L’armée, le Mali et la décision nationale

L’armée, le Mali et la décision nationale

Salima Ghezali, La Nation, 31 Octobre 2012

C’est ainsi que notre mouvement national, terrassé par des années d’immobilisme et de routine, mal orienté, privé du soutien indispensable de l’opinion populaire, dépassé par les évènements, se désagrège progressivement à la grande satisfaction du colonialisme qui croit avoir remporté la plus grande victoire de sa lutte contre l’avant-garde algérienne. [ Déclaration du 1er Novembre 1954]

Dans le traitement public de la crise malienne les uns tentent d’expliquer la situation au Mali : genèse du conflit, identité des acteurs, intérêts en jeu des puissances impliquées, tandis que d’autres intervenants insistent sur la position algérienne à l’égard d’une intervention militaire dans ce pays. Or, la situation algérienne demande également à être étudiée de plus près pour se faire une idée des conditions dans lesquelles s’élabore et se formule la position officielle de l’Algérie.

L’information en matière de politique étrangère est généralement assurée par la reprise d’analystes français ou de responsables politiques américains « proches du dossier ». Pour s’informer et se faire une opinion sur un sujet, dont il sent, intuitivement et au regard de la situation régionale, qu’il est d’une importance cruciale, le citoyen lambda s’exerce à décrypter les trop rares déclarations des responsables algériens. Et pour cela il devra se satisfaire de l’explication la plus courante et se forcer à croire que la décision nationale est exclusivement tributaire de la doctrine officielle algérienne de non-ingérence dans les affaires intérieures des pays tiers. Une doctrine, certes, fort honorable mais qui peut évoluer en fonction de l’évolution du dossier. Ce qui ne représente pas forcément un danger mortel pour le pays. Ce qui, par contre, peut sérieusement poser problème à l’Algérie c’est, avant même la situation au Mali, les conditions dans lesquelles est prise la décision algérienne.

On ne sait pas par quel mécanisme, ni selon quels critères, se prend la décision algérienne : Pour la légalisation d’un parti politique, pour le tracé d’une ligne bleue sur l’autoroute, pour une décision économique comme pour la politique étrangère.

A telle enseigne que l’on a pu entendre dire, dans diverses interventions publiques de personnalités de premier rang au sein de l’élite intellectuelle et/ou politique du pays, qu’on ne « connait pas l’adresse du pouvoir » ou, plus grave encore, que la « maffia gouverne le pays ». Découpler ce climat politique interne des choix en matière de politique étrangère est pour le moins périlleux pour la sécurité nationale. Car si « la maffia est aux commandes », c’est la « maffia » qui va prendre la décision de la paix ou de la guerre. Ou au moins peser lourdement sur la décision. Voilà qui n’est guère rassurant. Et si on ne doit pas tenir compte des propos des responsables dans l’appréciation de la situation nationale, à qui doit-on s’en remettre ? A des occidentaux qui s’émeuvent de la destruction des mausolées de Tombouctou après avoir livré les trésors de Bagdad à la destruction et aux pillages ?

Si l’on s’en tient à l’histoire la plus récente du pays, celle des 20 dernières années, il ne semble pas se dégager une doctrine précise en termes de définition de la notion de sécurité nationale. Et au minimum, on peut assurer qu’elle ne fait l’objet d’aucun consensus, alors même que s’exprime avec force un souci national de sécurité du citoyen et du pays. Dire qu’il existe un consensus national contre le terrorisme c’est exactement comme dire qu’il existe un consensus national contre la criminalité, la corruption ou le despotisme. Une fois que l’on a dit cela on n’a encore rien dit de la réalité que recouvre le mot ni sur la manière dont va être conduite la lutte contre le phénomène en question.

Quelque soit la quantité d’éloges que déversent les partenaires étrangers intéressés à une implication militaire algérienne dans la zone sahélienne, il n’en demeure pas moins qu’aucune évaluation sérieuse n’a été faite des capacités nationales. Pas plus concernant la force de frappe de l’ANP que concernant les performances du renseignement. Les membres des corps concernés étant des algériens au même titre que les autres, subissant les mêmes problèmes et contraintes, leurs performances ne sauraient (si tant est qu’elles le fassent) excéder de beaucoup celles réalisées dans les autres secteurs.

Sans oublier d’inclure dans l’évaluation, la distorsion née du télescopage entre héritage de la lutte pour la libération nationale, nécessités de la construction de l’Etat algérien et décisions dictées par le souci de la survie du régime. Un télescopage propice à toutes les confusions et à tous les chantages.

Par ailleurs, et sans rentrer dans le détail de questions moins consensuelles, l’expérience accumulée dans le cadre d’un conflit interne est-elle mobilisable et transposable sur un terrain externe ?

L’argumentaire algérien en faveur d’un règlement politique de la crise malienne souligne l’importance du dialogue politique, du renforcement des institutions et de la relation de confiance entre dirigeants et populations.

Or, Si nous devions prendre en compte la capacité à faire fonctionner les institutions ou le degré de confiance des citoyens dans les institutions ou l’importance de l’implication citoyenne dans le fonctionnement du pays, l’existence de mécanismes fiables, identifiables, réactifs et performants face aux troubles de tous ordres, il est clair que l’Algérie est plus démunie en 2012 qu’en 1992. Qu’on l’évalue au nombre d’émeutes, au niveau atteint par la criminalité, au degré de corruption au sein des institutions, ou à l’importance des sommes dépensées sans impact sur le décollage de l’économie nationale. Qu’il s’agisse de terrorisme routier, de violences sociales, de dégradation des conditions de vie…

Un pays dont le président appelle à un sursaut semblable à celui du 1er Novembre à l’occasion de simples élections législatives est un pays qui a, au minimum, un problème d’appréciation, de formulation et de gestion de sa vie politique interne. Ce qui constitue pour le moins un problème grave aux retombées multiples.

Or, toute décision concernant l’implication de l’Algérie dans un conflit armé en l’absence d’une vie politique et institutionnelle insérée dans une doctrine de sécurité nationale est une menace majeure sur le devenir de l’Algérie.

Sans discuter, ici même, de la pertinence de l’option prise, il y a longtemps, pour faire jouer à l’armée le rôle de colonne vertébrale de l’Etat algérien, ni de celle du rôle qui lui a été dévolu durant la décennie 90, il est clair qu’engager l’ANP dans un conflit aux frontières réalise d’un coup deux opérations de déstabilisation. L’une au sud du pays avec, à terme, l’implication multiforme de populations algériennes dans le conflit. L’autre, dans un nord du pays déjà en état de déliquescence avancée, sur qui toute secousse aux frontières va se répercuter en démultipliant les répliques.

Cinquante ans, c’est à la fois trop pour le régime et trop peu pour l’Etat : Qui viendra à bout de l’autre?