Ali Bey Boudoukha est vivant
Omar Benderra, Algeria-Watch, 17 novembre 2011
Ali Bey Boudoukha est mort. Dans sa sécheresse, la phrase parait obscène. Il m’est pénible de conjuguer au passé l’évocation de l’ami, du frère et de l’homme. En dépit de l’évidence pour moi Ali est vivant, il est présent, chaleureux et souriant.
Ali a été l’ami des temps du déchirement et de la solitude. Quand beaucoup se détournaient, avec souvent une lueur de crainte, de méfiance – et parfois de haine – dans le regard, Ali était là, souriant, affectueux, débordant de sollicitude et de générosité. Cette solidarité dans la solitude glacée d’une ville hostile est sans conteste l’un des cadeaux les plus précieux que j’ai reçu. Ali a été un cadeau de la vie pour ceux qui ont eu le privilège de son amitié.
Tous ont mis en avant sa droiture et sa dignité, Ali l’incorruptible, indifférent aux attraits de ce qu’il appelait « la mangeoire » avec l’ironie cinglante qui le caractérisait. Ali était un homme libre et insoumis dans un contexte où la liberté et l’insoumission sont des qualités rarissimes. Il n’était soumis à aucune autorité sinon à celle de la morale et de l’honneur dans un monde où ces deux mots n’évoquent rien pour les cohortes de courtisans et de cuistres qui nous tiennent lieu d’élites visibles. Ali n‘avait d’autre obédience que celle qu’il avait souverainement consentie au peuple algérien, à la liberté et à la justice. « Le pessimisme avec l’intelligence et l’optimisme par la volonté » la formule de Gramsci résume parfaitement la synthèse de principe de réalité et d’éthique de l’engagement à la base de tout ce qu’était Ali. Désintéressé et bon vivant, réaliste mais sans cynisme, il n’a jamais accepté la déchéance de l’Algérie sous la botte des dictateurs et des ruffians. Je n’ai pas été surpris du chagrin et de la tristesse de beaucoup. Ali, homme discret et modeste, mérite plus que nul autre cet hommage sincère et unanime.
Ses amis, ils sont nombreux, savent qu’Ali, aux silences éloquents, était un homme de perspectives, un inépuisable optimiste, un résistant inaltérable. Avec une immense modestie, il n’a jamais cessé de faire preuve de courage face à l’adversité. Non, Ali ne se trouvait dans aucune impasse, il savait mieux que personne et depuis de très longues années ce que signifie être journaliste en Algérie et il connaissait précisément la qualité – le terme semble inapproprié – de l’essentiel de la composante humaine de cette profession, en particulier de ceux qui affichent des postures publiques contredites par des pratiques personnelles… discutables.
Comme beaucoup qui vivent un infernal exil intérieur, Ali se souciait énormément du bien-être de sa famille qu’il chérissait et de l’avenir de ses enfants dont il était si fier. Ainsi, c’était un crève-cœur, il s’était résolu à quitter l’Algérie. Mais, pour le faire dans des conditions acceptables, il fallait réunir des préalables pratiques. Le destin aveugle ne lui en n’a pas laissé le temps.
Ali Bey Boudoukha respectait profondément le peuple algérien et était parfaitement lucide sur les enjeux et les acteurs du drame imposé au pays, un drame aussi sanglant que ses ressorts restent sordides. Je n’évoquerai à cet égard qu’une seule anecdote personnelle : sur son lit d’hôpital dans une période où il n’avait presque plus la force de parler je lui ai appris l’interpellation d’un innommable soudard par la justice helvétique. Ali a ouvert de grands yeux et, dans un souffle, m’a demandé si je ne me payais pas sa tête. Quand je lui ai confirmé que c’était la vérité, son sourire était éclatant.
Je ne dirai rien de plus de nos échanges au cours de cette atroce phase de l’adieu sinon que l’un de ses plus grands regrets, avec celui de se séparer de sa famille, était de partir avant de voir une Algérie libérée de l’emprise de la caste qui l’écrase. Pour moi Ali restera, jusqu’à mon dernier regard sur le monde, l’incarnation de la loyauté, de l’honneur et de la bravoure, l’essence des valeurs les plus profondes du peuple algérien.
Ali est parti vers un ailleurs lumineux et tendre. Mais pour moi et pour bien d’autres, et tant que nous serons debout, Ali est vivant.