Aït-Ahmed, «un long rêve de liberté et de démocratie n’est plus»
Par José GARÇON, Journaliste indépendante (ayant couvert toute la guerre civile algérienne pour Libération), spécialiste de l’Algérie et du Maghreb. — Libération, 29 décembre 2015
L’opposant algérien est décédé à l’âge de 89 ans, le 23 décembre, à Lausanne. Ses funérailles doivent se dérouler ce 1er janvier 2016, en Algérie.
Il est des images qui résument la place qu’un homme occupe dans la mémoire collective d’un peuple. Il n’y a pas si longtemps à Paris, un malfrat arrache son téléphone à Hocine Aït-Ahmed. De loin, son acolyte hurle «Ahbes houwa Aït-Ahmed» («Arrête ! C’est Aït-Ahmed !»). L’autre s’accroupit, renvoie l’appareil en le faisant glisser sur le sol et lance : «Pardon, pardon Si Hocine, et que Dieu te garde.» C’est ce mélange de popularité et de respect qui caractérise la singulière équation personnelle d’un dirigeant politique dont l’itinéraire symbolise une valeur très ancrée dans la société algérienne : la résistance contre la domination. Issu d’une famille maraboutique noble de la Grande Kabylie, «chef historique» de la révolution algérienne, dirigeant de l’Organisation spéciale qui en fut le bras armé clandestin, Hocine Aït-Ahmed fut le visionnaire qui contesta, dès après l’indépendance, le parti unique et l’autoritarisme du pouvoir militaire avec lequel il n’acceptera jamais aucune compromission. Parallèlement, il mènera toujours de pair réflexion, pédagogie politique et action en proposant inlassablement des solutions politiques et pacifiques pour sortir de l’impasse. Car cet opposant irréductible était convaincu de la nécessité absolue d’éviter le pire en laissant une porte de sortie à un pouvoir dont il disait que «la médiocrité et l’avidité ont écrasé la lutte et les rêves des Algériens».
Retour d’exil
Idéaliste et pragmatique, il sera l’infatigable stratège d’une démocratisation de son pays qu’il ne verra pas. Avec un credo : «Faire avec ce qui existe et changer la donne.» Des décennies durant, le pouvoir et ses affidés – qui ne supportaient pas de le voir incarner un espoir pour tant d’Algériens – l’auront traîné dans la boue, dépensant une énergie ahurissante pour convaincre qu’il «ne représentait rien». Bien vu : son retour en Algérie, après vingt ans d’exil, donna lieu, en 1989, au plus grand rassemblement qu’Alger ait connu depuis l’indépendance et les manifestations convoquées par son parti, le FFS, qui se transformaient, chaque fois, en marées humaine bloquant toute la capitale ! Parmi tous les événements qui ont jalonné l’itinéraire de cet animal politique qui ne conçut jamais la politique comme une carrière et qui a toujours préféré incarner la société que l’Etat, retenons son combat à l’heure où l’Algérie bascule dans les violences de la décennie 90. Il est le premier à faire du retour à la paix civile «la priorité des priorités» et à prôner une «solution politique» à la crise. Convaincu que la lutte contre le terrorisme est inséparable de l’Etat de droit, dans lequel il voit le meilleur moyen de combattre le projet islamiste, il dénonce la «logique de guerre civile» et la violence des islamistes comme les exactions des services de sécurité. Ce qui lui vaudra de solides inimitiés. Car «Si l’Hocine», comme l’appellent affectueusement ses partisans, est aux antipodes d’un personnage consensuel. Trop intègre, trop lucide, trop fidèle à ses convictions, trop dénué de complexes et de tabous – sur le monde arabe comme sur l’ancien colonisateur dont il ne s’est jamais privé de dire que «ses élections et son multipartisme ont été un aiguillon pour lui et tous les musulmans privés de libertés», trop orgueilleux, trop élégant, trop grand seigneur, trop d’interrogations existentielles sur le sens «du» politique, trop d’humour, trop cultivé. Trop libre au final. «Le patriotisme d’aujourd’hui, c’est la démocratie», lançait-il à tous ceux qui n’en finissaient pas d’instrumentaliser le nationalisme.
C’est cette personnalité méconnue – d’une grande pudeur, l’homme est très jaloux de son intimité – qui façonna un dirigeant politique hors norme. Lire et apprendre plusieurs langues fut son évasion, d’abord dans les prisons françaises – «j’échappais ainsi aux querelles incessantes de mes compagnons d’armes» – puis, dans les geôles de Ben Bella, le premier président de l’Algérie indépendante qui le condamna à mort. Loin de tout doute identitaire, ce plurilinguisme assumé exprimait l’ouverture de ce docteur en droit qui exécrait le conformisme, l’esprit boutiquier et la vulgarité. Luttant avec son compagnon Ali Mécili – assassiné en 1987 à Paris par les services secrets algériens – pour poser la question berbère dans le cadre du combat pour les libertés démocratiques, Hocine Aït-Ahmed adorait la langue arabe et pouvait écouter des nuits entières Oum Kalthoum, Asmahan, Abdel Wahab et plus encore de la musique classique. A moins qu’il ne se lance, dans un anglais parfait, dans des vers de Shakespeare qu’il vénérait «car il contient toute la complexité de la vie et des êtres». Une complexité qui était la sienne. Ce solitaire, qui se méfiait des mots comme si sa vie politique l’avait persuadé qu’«ils servent avant tout à trahir», aura tout sacrifié à une Algérie dont il ne voulait retenir que le meilleur : «Sa lumière et ses possibles, l’esprit de sacrifice et le courage de ses femmes et ses hommes.» Sans renoncer, écrivait-il fin 2010, à ses «rêves de vivre et d’aimer en offrant tout ce que je suis dans un nid silencieux, loin d’ici et d’ailleurs». A l’heure où l’Algérie officielle décrète, sans vergogne, «huit jours de deuil national», existe-t-il épitaphe plus juste que celle de l’écrivain Kamel Daoud ? «Un long rêve de liberté et de démocratie n’est plus. Qu’il se repose de ce qui nous tue chaque jour : l’indignité, l’indignation et l’indifférence».