Année après année, il faut rappeler pourquoi l’Algérie s’enfonce un peu plus dans le marasme

Dix-sept ans après le putsch

Année après année, il faut rappeler pourquoi l’Algérie s’enfonce un peu plus dans le marasme

Salima Mellah, Algeria-Watch, 11 janvier 2009

Après le premier tour des élections législatives en décembre 1991, on sait déjà que le FIS va obtenir une majorité écrasante au Parlement. Des républicains ultraminoritaires appellent à la « sauvegarde de la République », ce qui est en fait un appel à l’intervention militaire. Malgré les tentatives d’apaisement non seulement des deux grands partis, FFS et FLN, mais aussi des leaders du FIS, une partie de la presse algérienne et occidentale se rallie à l’option militaire. Le mot d’ordre est lancé par un journal algérien le 6 janvier : « Il faut sauver l’Algérie républicaine par n’importe quel moyen, légal ou illégal, car tel est le sens de l’histoire . » (Alger républicain, 6 janvier 1992)

Le 11 janvier 1992, les militaires algériens décident d’interrompre les élections. Le président Chadli Bendjedid est contraint de démissionner, le Parlement est dissout, la Constitution mise entre parenthèse. Un Haut Conseil d’État – tout à fait illégitime – est mis en place et présidé par Mohammed Boudiaf, qui sera assassiné six mois plus tard (assassinat jamais élucidé). Face à ce putsch, les « républicains » des deux côtés de la Méditerranée entonneront la chanson : c’est bien la démocratie, mais en 1933, Hitler est arrivé au pouvoir par les urnes. Une intervention militaire n’aurait-elle pas alors été souhaitable ?

Le « péril vert », le « fascisme vert » menaçant la démocratie et les démocrates sont le leitmotiv des années suivantes. Il s’agit de faire taire à la fois les politiques du FIS et les démocrates qui dénoncent le putsch et la répression massive qui va suivre.

Mais c’est aussi la base du FIS qu’il faut faire taire. Les arrestations, les tortures, puis les disparitions forcées ne choqueront pas grand monde, puisqu’elles touchent les « ennemis de la démocratie ». Rapidement, le DRS (services secrets de l’armée) comprendra qu’il faut propager la terreur en semant la confusion sur l’identité des responsables de la violence, mais aussi pour étouffer toute velléité d’opposition à l’option militaire. Des dizaines d’assassinats de journalistes et d’autres intellectuels seront commandités par le DRS et attribués aux islamistes (ou revendiqués par les « groupes islamistes de l’armée). La manipulation de l’opinion publique internationale s’est montrée très efficace, rares sont les correspondants étrangers à faire état de cette guerre subversive. La répression est telle que presque tous sont poussés à quitter l’Algérie, tandis que les visas ne sont délivrés qu’au compte-goutte. Les journalistes algériens, eux, sont mis au pas à coup d’assassinats.
Mais les médias jouent aussi un rôle actif. Dans cette « guerre totale » décrétée dès 1993, s’établit un véritable partage de travail : les offensives militaires sont accompagnées d’offensives médiatiques contre les adeptes du FIS, mais aussi contre tous ceux qui s’engagent pour une solution politique.

Un vocabulaire spécifique est développé. Il n’est plus question de parler d’islamisme, de mouvement islamique ou d’islam politique : l’expression consacrée est désormais « intégrisme ». En Algérie, les termes de terroriste et terrorisme sont employés pour désigner tout individu suspect, jusqu’à traiter les mères de disparus de « terroristes ». En 1994, une circulaire confidentielle sur l’information conseille aux journalistes de se focaliser sur les égorgements et les viols, de mettre en relief le caractère barbare et inhumain des terroristes.

Un des buts de ces actions psychologiques est de neutraliser tout discours de paix et de réconciliation. Avec la prolifération des groupes islamiques armés (GIA), le FIS est de plus en plus souvent identifié aux pires crimes commis en leur nom. Malgré toutes les condamnations par les responsables du FIS des crimes des GIA commis « au nom de l’islam », ils ne sont pas entendus. Interdits de parole en Algérie comme en France, ils sont déconsidérés comme interlocuteurs politiques. Et ceux qui tentent d’expliquer les rouages de la violence sont traités de « complices objectifs » du terrorisme.

Même si une fraction du gouvernement français soutient les putschistes, début 1994, la partie n’est pas encore gagnée pour ces derniers. La rébellion islamiste est à son apogée. Elle est populaire et porte des coups durs aux militaires. Se met alors en place, parallèlement à la répression quotidienne, une véritable stratégie de guerre anti-insurrectionnelle avec tous ses attributs : faux groupes armés, attentats et assassinats attribués aux islamistes, faux communiqués, etc. Les médias accompagnent cette nouvelle offensive et la justifient : « Le terrorisme appelle à un contre-terrorisme, seul moyen capable de mettre un terme à ce phénomène », peut-on lire dans un hebdomadaire en mars 1994, à la veille de cette nouvelle offensive (L’Hebdo libéré, 23-29 mars 1994).

Il faut semer la terreur et liquider toute opposition, et pas seulement celle du FIS. Et l’opposition est encore là. En janvier 1995, elle se réunit même sous les auspices de la communauté de Sant’ Egidio à Rome pour élaborer une « plateforme de sortie de crise ». FIS, FFS et FLN s’entendent pour proposer une négociation avec le pouvoir. En Algérie, la presse « républicaine » s’affole et lance une campagne tous azimuts contre les signataires de l’accord.

Comme cette initiative est tout de même accueillie plus favorablement en Occident, ce qui n’est pas pour plaire aux putschistes, voilà que la violence va toucher directement la France. Les attentats qui la frappe de l’été à l’automne 1995 seront revendiqués par les GIA, mais la classe politique française a compris que le « message » venait en fait des généraux d’Alger – à travers la manipulation des GIA – et se range derrière eux. Les médias, eux, brandissent la menace de la « barbarie islamiste » installée en France même, et refusent de poser les vraies questions sur ces attentats dont les vrais commanditaires ne seront jamais identifiés par la justice française.

Il faut attendre les grands massacres de civils, à partir de l’été 1997, pour voir réapparaître dans les médias occidentaux quelques questionnements quant au rôle de l’armée dans la violence. En Algérie, la presse attribue ces carnages répétés de populations civiles aux « commandos islamistes » ou « terroristes ». Omar Belhouchet, directeur du quotidien francophone El-Watan, écrit : « Les groupes islamiques armés, dont la quasi-majorité des membres sont issus du FIS, ont déclaré la guerre au peuple algérien. Ils veulent instaurer la république islamique par le djihad, en massacrant des milliers d’Algériens . » (El-Watan, 29 août 1997)

En Algérie, les gens ne se contentent pas de ces explications, mais ne peuvent pas protester. L’ONU et certains gouvernements ne se contentent pas des explications officielles et demandent, comme plusieurs ONG algériennes et internationales de défense des droits humains, une commission d’enquête internationale indépendante pour faire la lumière sur les massacres. La pression est telle que le pouvoir algérien est contraint d’autoriser la visite de nombreux journalistes occidentaux. Bien qu’embrigadés et dans l’impossibilité de faire leur travail d’investigation, ils rapportent de nombreuses incohérences. Ils posent d’innombrables questions qui, jusqu’à nos jours, n’ont pas trouvé de réponse : comment un groupe d’une centaine d’assaillants peut-il s’introduire dans un quartier de la banlieue algéroise alors qu’il est situé dans la zone la plus militarisée du pays ? Comment peut-il sévir pendant des heures, égorgeant des centaines de victimes ? Pourquoi les militaires stationnés à l’entrée de ces villages ne sont-ils pas intervenus ? Qui sont les commanditaires de ces GIA ? Qu’en est-il des observations de rescapés sur l’arrivée des assaillants en camion, les fausses barbes, les listes de victimes ciblées, le blocage des secours, etc. ? De plus en plus souvent, apparaissent des analyses sur la collusion entre groupes armés et forces de sécurité, sur les luttes de clans au sein du pouvoir qui seraient à l’origine de ces massacres.

Des manifestations sont organisées en Europe pour une enquête indépendante sur les massacres. Le régime est véritablement acculé. Et c’est là que vont intervenir Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann. Invités officiellement en décembre 1997 et janvier 1998, le premier écrit des articles dans les grands journaux français et le second réalise un reportage diffusé sur une grande chaîne de télévision, tous deux pour dire que les coupables sont connus, nous les avons vus. Ils décrètent que poser la question « qui tue ? » est obscène.

C’est finalement avec l’aide de diplomates français que le gouvernement algérien parvient à torpiller au sein de l’ONU la demande d’une commission d’enquête internationale sur les massacres. Et puis, en avril 1999, Abdelaziz Bouteflika arrive à la présidence de la République et la plupart des médias se mettent à louer sa prétendue « politique de paix et de réconciliation ». Plus personne ne veut entendre parler des massacres. Il est vrai qu’avec l’augmentation du prix des hydrocarbures, les dollars vont bientôt couler à flots.

Toutefois, quelques rares journalistes français continuent de poser des questions sur le rôle du DRS dans la « sale guerre » et notamment dans quelques épisodes qui touchent directement la France, tels l’enlèvement de trois agents consulaires en 1993, les attentats en France en 1995, l’enlèvement et l’assassinat des moines trappistes de Tibhirine en 1996. Quand le livre de Habib Souaïdia, La Sale Guerre, est publié en 2001, les méthodes de guerre anti-insurrectionnelles se retrouvent une nouvelle fois pour un court moment aux devants de la scène médiatique. Quelques victimes de torture osent en 2001 porter plainte en France contre des putschistes ; le général Khaled Nezzar, ancien ministre de la Défense, confronté à une de ces plaintes, va être exfiltré avec la complicité française. Rares sont les médias français qui en feront état…

Et arrivent les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis et leur effet dévastateur sur la perception de la guerre en Algérie. Le pouvoir algérien perçoit ces attaques comme une aubaine : enfin, la communauté internationale comprend ce que signifie le terrorisme et va le soutenir dans sa lutte.

Et la guerre continue, à plus basse intensité certes, mais toujours au prix d’arrestations, de tortures, de bombardement de villages, d’incendies de forêts, de gazage de grottes, etc. Cette guerre se déroule à huis clos.

Quant au passé, rares sont ceux – à l’exception des courageuses familles de disparus – qui l’évoquent, avec les 18 000 disparus, la torture systématique, les milliers d’exécutions sommaires, les faux groupes armés et leur implication dans les massacres qui ont fait des dizaines de milliers de victimes. Aujourd’hui, quand on rappelle en Europe l’Algérie des années 1990, il est question de 200 000 morts « que les islamistes auraient tués ».

Si l’Algérie officielle se trouve dans une impasse aujourd’hui, reproduisant sans cesse les mêmes réflexes, combinant répression et corruption, c’est aussi parce qu’elle est bâtie sur le mensonge. Un mensonge qui paie aujourd’hui encore son tribut. Car une véritable réconciliation ne se bâtit pas sur le mensonge : seules la vérité et la justice permettront aux Algériens de se réconcilier avec leurs institutions et leurs représentants.