Alger ne saurait devenir le bastion de l’obscurantisme politique au Maghreb

Pour un pacte national et démocratique en Algérie

Alger ne saurait devenir le bastion de l’obscurantisme politique au Maghreb

Zoubir Benhamouche, Le Monde, 30 mars 2011

Tous les regards se sont fixés sur l’Algérie, avec l’idée que les vents de liberté venus de Tunisie et d’Égypte allaient souffler sur la rue algérienne, envahir les maisons et pousser les Algériens à marcher pour leurs libertés. Mais les marches ont rencontré un succès très limité, et tous les observateurs se sont empressés de conclure, usant d’arguments fallacieux, que la révolution n’aurait pas lieu.

En parallèle, nous sommes saisis par le contraste entre l’absence de participation massive aux manifestations « programmées » et les affrontements qui opposent, partout dans le pays, les forces de sécurité à une jeunesse désœuvrée. Quelle lecture faut-il en avoir ? La faible participation aux marches reflète en premier lieu l’effondrement du capital social, et fondamentalement de la confiance sociale, résultat d’une limitation des libertés et d’une déstructuration programmée de la société civile.

La société algérienne est aujourd’hui en proie à des divisions internes combinant plusieurs dimensions, idéologique, géographique et linguistique. Cette situation, couplée à près de dix années d’une guerre civile, que les plus de 35 ans ont peur de revivre, renforce la crainte d’une révolte sans qu’aucune alternative politique claire et suffisamment fédératrice ait pu émerger.

La floraison de collectifs appelant au changement, chacun ayant l’ambition de fédérer tous les autres, témoigne de l’incurie chronique de la société à se coordonner et à faire poids face à un pouvoir qui a, avec succès, mené une politique de terre brûlée. Il y a aujourd’hui un divorce total entre le peuple et un État dominateur, n’acceptant aucun débat contradictoire, aucune autonomie de la société, que ce soit politiquement ou économiquement.

L’État, et tous ses satellites, notamment une majorité des partis politiques, ont perdu toute légitimité aux yeux d’une population jeune qu’aucune des forces politiques actuelles ne peut représenter.

Il y a donc aujourd’hui deux Algérie. L’une, qui semble suffisamment mûre politiquement pour reconnaître qu’une révolte violente ne peut mener à une réelle transition démocratique, nourrit encore l’espoir d’une transition pacifique. L’autre, plus jeune, plus impatiente, moins marquée par la décennie noire, difficilement contrôlable, se révolte avec violence régulièrement.

Il ne faut donc pas tirer de conclusion trop hâtive quant à la probabilité d’occurrence d’une « révolution de l’olivier ». La seule chose dont une grande partie du peuple a peur aujourd’hui, c’est d’elle-même, de son manque de confiance et de ses divisions internes.

A court terme, elle ne parviendra pas à exorciser ses démons internes, offrant au régime algérien une opportunité inespérée, une unique fenêtre de tir, pour créer les conditions d’une transition démocratique pacifiée et négociée.

A moyen terme, si rien n’est fait dans ce sens, l’équation à résoudre sera beaucoup plus compliquée. En premier lieu, la fraction radicale de la jeunesse, prête à en découdre, sera beaucoup plus importante. En second lieu, le peuple, dans son ensemble, aura acquis la conviction que la voie de la révolte est l’unique solution qui s’offre à lui pour s’émanciper d’un régime qui l’a conduit dans l’impasse.

Plusieurs facteurs font obstacle à une mutation volontaire du régime algérien, ce dont témoignent les événements récents. Aux aspirations de liberté, l’État a répondu en redistribuant une partie de la rente et en déployant un impressionnant dispositif de sécurité pour empêcher les marches à Alger. Il y a donc une chose fondamentale que semble occulter le pouvoir en place, et que la révolution tunisienne a mise en lumière : le rôle constitutif de la liberté.

La liberté n’est pas un luxe pour pays riches ; elle est un élément constitutif du développement économique et une fin en soi. Le premier facteur est le revers du succès du pouvoir dans le déni des libertés publiques et la déstructuration de la société civile. Il n’y a aujourd’hui aucune opposition politique crédible qui pourrait négocier les termes d’une transition démocratique avec le régime.

Le deuxième facteur est l’arrogance des gouvernants, qui font preuve d’une trop grande foi dans leurs capacités à maintenir le peuple dans un état de servilité. Le troisième facteur est le morcellement du pouvoir, la nature clanique du régime algérien.

Le manque de confiance sociale s’étend bien évidemment aux relations des clans entre eux, engendrant une sorte de dilemme du prisonnier qui met les différents protagonistes dans l’incapacité de s’entendre sur les conditions d’une ouverture politique. Enfin, les réserves de change attisent les convoitises et aiguisent les appétits les plus féroces.

Si ces facteurs l’emportent, l’Algérie, prisonnière d’un État liberticide, risque de devenir à terme le dernier bastion de l’obscurantisme politique au Maghreb. La Tunisie, le Maroc — et l’Égypte, dans une certaine mesure — réussiront leur transition démocratique, et l’expansion des libertés se traduira par une libération des forces créatrices de ces pays et un développement économique sans précédent. La pâle figure de l’archaïsme de l’organisation sociopolitique algérienne n’en sera que plus contrastée.

La solution de sortie de crise, pour éviter l’issue d’une révolte aux conséquences tragiques, ne peut pas venir du pouvoir seul, ni de la rue uniquement. Les forces progressistes à l’intérieur et à l’extérieur du pouvoir doivent faire pression pour que soit mis en place, dans les plus brefs délais, un pacte national, dont les termes seront explicitement écrits.

Ce pacte, qui sera porté par un leader, démocratiquement élu, décrira les conditions et l’agenda d’une transition démocratique négociée (entre l’armée, les partis politiques, les principales personnalités morales du pays, les associations de la société civile), qui consacrera à terme la transmission du pouvoir au peuple.

Le leader aura une feuille de route issue du pacte, et un mandat de cinq années, non renouvelable, pour rétablir la confiance en menant les réformes politiques nécessaires et créer les conditions d’un meilleur développement économique via une réforme profonde de l’économie et de l’administration.

Les premières réformes politiques majeures devront rétablir l’État de droit, discipliner les gouvernants dans leurs choix et les rendre responsables de leurs actes devant le peuple. Un comité de surveillance, indépendant de toute force politique et tirant ses pouvoirs d’un amendement de la Constitution, sera constitué de membres de la société civile (notamment de représentants de la jeunesse) et de personnalités morales, et aura pour tâche d’assurer le respect des conditions du pacte et de la feuille de route.
Ce comité aura des ramifications locales, au niveau de chaque wilaya — préfecture —, pour suivre au plus près la mise en œuvre des réformes politiques et économiques.

Zoubir Benhamouche
Economiste