Quand le fatalisme gagne la société algérienne…
23 ans après les événements d’Octobre, le statu quo
Quand le fatalisme gagne la société algérienne…
El Watan, 8 octobre 2011
Face aux révolutions qui ont bouleversé le Monde arabe, les Algériens adoptent l’attitude du téléspectateur ennuyé, zappant les évènements qui défilent avec une mine renfrognée.
Pourtant, la révolution, ça leur connaît, ils en avaient fait son métier depuis plusieurs générations. De la lutte pour l’indépendance aux évènements d’Octobre 1988 qui ont propulsé l’Algérie au rang de précurseur en matière de liberté de la presse dans le Monde arabe, l’Algérien a toujours été prompt à exprimer son ras-le-bol.
Que s’est-il donc passé pour qu’il devienne las, complètement dépassé par les évènements ? Dès qu’on leur pose la question, un groupe de jeune s’indigne : «Vous les journalistes, vous voulez absolument que ça flambe. Nous, on veut simplement vivre en paix.» Ils s’insurgent notamment contre «des parties qui veulent créer la zizanie dans notre pays», accusant confusément la France, les Etats-Unis et les sionistes. Vingt-trois ans après les évènements d’Octobre 1988, nous en sommes donc toujours au même point.
Le mektoub qui avait été brandi par nos ancêtres s’est comme transformé en suspicion de «manip». «Le fait est que la génération née dans les années 1980 n’a pas été imprégnée des évènements d’Octobre. Tout ce que nous avons connu, c’est le la violence du terrorisme. Nous n’avons pas ce fantasme d’Octobre des libertés», explique Fawzi, 29 ans. Il ajoute : «Le piège, c’est qu’on nous a vendu un rêve, une démocratie de façade. Et on ne veut plus se faire avoir.» Soit. Mais pourquoi donc cette attitude flegmatique, détachée, comme si l’Algérien, revenu de tout, n’arrive plus à s’enthousiasmer pour quoi que ce soit, si ce n’est pour un match de foot ?
«Y’en a marre des révolutions algériennes. On a connu la révolution agraire, la révolution industrielle, la révolution culturelle et on a bien failli passer par une révolution islamiste. Alors maintenant, qu’on nous fiche la paix !», s’exclame L’hadj Mahmoud, un retraité habitant le quartier Belouizdad à Alger. «Et puis, pourquoi une révolution, interroge-t-il, parce que c’est a la mode c’est ça ?» Beaucoup d’intellectuels algériens ont repris le refrain du régime : la révolution c’est mauvais, le changement fait peur, notre régime politique est «civilisé» comparé à ses pairs arabes.
«Le peuple veut la faillite du système»
L’Algérien ne serait-il pas finalement trop «fier» pour suivre le mouvement des pays voisins ? Les Tunisiens, considérés comme le peuple le plus docile du Maghreb, nous auraient, selon des observateurs, volé notre «rêve». Il y aurait ainsi, à en croire le romancier Mohamed Kacimi, un sentiment de fierté des Algériens disant : «Nous étions aux origines de tout cela ! Nous sommes dans une espèce de repli honteux sur nous-mêmes, comme si les autres avaient réalisé notre rêve à notre place, surtout par rapport à la Tunisie.»
L’auteur poursuit, dans un entretien publié par El Watan Week-end : «Tant qu’on aura cette rentre pétrolière, il y a cet Etat qui est en mesure de corrompre d’une manière collective. D’autres Etats achètent les voix lors des élections, chez nous, l’Etat achète le silence de tout un peuple !» Cela, les Algériens l’ont bien compris, au point où la blague qui se raconte, en ce moment, souligne que le peuple ne souhaite pas la «chute du système», comme c’est le cas dans d’autres pays arabes, mais veut sa «faillite financière».
Les Algériens ne croient donc en rien, sauf peut-être en le pouvoir de l’argent. Les grèves qui ont repris lors de la rentrée sociale confirment cette tendance. Quant au reste, la société s’accommode du statu quo. En tissant le drapeau blanc de la liberté, l’Algérie, disait-on, a failli se prendre les pieds dans un linceul. Aujourd’hui, Dame Algérie se relève péniblement de sa chute.
Amel Blidi
Nacer Djabi. Sociologue
«Le rejet de la politique par les Algériens est une forme de protestation»
-Les Algériens sont-ils fatalistes ou ont-ils simplement peur des lendemains qui déchantent ?
La relation des Algériens avec la politique et ses mécanismes, comme les élections et les partis, est extrêmement mauvaise. Il y a une sorte de malédiction envers les élections et un rejet de la chose politique. Cette mauvaise expérience explique la situation actuelle. Les Algériens veulent de nouveaux leaders politiques et d’autres organisations auxquelles ils pourraient adhérer. Comme ils ne voient rien venir, ils adoptent la position du spectateur et expriment le refus de leurs conditions à travers des protestations quotidiennes ou des comportements individuels qui ont toutefois une haute portée politique. Tout cela, en attendant l’émergence de nouveaux hommes et femmes politiques et d’un nouveau discours. Peut-être attendront-ils longtemps «l’homme de l’heure» ou peut-être – qui sait ? – le créeront-ils.
-On ressent une sous-politisation des jeunes en Algérie. A quoi ce désintéressement est-il lié, d’après vous ?
Les jeunes ne sont pas sous-politisés. Ils comprennent et pratiquent la politique d’une manière différente. Le fait est que le parti politique a perdu de son attrait auprès de la jeunesse. La politique au sens idéologique n’attire plus. Même dans la plus grande expérience politique algérienne, au début des années 1990, les jeunes se sont impliqués davantage dans les activités sociales du FIS que dans le parti lui-même. Chaque génération fait son expérience politique selon le contexte culturel et selon son époque. Le désintéressement de la politique est une forme de protestation contre les pratiques qui se font au nom de la politique. Le jeune Algérien n’adhère pas un parti, quel qu’il soit, ne participe pas aux élections, ne lit pas les articles politiques, n’écoute pas les leaders politiques pour exprimer son rejet de tout cela.
Amel Blidi
Abdelwahab Fersaoui. Secrétaire général du Rassemblement action jeunesse (RAJ)
«L’Algérie n’est pas encore prête»
-Comment expliquer le désintéressement des jeunes de la politique ?
Le fait que ça ne bouge pas dans le pays ne veut pas dire que les jeunes se désintéressent de la chose politique. Ce que connaissent actuellement l’Egypte et la Tunisie a déjà été vécu par l’Algérie un certain 5 Octobre 1988. Il est important de souligner que contrairement à ces pays, le contexte algérien est très différent : l’Algérie se remet à peine d’une guerre civile qui a fait 200 000 morts et plusieurs milliers de victimes. Il y a, d’autre part, une répression féroce du pouvoir contre les membres de la société civile, des syndicats autonomes, qui les a fragilisés, les rendant moins offensifs.
-On a l’impression qu’il y a un effet d’usure sur la société algérienne. Ne se ressent-il pas au RAJ ?
Cela ne concerne pas uniquement le RAJ. Le fait est que la fermeture du champ politique, les intimidations et la répression ont profondément marqué le paysage politique algérien. Le pouvoir est de plus en plus fort dans ses pratiques, notamment dans la manipulation. La société civile en est fragilisée et les jeunes perdent confiance. Le changement n’est peut-être pas pour tout de suite. Mais il faut y croire. Certes, il nécessite un sacrifice, mais ça viendra. Les jeunes sont conscients de cette situation, ils n’attendent pas grand-chose de ce régime. Un jour, il y aura un déclic. Qui aurait cru qu’un jour que des dictateurs arabes tomberaient ?
-Comment expliquer que le vent du changement se soit arrêté aux portes d’Alger ?
En politique, on ne peut pas faire du copier-coller. Chaque pays a son contexte. Le fait est qu’on n’est peut-être pas encore prêts a cela, en Algérie. L’urgence est de construire des forces politiques, sociales à même de faire aboutir les aspirations du peuple algérien.
-Existe-t-il une société civile en Algérie ?
La société civile algérienne existe. Il y a une résistance, des organisations qui militent, mais il n’y a pas les conditions favorables pour qu’elles jouent leur rôle convenablement. Elles n’ont pas les coudées franches du fait du rétrécissement des libertés et des intimidations auxquelles elles font face. Il y a une société civile de façade, pour donner une image «démocratique» du régime. L’autre partie est marginalisée, réprimée, étouffée et poursuivie.
Amel Blidi