Le Monde diplomatique et le GSPC : un article étrange

Le Monde diplomatique et le GSPC : un article étrange

par François Gèze, 15 novembre 2006

Réagissant à un article de M. Mathieu Guidère, « Une filiale algérienne pour Al-Qaida », publié en novembre 2006 par Le Monde diplomatique , François Gèze, membre d’Algeria-Watch, a adressé le courrier suivant au mensuel, qui en a publié une version abrégée dans son numéro de décembre.

C’est avec une certaine stupéfaction que j’ai lu, dans votre numéro de novembre 2006, l’article de Mathieu Guidène, « Une filiale algérienne pour Al-Qaida », proposant une « analyse » d’un « nouveau visage du terrorisme islamiste », celui du GSPC (Groupe salafiste de prédication et de combat) algérien. Un article fort surprenant, en effet, qui ne cite aucune source , contrairement à la tradition éprouvée du Monde diplomatique . Et pour cause, car ses sources implicites sont exclusivement de deux types : des sites Web du GSPC, dont les adresses ne sont pas données et dont l’authenticité n’est pas une seconde mise en cause ; et une série d’informations sur les actions terroristes attribuées au GSPC, dont tous ceux qui suivent depuis des années l’actualité algérienne savent qu’elles n’ont qu’une origine unique, le DRS (Département de renseignement et de sécurité, le nouveau nom depuis 1990 de la Sécurité militaire algérienne, les services secrets de l’armée dont les chefs sont au cour du pouvoir depuis 1962).

Renvoyant à un (bon) article publié en février 2005 par Le Monde diplomatique , dont on peut se demander s’il l’a lu puisqu’il met nettement en doute cette thèse, M. Guidère affirme le postulat d’une totale autonomie du GSPC : « Malgré les tentatives d’infiltration et de manipulation par les services algériens, le GSPC demeure très actif au Maghreb en général et en Algérie en particulier, où il semble être parvenu à faire avorter le processus de réconciliation nationale inauguré par la charte adoptée en septembre 2005, à laquelle il s’est montré d’emblée hostile. » Deux contrevérités flagrantes en une seule phrase : le GSPC n’est pas « très actif au Maghreb en général » (depuis sa création en 1998, sa seule action au Maghreb en dehors de l’Algérie a été l’attaque, en juin 2005, d’une caserne en Mauritanie) ; et le GSPC n’est évidemment en aucune façon responsable d’un prétendu « avortement » du « processus de réconciliation nationale », une opération de pure façade péniblement orchestrée par les chefs du DRS, avec la complicité contrainte du président Abdelaziz Bouteflika, pour tenter – vainement – d’effacer les traces des crimes contre l’humanité qu’ils ont commis au cours des années de la « sale guerre », de 1992 à 1999.

Mais il ne sert à rien de traquer ligne à ligne les contrevérités et « informations » invérifiables qui forment la trame de cet article. Pour montrer qu’il ne s’agit que d’un recyclage lassant des opérations de désinformation remarquablement orchestrée par le DRS et complaisamment relayées par les services de renseignements occidentaux (et les journalistes acritiques des médias dominants, « chambre d’écho » de ces services, où on ne pensait pas que pouvait loger aussi Le Monde diplomatique ), il suffit de rappeler quelques faits d’évidence, que M. Guidère s’est prudemment abstenu d’évoquer. Comme ceux que nous évoquions, avec Salima Mellah et Omar Benderra, dans un article intitulé «  L' »ennemi algérien » de la France : le GSPC ou les services secrets des généraux ? » , publié sur le site Web Algeria-Watch.org, le 23 juillet 2005 (et pas très difficile à trouver : c’est le premier, sur près d’un million d’occurrences, qui apparaît quand on tape le mot « GSPC » sur Google).

Réagissant à un article du Monde en date du 26 juin 2005, intitulé « Le GSPC algérien menacerait la France dans le cadre du « djihad » international », nous y évoquions « plusieurs faits [qui] conduisent à questionner la véracité des informations des services français rapportées comme certaines par Le Monde  », dont le suivant : « Ainsi de la lettre que le « chef du GSPC », Abdelmalek Droukdal, aurait envoyée le 14 octobre 2004 à Al-Zarkaoui et qui aurait été « interceptée par les services américains » : l’émir algérien y inviterait le chef d’Al-Qaida en Irak à « inclure les Français parmi les cibles des enlèvements en Irak et à les garder en otage » et « affiche [l’]intention [du GSPC] d’exercer des pressions de tous ordres sur la France » [pour] « obtenir la libération » de [son chef Amar Saïfi, dit « Abderrezak le Para »] ainsi que d’autres cadres du GSPC détenus en Algérie. Or, fait étrange non rapporté par Le Monde , [.] [le « Para »] n’a été livré [par le mouvement rebelle tchadien MDJT, qui l’avait fait prisonnier] aux autorités algériennes que. le 27 octobre. Toutes ces incohérences semblent bien signer les techniques habituelles de désinformation du DRS, qui, depuis le début de la guerre civile algérienne en 1992, a multiplié de la même façon les informations contradictoires sur les GIA (dont les « émirs » successifs ont été « tués » et « ressuscités » à plusieurs reprises), afin d’entretenir un épais nuage de confusion autour de ces GIA et d’occulter la réalité de leur manipulation par le DRS.

« La trajectoire même du « Para » nourrit aujourd’hui des soupçons du même ordre quant aux liens possibles entre GSPC et DRS. [.] Alors que plusieurs pays occidentaux ont lancé un mandat d’arrêt contre lui, aucun n’a tenté de le récupérer quand il était entre les mains du MDJT. Les Américains, qui justifient leurs activités militaires dans la région du Sahel par la présence du GSPC, ne sont habituellement pas très pointilleux quant à la légalité des opérations d’exfiltration de présumés terroristes. Dans le cas du « Para », ils ont toutefois décrété qu’il devait être remis aux autorités algériennes. Mais voilà qu’une fois livré aux services algériens et censé être derrière les verrous, il est jugé par contumace huit mois plus tard, le tribunal criminel d’Alger le considérant comme étant « en fuite » ! Celui qu’on appelle le « Ben Laden du désert » a tout simplement disparu. On peine à trouver une autre explication à ce mystère que le souci du DRS de « mettre à l’abri » celui qui aurait été un de ses agents au sein du GSPC. »

Et nous évoquions ensuite les raisons du doute légitime que pouvait susciter l’annonce par certains journalistes algériens, notoirement liés au DRS, du ralliement présumé du GSPC à Al-Qaida, dès septembre 2002. Aujourd’hui, ce « ralliement » est annoncé comme une nouveauté absolue, justifiant l’« inquiétude de la France » ( Le Monde , 14 novembre 2006) et celle du Monde diplomatique . Je ne suis évidemment pas en mesure d’évaluer la validité et la véracité de l’affirmation largement médiatisée et reprise par M. Guidère selon laquelle « dans une vidéo diffusée le jour anniversaire des attentats du 11-Septembre, M. Ayman Al-Zawahiri, numéro deux d’Al-Qaida, annonçait une « bonne nouvelle », le rattachement officiel à Al-Qaida [du GSPC] ».

Mais ce qui est en revanche avéré, pour tous les observateurs rigoureux, c’est que le GSPC n’est rien d’autre qu’un instrument aux mains du DRS, par le biais des « émirs » qu’il contrôle (officiers travestis en dissidents ou islamistes retournés par la torture ou par l’argent). Sa fonction est (au moins) double : entretenir une « violence résiduelle » en Algérie même pour terroriser une population de plus en plus révoltée (comme en témoignent depuis 2002 les émeutes à répétition, dont personne ne parle) par la misère et le mépris des autorités ; constituer un commode épouvantail justifiant la collaboration étroite entre le régime algérien et l’administration américaine dans la « Global War on Terror », dont le Sahel serait désormais un théâtre important.

Il ne s’agit pas là d’un « point de vue », mais de la stricte vérité, qu’il est facile d’étayer de façon détaillée en mobilisant simplement la documentation « ouverte », à la disposition de tous. Sans rentrer dans ces détails, on peut simplement faire un constat de bon sens. On n’a jamais vu dans l’histoire un seul « mouvement terroriste » ou une seule guérilla présentant, comme le GSPC, ces caractéristiques : aucun observateur indépendant n’a rencontré l’un de ses dirigeants ; ses seules manifestations publiques sont des sites Internet aux origines invérifiables (mais que M. Guidère prend pour argent comptant, alors que l’on connaît de longue date les compétences des services d’action psychologique du DRS en matière de fabrication de littérature islamiste subversive) ; quotidiennement, ses actes terroristes font l’objet, en temps réel, d’articles de journalistes algériens notoirement liés au DRS, donnant dans le détail les noms et curriculums de leurs prétendus responsables, toujours selon des « sources sécuritaires ».

Je regrette que Le Monde diplomatique , qui sait si bien documenter par ailleurs les ressorts pervers de la « Global War on Terror » américaine, ait jugé utile de publier un article qui relève objectivement plus de la désinformation – fût-elle de bonne foi – que de l’information.