Hocine Aït Ahmed, un Algérien libre
Kamel Yassar, 4 février 2016
La conscience populaire toujours vivante a résonné des hauteurs du Djurdjura. C’est une dame qui surgit du milieu de la foule venue enterrer son héros et qui lance aux jeunes : « Nous ne sommes pas en train d’enterrer Si El Hocine, nous sommes en train de le planter ».
Les Algériens sont un peuple politisé. Leur conscience politique a été forgée par plus d’un siècle de domination coloniale sans merci, et par un mouvement national pluriel, allant des Oulémas aux libéraux en passant par les communistes, qui a labouré les esprits au fil des « années de braise ». Enfin par une guerre de libération extrêmement violente avec son lot de tortures, de napalm, d’exécutions sommaires et de propagande.
Malheureusement tout ce potentiel politique a été mis entre parenthèses au lendemain de l’indépendance par un pouvoir militaire brutal et manipulateur. Plus de 130 ans de lutte et de résistance ont été réduits au silence.
Comme si ce peuple qui a été le héros d’une épopée remarquable avait été mis en jachère.
Puis éclata ce fameux 5 octobre 1988 ou la génération de l’indépendance est sortie dans la rue pour exprimer son écœurement d’une classe dirigeante asséchée, sans autre ambition que celle de s’éterniser au pouvoir et de se partager les dividendes de la rente pétrolière.
La révolte était d’une telle ampleur que le pouvoir a cédé quelques parcelles de libertés en attendant qu’il retrouve son souffle.
La facture payée a été de plus de 500 morts et des centaines de torturés.
En quelques mois, une nouvelle Constitution, permettant le multipartisme et l’indépendance de la presse, est adoptée.
C’est à ce moment que Hocine Aït Ahmed revient dans son pays après 23 ans d’exil. L’un des héros de l’indépendance retrouve son peuple.
Les Algériens avaient retrouvé l’espoir, mais leur manque de pratique politique durant ces longues années les a rendus désemparés. Ils se sont retrouvés coincés entre les islamistes, qui se sont engouffrés dans la brèche d’octobre, et des pseudo-démocrates qui les regardaient de haut. Et pour parasiter la vie politique naissante, le régime crée une multitude de partis-clowns qu’il a chargés d’occuper la place et de faire du vacarme.
C’est dans ce contexte qu’Aït Ahmed entre en scène avec son charisme, son passé sans tâches et un langage qui détonnaient.
Avec un discours apaisé, mais enthousiasmant, il redonnera aux Algériens le goût de l’action politique.
Son langage limpide ne méprisait pas la foi musulmane de la société et ne donnait pas un chèque en blanc aux professions de foi démocratiques de pacotille. Pour lui, la démocratie est un vaste chantier permanent et non un prêt à porter imposé au peuple.
L’audace
Une de ses premières actions avait marqué les esprits et a donné le ton de la démarche de ce militant au long cours.
Cela faisait plusieurs mois que son parti, le Front des forces socialistes (FFS) réclamait un local. Alors que le pouvoir distribuait généreusement les locaux aux autres partis, il restait sourd aux demandes du FFS.
Perdant patience devant cette volonté de blocage manifeste, Hocine Aït Ahmed et les militants du parti ont planté une tente en face de la présidence de la République et occupé les lieux pendant plusieurs jours jusqu’à ce que le pouvoir leur accorde un local.
Par ce geste audacieux dans le contexte de l’époque, Aït Ahmed trace la voie de l’action.
Puis, le pouvoir décida d’organiser des élections municipales contre toute logique. Aït Ahmed qui revendiquait d’abord l’élection d’une assemblée constituante, seul moyen d’assurer l’édification de cette démocratie en marche, appela au boycott de cette élection. Mais un boycott actif avec affiches et meetings, discours et débats.
Et un slogan inhabituel : « Ana Manvotich » (Moi, je ne vote pas). Deux éléments caractérisent ce slogan. Il donne à l’individu le choix et il utilise la langue du peuple. Tout le contraire du langage des dirigeants de l’époque, qui utilisaient un arabe aride qui provoquait l’hilarité du petit peuple tant il était étrange.
Les élections ont eu lieu et les islamistes du FIS ont raflé la majorité des mairies dans tout le pays.
En dépit du bon sens, le pouvoir militaire poursuit l’application de sa feuille de route aux conséquences désastreuses pour les Algériens.
En juin 1991, les élections législatives sont reportées de six mois et la direction du FIS emprisonnée. Les places publiques, essentiellement à Alger, occupées par les militants du FIS, sont évacuées violement. Le gouvernement réformateur de Mouloud Hamrouche démissionne le jour même. Ce gouvernement qui était le grain de sable dans la machine des militaires est ainsi évacué. La voie est libre.
En décembre 1991, le FIS, désormais dirigé par Abdelkader Hachani, remporte la majorité au premier tour des élections législatives en décembre 1991. Les bruits de bottes commencent à se faire entendre.
Hocine Aït Ahmed sent le coup venir, il appelle à une manifestation le 2 janvier pour la poursuite du processus électoral. Mais la voix de la raison que représentait le chef du FFS est étouffée par la multitude de partis et de journaux de service, qui appellent à l’intervention de l’armée.
Dix jours après cette manifestation historique, l’armée dépose le président Chadli Bendjedid et interrompt le processus électoral. L’Algérie entre dans le chaos, les Algériens sont sonnés.
Hocine Aït Ahmed ne se décourage pas, il prend attache avec Abdelkader Hachani et Abdelhamid Mehri, chef du FLN, pour tenter d’empêcher le bain de sang qui s’annonçait. Cette initiative est violemment dénigrée par la presse de l’époque. Aït Ahmed est accusé de conclure un deal avec les islamistes et le FLN au détriment de la « République » et de la « Démocratie ». Mensonges et désinformation tenaient lieu d’analyses politiques.
Les éditorialistes et les thuriféraires du régime jouent la diversion pour permettre à l’armée de frapper.
Mohamed Boudiaf est ramené pour prendre la tête du pays. Il restera six mois et sera exécuté en direct à la télévision. La présence de Boudiaf a permis au régime de se refaire une santé. Le plan est en marche, la politique est mise au placard. Place aux armes.
Les Algériens découvrent la guerre menée contre eux. Ils sont abasourdis par la violence inouïe et saturés par la propagande menée à pas de charge par la presse « la plus libre du monde arabe ».
La lucidité et le courage
Quand les démocrates autoproclamés fermaient les yeux, ou applaudissaient pour certains, la torture, les exécutions sommaires et les disparitions, Hocine Aït Ahmed dénonçait les atteintes à la dignité humaine dans toutes les tribunes à l’étranger. Car en Algérie soit on l’ignorait, soit on déformait ses propos.
Quand des milliers d’Algériens ont été enfermés dans des camps de concentration dans le désert, Hocine Ait Ahmed accusait le régime de construire l’université du terrorisme. Pour lui, les droits de l’homme n’étaient pas un slogan. Ces droits concernaient tous les hommes et toutes les femmes.
Lucide dans ses analyses, il n’a jamais dévié des principes qui le guidaient depuis sa jeunesse.
De bricolage institutionnel en violation de la Constitution, l’armée met à la tête du pays le général Liamine Zeroual. En 1994, Hocine Aït Ahmed, Abdelhamid Mehri, Mouloud Hamrouche, Ali Yahia Abdennour entre autres signent un « Appel pour la paix » adressé à M. Zeroual. L’appel a été signé par des milliers de citoyens dans des conditions très difficiles. Le pouvoir répond en organisant des élections présidentielles pour légitimer le général Zeroual.
Devant ce blocage, ce qui restait de l’opposition algérienne et la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme se réunissent à Rome, accueillis par la communauté Sant’Égidio, et signent le Contrat national. Un document historique qui constituait une autre offre de paix. Incontestablement, Aït Ahmed a joué un rôle majeur dans ces pourparlers et c’était celui qui a défendu avec le plus de détermination ce document sur toutes les tribunes qui lui étaient offertes.
Le pouvoir qualifia l’offre de « non événement » et la rejeta « globalement et dans le détail ».
Les porte-voix du régime ont suivi, menant une campagne de lynchage sans précédent contre les signataires du Contrat national. Aït Ahmed est traité de tous les noms, notamment de traitre. Un des agents du régime est allé jusqu’à demander la déchéance de la nationalité algérienne à celui qui fut l’un des libérateurs du pays.
Que n’a-t-on pas fait pour décrédibiliser les signataires du Contrat national? Des kilomètres d’articles insultants, des marches « spontanées » dans les points les plus reculés du pays, alors qu’aucune manifestation n’était autorisée pour l’opposition.
Les signataires du Contrat national n’ont pu s’adresser à la population qu’une seule fois à Alger, à la salle Harcha. Mis à part l’hebdomadaire La Nation, qui s’est employé à expliquer le Contrat national, les autres journaux se sont acharnés contre Aït Ahmed et Mehri sans leur donner la parole bien évidemment.
Pendant ce temps, les Algériens se faisaient massacrer par milliers.
Ainsi, 200 000 morts, 20 000 disparus et des milliers de torturés après, M. Zeroual décide en septembre 1998 de démissionner avec un préavis de six mois, chose unique dans les annales de l’histoire politique. C’était encore une fois une manière de donner le temps au régime de retomber sur ses pattes.
En février 1999, Hocine Aït Ahmed rentre au pays et se présente aux élections présidentielles. Lors du Congrès du FFS, qui s’est déroulé dans une atmosphère incandescente, il dira qu’il faudra saisir cette occasion pour « mettre à nu le pouvoir ». Voilà l’objectif de l’infatigable militant : aller à la rencontre des Algériens et faire de la pédagogie politique. Il n’a pas cherché le pouvoir toute sa vie, ce n’est pas à plus de 70 ans qu’il allait courir derrière les honneurs.
Son engagement dans l’élection présidentielle illustre son obsession de la politique au sens noble du terme. Et son désir ardent de parler avec les Algériens.
Une campagne flamboyante
Pendant sa campagne, il a traversé le pays d’est en ouest à la rencontre des ses compatriotes.
À Tlemcen, il va se recueillir sur la tombe de Messali el Hadj, geste symbolique qu’aucun dirigeant algérien n’osera faire. Encore une fois, il brise un dogme.
À Aïn el Beida, il s’arrête pour rendre visite aux quelques militants qui animent la campagne localement.
En quelques minutes, le bureau de campagne est plein de monde. La rumeur a fait le tour de la petite ville : Aït Ahmed est là!
Devant la cohue, il sort dans la rue qui elle aussi est noire de monde, il prend une chaise se met debout pour s’adresser à la foule. C’est le militant des années quarante qui est en action. La population est suspendue à ses lèvres. Il lui parle de ses aînés, il lui parle de leurs engagement durant la création de l’Organisation spéciale, il cite des noms de personnes qu’il a connus et dont il a admiré le courage. En quelques minutes, les habitants de Aïn el Beïda ont retrouvé leur dignité écrasée.
À Sidi Bel Abbes, il dit à une salle pleine : « Quelque soit celui qui est élu, ne le laissez pas tranquille », il lui faudra rendre des comptes.
Cet épisode unique de la vie politique algérienne a donné l’occasion aux Algériens de rencontrer un agitateur politique hors pair.
Les tombereaux d’insultes et de mensonges contre lui ont fondu comme neige au soleil. Il aura suffi qu’il s’adresse directement aux Algériens pour que ces derniers redécouvrent la vérité de l’homme.
Hocine Aït Ahmed a incarné durant ces quelques jours son slogan de campagne : « sincérité et crédibilité ».
Promesse tenue
Au cours de cette campagne, Aït Ahmed sera victime d’une crise cardiaque, son état major lancera aux Algériens: « votez pour lui, il a du cœur ».
Le FFS et son staff de campagne poursuivront la campagne sans lui. Jusqu’au bout.
À la veille du vote, Hocine Aït Ahmed et les cinq autres candidats, dans une action éclatante, se retireront de la course pour dénoncer la fraude électorale. Abdelaziz Bouteflika, le candidat de l’armée, restera seul en piste. Toute honte bue, il sera désigné président. Sans gloire. Il y est toujours.
Hocine Aït Ahmed a donc profité de ce moment unique pour mettre le régime à nu comme il l’avait promis.
Les années passent, mais Hocine Aït Ahmed ne renonce pas. Il continuera avec ses partenaires de dénoncer le régime et de proposer des alternatives.
Épuisé par plus de 70 ans de combat, il quittera la vie politique, laissant un héritage considérable aux Algériens et à son parti.
Son enterrement a été sa dernière leçon infligée au régime.
Hocine Aït Ahmed aura été l’un des rares révolutionnaires, avec Abdelhamid Mehri, à avoir sauvé la mémoire et l’honneur de la révolution algérienne.
Kamel Yassar