions qui enfantent l’insécurité, créent de l’injustice et génèrent des zones de non droit.

Ces maux ne sont pas, comme vous pouvez le constater, des conséquences d’une démocratisation débridée, ou d’un exercice démesuré des libertés. Que dire alors de ces gouvernants autoritaires qui se fondent sur leurs propres revers, carences et atrophies pour convoquer l’impératif sécuritaire en promulguant des lois d’exception et en instaurant état d’urgence et état d’exception ? Or, ce type de mesure n’améliore ni la légitimité, ni le contrôle, ni la protection des Droits, ni la légalité. Comme il n’empêche pas l’extension de la violence et des actes terroristes. Mais ces mesures agissent merveilleusement bien sur le maintien de la fermeture du champ politique, de la confiscation des libertés syndicales et de l’éloignement de la transparence.

Pour toutes raisons, l’introduction ou la tolérance d’un faux pluralisme, un multipartisme de façade, un syndicalisme maison, un parlement croupion et des fausses élections nourrissent le ressentiment et découragent les citoyens qui oscillent entre résignation et révolte impuissante. Ce schéma du pluralisme altère le message politique et empêche la démocratisation de la société. Car il n’incarne pas une culture d’émancipation de la société. Cette forme de multipartisme ne peut produire des idées ou des solutions, modifier les rapports sociaux ou peser sur les structures sociopolitiques. La société ne se reconnaît plus ni dans la représentation sociale ni dans la représentation politique. Et cela élargit le fossé entre gouvernants et gouvernés, et aggrave le malentendu entre élites et citoyens. Tout cela, enfin, débouche sur une impasse démocratique et sécuritaire.

Dès lors, les analyses en vogue ne méritent-elles pas d’être revisitées et renouvelées, et le discours sur la dépolitisation dépassé ? Car les résultats ont largement démenti le discours de ceux soutiennent que la société du sud est passive, et ceux qui affirment qu’une gestion autoritaire est indispensable pour assurer la sécurité, la stabilité et le progrès social.

S’il est admis qu’il faut du temps pour faire fonctionner une société sur des bases démocratiques, il néanmoins indispensable de commencer par astreindre l’exercice de tout pouvoir à une institutionnalisation, soumettre les hommes et les femmes qui exercent une parcelle de pouvoir à la règle de comptabilité, et le processus décisionnel à concertation. Comme le développement économique a besoin d’infrastructures de base pour s’étendre, l’évolution politique et l’instauration de la démocratie requièrent un cadre institutionnel et des structures sociales pour s’épanoui et se pratiquer.

Je vous remercie.

A l’issue de son intervention, Mouloud Hamrouche a répondu à une série de questions, dont voici les principaux extraits :

– L’Europe et la démocratisation des pays du sud :

Il est vital pour l’Europe de remettre en cause, de rejeter ce sentiment d’impuissance, d’acceptation, de résignation, selon lequel dans les pays du sud, il n y a rien a faire, et qu’il vaut mieux s’accommoder des régimes en place, et se contenter de déclarations, tout en continuant à faire des affaires, en pensant qu’il y a pas alternative. Cette conviction selon laquelle on ne peut rien faire s’étend en Europe. Mais ceci est faux.

Il y a, dans les pays de la rive sud de la Méditerranée, comme d’ailleurs dans toute l’Afrique, des forces qui aspirent à la démocratie, qui militent, mais qui ne sont pas assez visibles pour de multiples raisons. Il y a aussi d’autres catégories qui sont hostiles à la violence, mais n’ont pas de discours. Elles ne s’expriment pas, parce qu’elles ne sont pas structurées ou parce qu’elles en sont empêchées. Elles sont victimes de régimes en place qui empêchent l’émergence des libertés, et qui dissent aujourd’hui : on a essayé de donner la liberté, voilà le résultat.

Mais c’est faux. Ce n’est la pas la démocratie qui a engendré la violence, c’est l’absence de liberté qui engendre la violence.

Malgré cela, ces régimes qui ont mené à la crise exploitent le thème de la violence pour se présenter comme remède. Le mal ne peut pas être le remède.

(…) A la fin des années 1980, nous avons tenté de restituer à la société les instruments de régulation sociale. Les partis, les syndicats indépendants, les associations devaient et pouvaient assumer un rôle en agissant aussi bien dans la société qu’en pesant sur le pouvoir. On a mis fin à cette expérience en ayant recourt à l’état d’urgence et aux lois d’exception, en les présentant comme la panacée. Mais c’est une démarche erronée, car l’état d’exception engendre moins de légalité, y compris au sein du pouvoir et de l’administration. L’état d’exception encourage les passe-droits et l’opacité dans la gestion et les décisions. Il rend caduque toute responsabilité, personne n’est comptable de ses actes, et avec le temps, le gouvernement lui-même n’est plus en mesure d’agir car il ne dispose plus des leviers nécessaires pour mener la moindre action. La discipline et la hiérarchie légales n’existent plus

On a alors une sorte de superstructure flottante qui n’a plus d’emprise sur la réalité.

C’est le divorce total avec la société. Le gouvernement fait des discours, mais sans prolongement sur la société ni dans l’exécution sur le terrain. Même quand le gouvernement veut réellement mener des actions positives, il n’en a pas les moyens.

Les régimes autoritaires recourent à une utilisation abusive du problème de sécurité, y compris dans les relations avec l’extérieur. On utilise le thème de la sécurité pour dire qu’on ne peut pas démocratiser.

(…) En Algérie, le pouvoir et les islamistes ont le même discours. Ils présentent la démocratie comme un produit de l’Occident ou d’un autre monde.

La démocratie, c’est des règles et des procédures, qui protègent un élément fondamental, la liberté. Mais en Algérie, personne ne parle à la société de libertés.

(…) La sécurité est à la fois un problème local, dans un cadre national, et international. Si les pays du sud accédaient à la séparation des pouvoirs et respectaient les règles et la transparence, cela donnerait plus de sécurité aux pays du nord eux-mêmes, en éliminant toute surprise.

Il est plus utile pour les pays d’Europe du sud d’avoir en face des systèmes qui fonctionnent selon des règles que des régimes autoritaires.

A propos de la réconciliation :

Nous avons eu la réconciliation. On demande de se prononcer pour ou contre. C’est précisément le piège, comme si on demandait de choisir entre la démocratie et la sécurité.

En Algérie, la réconciliation a consisté à amnistier les gens sans le dire. Oublions ce vous avez fait, oublions ce que nous avons fait. Ouvrons une nouvelle page. C’est le discours de la réconciliation. Mais le problème, c’est qu’on veut ouvrir une nouvelle page avec les mêmes instruments qui ont engendré la crise, alors que nous savons que les mêmes causes produiront les mêmes effets.

Sur l’islamisme en Algérie :

Vous aurez remarqué que je n’ai pas parlé d’islamisme jusque là. Ce n’est pas un pas oubli.

Mais l’islamisme est un faux alibi. Car l’autoritarisme, qu’il prenne la couleur de l’islamisme, du communisme, du nationalisme, est le même. L’alternative islamiste est la même qu’une autre alternative autoritariste portant un autre un habit. Les mécanismes et le fonctionnement sont les mêmes.

En fait, il faut déplacer le sujet. Il faut admettre, accepter des règles de fonctionnement. Le gouvernement doit accepter qu’il a un pouvoir, pas tous les pouvoirs, le président a des pouvoirs, pas tous les pouvoirs. Ceci est valable pour toutes les institutions.

Avec un tel dispositif, on démocratiser la société.

On ne peut certes pas démocratiser la société du jour au lendemain, mais on peut imposer un fonctionnement démocratique du pouvoir en s’imposant des règles, comme le respect du jeu institutionnel et la transparence.

Jamais mon gouvernement n’a pris une décision en dehors de la loi. J’ai d’ailleurs été accusé de laxiste parce que j’obligeais les services de sécurité à agir dans le cadre de la loi. J’ai interdit au gouvernement de toucher à l’argent en dehors budget.

Démocratisation :

Construire la démocratie aujourd’hui, c’est convaincre les acteurs politiques et sociaux de la nécessité d’institutionnaliser le pouvoir, de respecter les règles, c’est séparer les pouvoirs et faire en sorte qu’ils ne se diluent pas.

Vis-à-vis de la société et des citoyens, c’est un processus long qui demande une représentation politique et sociale réelles. Il faudra peut-être une période d’adaptation pour convaincre les citoyens qu’ils sont dans un véritable processus de démocratisation.

Car les élections elles-mêmes en Algérie sont un facteur de déstabilisation et de révolte, car on appelle les Algériens à voter en sachant que leur vote ne compte pas.

Tant que les régimes autoritaires demeurent en place, toutes les révoltes apparaîtront sous la bannière ou l’habit de l’islamisme. En tous les cas, les pouvoirs diront que c’est des islamistes qui en sont à l’origine.

Il faut sortir de ce piège. Il faut imposer des règles, et définir avec précision les pouvoirs. Si un parti islamiste gagne une élection, il doit se plier aux règles, non les changer.

Transition :

La difficulté, c’est de réaliser un consensus nouveau. Il faut construire, avancer, innover. Il est toujours difficile d’introduire de nouvelles règles, car on s’accommode plus facilement de règles existantes même si elles sont nuisibles.

La démocratisation ne peut être l’œuvre d’un despote éclairé, qui agit par décret. C’est une construction longue et complexe.

Arrêt des réformes

Mon gouvernement a refusé le rééchelonnement de la dette extérieure. Nous avons refusé d’utiliser les méthodes qui avaient mené le pays à l’impasse en disant que ces mêmes méthodes allaient nous permettre de nous en sortir. Mais certaines mesures que nous avons prises étaient plus sévères que celles prônées par le FMI. Nous voulions prendre les mesures nécessaires, certes, mais aller à notre rythme, et convaincre les Algériens de les assumer ensemble, non leur dire qu’elles nous ont été imposées par le FMI.

(…) Mais notre gouvernement est arrivé dans une période de crise économique et financière grave. L’Etat, qui assumait le rôle de répartition, n’était plus en mesure de le faire. Nous avions auparavant engagé un débat sur la passage d’une économie administrée à une économie de marché. Curieusement, la réflexion était possible parce qu’il y avait crise.

Nous avons aussi lancé de grandes réformes économiques. Mais sur ce terrain, les résultats négatifs des réformes sont les premiers à apparaître, et ils sont les plus spectaculaires. Les consensus antérieurs sont rompus, et cela provoque des résultats hostiles dans un premier temps.

Les résultats positifs apparaissent plus tard. Le FMI a reconnu le bien fondé de notre le 5 juin 1991. Notre gouvernement était parti le 3 !

Il faut aussi revenir à la conjoncture de l’époque. L’Europe était tournée vers l’est, et ne nous a pas aidés.

La guerre du Golfe avait été accompagnée de promesses de démocratisation du monde arabe, qui n’ont pas eu de suite.

Il y avait également un mouvement islamiste qui contestait, et qui était manipulé. Pour nous, après une longue période d’étouffement, il fallait savoir accepter un minimum de dérives transitoires.