Une fois dans le collimateur de la police
Première arrestation.
Le 17 février 1993, deux voitures blanches de type 505 se sont arrêtées rue Mohamed Naïli, exactement devant le bâtiment n°3-5 à Sidi M’hamed (Alger) où était situé mon domicile. Il était 3h du matin. Huit hommes cagoulés, portant des uniformes bleus, armés de kalachnikovs et baretta, munis de talkies-walkies, sont montés au 6 e étage, ont d’abord sonné puis frappé violemment la porte des poings et des pieds. Une fois que la porte a été ouverte, ils se sont engouffrés á l’intérieur de l’appartement et ont demandé : « où est Seddik Daadi ? ». Ils n’avaient pas de mandat d’arrêt. Je m’étais caché derrière la porte de ma chambre. Un des policiers s’y est introduit et m’a ordonné de sortir. Il s’appelait « al-Far ». Je me suis habillé. Mon beau-frère leur posait des questions sur les raisons de cette arrestation mais n’a récolté qu’insultes et l’ordre de se taire. Ils ont voulu l’arrêter aussi mais ma belle-mère est intervenue. Ils étaient tous cagoulés, on ne voyait qu leurs yeux et la bouche. Moi, je ne sentais rien, j’appréhendais la mort.
Ils m’ont embarqué au bas de l’immeuble. Ils étaient huit. Dans la rue, devant l’un de leurs véhicules, ils ont pointé leurs armes dans ma direction et m’ont ordonné de courir. Je craignais qu’ils veuillent me liquider. Finalement ils m’ont mis un sac sur la tête et introduit dans la malle de la voiture tout en blasphémant et criant : « nous sommes des paras, pas des policiers. Nous allons tuer ton Dieu. Tu vas mourir aujourd’hui ». J’ai entendu la voix de ma belle-sour : « Ya Seddik, Dieu est avec toi ! » Et ma femme s’est effondrée sur le sol. Elle s’était évanouie. J’avais deux enfants : Soheib et Mossâab, nés en 1991 et 1992.
Nous avons quitté les lieux. La voiture s’est dirigée vers la banlieue où elle a tourné en rond. Je ne savais pas où j’étais. A un moment, nous étions à un endroit situé dans le quartier du Ruisseau. Ils se sont arrêtés. Ils étaient à la recherche d’une autre personne qu’ils n’ont pas trouvée. L’un des policiers m’a interpellé :
– Qu’as tu fait ?
– Rien.
– Fais sortir le pistolet ?
-Quel pistolet ?
– Aujourd’hui, on va te tuer.
– La mort est unique.
– C’est ainsi qu’on parle avec la police ?
Il s’est tu. Un autre homme cagoulé est arrivé et m’a dit :
– Ya Rabb, baisse ta tête, sinon je fais ceci et cela (insultes à l’encontre de la religion que je ne peux pas répéter)
Nous avons roulé de nouveau, jusqu’à l’arrivée au commissariat de Cavaignac, le centre de police spécialisé dans la torture, situé au centre d’Alger. Ils m’ont emmené au sous-sol. Après m’avoir déshabillé, ils m’ont allongé sur un banc de la longueur d’un homme et attaché avec des sangles et des menottes. Puis, celui qui semblait être leur chef les a appelés et leur a dit : « celui-là, il va parler sans tortures. ». Ils m’ont détaché et nous sommes montés au premier étage, dans le bureau du chef, un officier qu’ils appelaient Charles Bronson. Il portait un blouson spécial de la police et un pantalon de velours jaune. Je l’appelais « le Kabyle » parce qu’il avait un accent typique. Il était installé à son bureau, il a pris un stylo et une feuille et commencé à m’interroger :
– Allez, raconte !
– Quoi ?
– Je te brûle la tête (insulte algéroise), parle !
– Je te raconte ma vie ?
Il m’a insulté et aordonné à ses hommes de me faire descendre au sous-sol, dans la salle de torture, sans vêtement. Ils m’ont attaché à nouveau sur le banc. Ils m’ont placé un bandeau noir ou bleu sur les yeux. Les tortionnaires étaient au nombre de 10, cagoulés et portaient des uniformes de police appelés ninja.
La salle dans laquelle je me trouvais était grande, elle faisait environ 55-60m 2 , sans lumière et sans carrelages. Le sol était couvert de sable. Il y avait une échelle, un robinet d’eau, un grand seau et des serpillières. La peinture dégoulinait des mur, la pièce était froide et humide.
. Premières tortures
J’étais nu, ligoté avec un câble sur ce banc. Le premier mot que le chef m’adressa fut : « Dis à ton Dieu de venir te sauver », et à partir de ce moment là, la torture a commencé. Ils m’ont placé les serpillières sur le visage et aspergé d’eau qu’ils m’ingurgitaient de force dans la gorge. J’ai cru voir la mort. Ils me donnaient des coups de barre sur les plantes des pieds (fallaqa). Quelqu’un s’est assis sur mes genoux et m’a frappé avec un bâton sur le pénis. Un autre frappait avec un fouet sur la poitrine jusqu’à ce que je perde conscience. A chaque évanouissement, ils me réveillaient et reprenaient leurs tortures. Quand je n’étais pas évanoui, je hurlais de douleur. Plus je hurlais et plus ils s’acharnaient sur moi, comme des monstres. Ils m’avaient dit que si je voulais parler, je devais lever le doigt. Quand ils s’arrêtaient, ils fumaient et éteignaient leurs cigarettes sur ma poitrine. Pendant cette torture, j’ai honte de le dire, je ne peux pas dire ce qu’ils ont fait avec moi, mais je dois le dire. pour l’histoire. J’ai été violé : Ils m’ont introduit un bâton dans l’anus. La pénétration a provoqué un saignement dans l’anus, il a fallu une intervention en 2005 pour me soigner. D’autres frères ont subi le même procédé avec des bouteilles au goulot cassé.
Parmi les tortionnaires, certains étaient saouls, j’ai senti l’odeur d’alcool. J’entendais encore plus de blasphèmes et plus d’insultes.
A force d’être torturé, la fièvre est montée et j’ai été jeté par terre et aspergé d’eau froide. Je jure par Dieu que je n’ai jamais eu autant froid de ma vie.
Puis j’ai été attaché avec des menottes sur une porte en fer dans un couloir. Il y avait d’autres portes du même type. Le geôlier qui faisait le va-et-vient dans le couloir me frappait avec ses pieds et une barre de fer. A chaque fois que je levais les yeux, il m’ordonnait de baisser la tête en m’insultant. Il ne voulait pas que je le voie. Il m’était interdit d’aller aux toilettes, je ne pouvais faire mes besoins que sur moi-même.
Peu de temps après, j’ai été ramené à la salle de torture. Attaché au banc comme la fois précédente, j’étais persuadé que j’allais y passer. J’ai récité la chahada (la profession de foi) en levant mon index droit en dessous du banc. L’un des tortionnaires l’a remarqué. Il m’a insulté de « fils de pute » et a voulu briser mon doigt. Et moi, malgré la torture, une envie terrible de rire m’a prit devant cette idiotie. Je me dis : « si c’est ça l’Etat et ceux qui représentent l’Etat ! » Et j’ai eu la certitude que l’Etat était policier et un tel Etat n’a pas d’avenir et finira nécessairement aux oubliettes.
Les tortionnaires étaient de la capitale. Il y avait un médecin parmi eux, ou du moins était-ce quelqu’un qui m’examinait régulièrement pour voir si je tenais encore le coup et si mes tortionnaires ne dépassaient pas une limite. Il m’a dit : « Ils t’ont détruit, est ce que tu résistes à la torture »
En m’évanouissant une autre fois, ils m’ont brûlé la plante des pieds au chalumeau. A chaque fois que je tentais de bouger mes jambes , ils me torturaient.
Ils me posaient toujours les mêmes questions : « où sont les armes ? », « où est parti Abdelkader Fikayar ? », « chez qui est-il ? », « où sont tes amis ? »
Abdelkader Fikayar faisait partie de la garde rapprochée de Abbassi Madani. Je le connaissais bien parce qu’étant karatéka, il me contactait pour participer à la protection rapprochée des Chouyoukh lors les manifestations du FIS. Abdelkader a été arrêté quatre mois avant moi. Quand j’ai appris son arrestation, je me suis caché sachant que mon tour viendrait. En fait j’étais recherché depuis septembre 1992. J’avais été inspecteur d’hygiène et d’assainissement à la daïra de Sidi M’hamed, contrôlée par le FISavant l’interruption des élections en janvier 1992. J’étais aussi responsable du SIT (Syndicat islamique du travail) au niveau de la même daïra. C’est dire que les autorités me connaissaient. Je m’étais donc, dès l’arrestation de Fikayar réfugié dans la clandestinité. Je changeais régulièrement de logement mais je n’avais nulle intention de prendre le maquis. J’étais pour un combat politique et non pas armé. Plus tard en prison, j’ai été approché par des personnes qui voulaient me convaincre de prendre le maquis, mais je refusais toujours car j’étais convaincu que ce n’était pas la bonne voie.
Quand mes tortionnaires se rendirent compte que je n possédais pas d’armes, ils reprirent la torture, 3-4-5 fois, puis posaient les mêmes questions : « qui a des armes ? », « quelqu’un a-t-il des armes ? », « connais tu un groupe armé ?
Quand ils se sont aperçus que je ne connaissais personne, ils recommencèrent : « connais tu quelqu’un qui les connait ? », « qui parle à leur sujet et qui les apprécie ? », « connais tu quelqu’un qui distribue des tracts ? »
Lorsque je n’ai rien à dire, ils augmentaient l’intensité de la torture. Je voulais absolument dormir, j’ai passé trois jours sans dormir. Au quatrième jour, je me demandais si je rêvais ou si j’étais devenu fou. J’entendais les cris des autres suppliciés, ce qui me rendait encore plus fou.
Au quatrième jour, ils m’ont enfermé dans la cellule n°1. Elle ne dépassait pas 6m 2 . 13 personnes de la rue Nacera Nounou à Belcourt y étaient entassées. Ils m’ont enlevé mes vêtements mouillés pour les sécher et m’ont habillé des leurs. Ces gens se trouvaient à Cavaignac parce qu’ils avaient protesté contre la nomination par le ministère des affaires religieuses d’un imam à la mosquée de la rue Nacera Nounou. Un soir, après la prière (‘icha) la police a débarqué et a arrêté quelques jeunes : Abdelkader, l’imam de la cellule, Abdelhaq, un gros appelé « Bouchi » parce qu’il vendait de la viande, Hamid et un autre homme surnommé Bou Sabâa Arouah (père des sept âmes). Pourquoi le nommait on ainsi ? Il a enlevé sa chemise et m’a montré sa poitrine. Au niveau de son cour, les impacts de quatre balles datant des évènements d’octobre 1988 étaient encore visibles. Aucune balle ne l’avait tué. Et puis il y avait Samir. Il était très peureux. Dès qu’il entendait une voix s’approcher de la porte de la cellule, il pissait dans son pantalon. Il était gravement traumatisé car il avait subi d’affreuses tortures.
Dans la cellule il y avait des toilettes sans séparation. Quand l’un devait s’y rendre, les autres détournaient la tête. Juste au dessus du trou des toilettes se trouvait un tuyau de fer d’où coulait l’eau que nous buvions. On avait que 15mn d’eau par jour. Il y avait une lampe dans cette cellule, mais sa lumière était si faible qu’elle faisait peur. Elle n’était qu’allumée que de temps en temps. Ils nous donnaient un morceau de pain par jour à partager entre 14 personnes. Un jour nous avons reçu un bonbon, nous l’avons partagé en 14 parts.
Pour enfin échapper aux supplices.
J’ai passé 12 jours dans cette cellule, 12 jours de torture, c’est à dire 4 jours de torture sans interruption et ensuite quotidiennement avec des pauses de quelques heures entre les séances. Des policiers me surnommaient Larbi Ben Mhidi parce que je disais que je ne savais rien. A force d’être torturé et d’entendre leurs insultes, je songeais à leur donner un nom. Je finis par en inventer un, Lahsan, et leur indiquer une adresse fictive. Et puis, je devais les y guider. J’avais dit sous la torture que la personne habitait au 2 e étage, porte à droite. En réalité, je ne savais même pas comment étaient disposées les portes.
Ils m’ont emmené, accompagné de deux voitures blanche de type 505, j’étais torse nu et sans souliers. Ils étaient neuf hommes cagoulés, armés jusqu’aux dents et le chef « Le Kabyle » les escortait. Nous sommes montés au second étage de l’immeuble que j’avais indiqué. Je priais pour ne pas tomber sur l’appartement d’un frère. Arrivé en haut je leur dit : « c’est ici qu’on organisait nos réunions et qu’on cachait nos armes ». Ils ont cogné à la porte avec leurs bottes : « ouvrez, c’est la police ! ». Ils sont entrés à quatre ou cinq. Lorsque j’ai entendu les cris de la femme, ils faisaient sortir un homme, à genou. Ils ont braqué leur lampe sur son visage et un policier m’a demandé si c’était la personne indiquée, j’ai répondu affirmativement. Ils ont demandé son nom, il a répondu Hocine.
Ils nous ramenés au centre de torture. Ils l’ont frappé. Lors de notre confrontation, ils m’ont demandé de lui parler. Je lui ai dit : « Ya Hocine, il faut que tu dises la vérité, ils vont te massacrer »
Les policiers lui ont dit que son nom était Lahsan et non pas Hocine. L’homme pleurait : « Je vous jure que je m’appelle Hocine ». A force de le frapper, il a fini par dire qu’il s’appelait Lahsan. Lorsqu’il a été arrêté à son domicile, il buvait de l’alcool. Les policiers doutaient donc de l’histoire.
Nous avons été emmenés à Bab Djedid, au commissariat du 2 e arrondissement et nous avons été placés chacun dans une cellule. Il m’a fait pitié. Je jure que je ne le connaissais pas. Je lui avais dit « mon frère ». Il ne m’a pas répondu. « Ya Hocine, dis leur ce qu’ils veulent entendre et arrivé devant le juge d’instruction, tu dis la vérité » Il n’a toujours pas répondu. Au matin, ils nous ont ramenés à Cavaignac. Ils l’ont torturé devant moi. Ils me disaient : « Daadi, on va tuer Hocine, débrouille toi, tu es responsable de son sort. » J’ai dit : « c’est lui, tuez le ». Hocine a pleuré. Il leur a avoué ce que j’avais dit. Mais c’est moi qui me suis enfin rétracté en avouant ne pas le connaître. Ils l’ont relâché. J’aurais aimé le retrouver après ma sortie pour m’excuser mais il avait menacé de me tuer s’il me voyait. J’ai donc préféré ne pas lui rendre visite.
En vain
Et la torture reprit : « où sont les armes ? » J’ai fini par dire qu’elles étaient dans la mosquée du Plateau . Ils y sont allés. Ils ont tout cassé mais ils n’ont rien trouvé. La torture est montée d’un cran. L’un d’entre eux a fini par dire : « Laissez le, il dit n’importe quoi » Ils m’ont laissé dans la cellule quelques jours puis m’ont monté au premier étage pour m’interroger. J’ai été entendu par un policier noir que je n’oublierai pas. Il a sorti son arme, il l’a plaquée sur mes tempes et a dit : « si on ne trouve pas les armes, je vais te tuer ! » Il a prétendu qu’ils avaient tué mon père, mon frère. Il m’a frappé sur le torse. Pendant deux ans j’ai gardé une douleur à cet endroit.
J’ai été redescendu au sous-sol. Il a répété : « je vais te tuer aujourd’hui. Enlève tes vêtements ». Zoubir el-Far est intervenu pour qu’il arrête. Ils m’ont remonté au premier étage pour continuer l’interrogatoire. Ila rédigé son rapport : nom, prénom, adresse, situation familiale, travail, etc. et je devais signer.
Douze jours plus tard ils m’ont transféré à un autre poste. Je ne sais pas où. J’avais les yeux bandés, j’ai été frappé sur la tête et au visage et jeté dans les escaliers. C’est en ce lieu que j’ai subi le plus de coups. J’ai été placé dans une cellule. Lorsque j’ai demandé où j’étais, on m’a dit au Central. Les cellules étaient grandes, bien éclairées mais très froides. J’étais mieux nourri qu’à Cavaignac. Un autre homme a été placé dans ma cellule Il racontait qu’il avait été au sous-sol . Il racontait. « Il y avait des hommes blessés par balle, on les entend souffrir, ils ne mangent pas, ils ne boivent pas » Il avait été arrêté à Jijel au maquis. Je l’ai revu plus tard á la prison d’El-Harrach.
Je suis resté 8 jours au central. Au 9 e jour, on m’a bandé les yeux et emmené je ne sais où. J’avais peur, il faisait froid, c’était le ramadhan. On m’a donné l’ordre de baisser la tête. J’avais l’impression de marcher dans un long couloir, j’entendais une machine faire tac-tac. J’ai été introduit dans un bureau. Je devais garder le bandeau sur le yeux, les menottes aux poignets, et pour la nième fois me sont posées les mêmes questions: nom ? prénom ? qui est ton père, qui sont tes frères, tes sours, sont elles mariées, noms des maris, où travaillent ces maris, leurs adresses, nom de ta femme, de ses frères et de ses sours, sont elles mariées, où habitent ces familles, etc. Combien de fois es tu sorti d’Algérie ? pour aller où, avec qui ? Quelles études as tu faites, où ? primaires ? secondaires, quel est ton travail ? quel est ton sport préféré, dans quel parti es tu organisé, fais tu la prière ? Combien d’oncles as tu, quels sont leurs noms ?, leur profession ? leurs adresses ? Combien de cousines as tu ? Quels sont leurs noms ? leurs adresses ? etc. Ces mêmes questions, toujours et toujours, sans fin.
Enfin, ils m’ont enlevé le bandeau mais interdit de lever la tête. J’ai vu que je me trouvais dans un bureau. Ils m’ont fait signer six ou sept papiers. Puis ils m’ont demandé si je connaissais la personne sur la photo qui se trouvait aux côtés de Abbassi Madani et Ali Benhadj. Oui, ai-je répondu, « c’est Abdelkader Fikayar ? C’est un homme qui m’a accusé de lui avoir falsifié un passeport. Or j’étais innocent. » En fait, Fikayar avait fait changer la photo de son passeport afin de ne plus être représenté avec la barbe, source de harcèlements quotidiens. Mais je n’étais pas impliqué dans cette falsification de documents.
On m’a posé des questions au sujet de Boualem Allioui que je ne connaissais pas. Puis à propos de Issa Akdif que je savais être en prison.
Ils m’ont ramené au sous-sol. J’ai été photographié de face et de profil, ils ont pris mes empreintes digitales, mesuré mes mains, mes pieds, mes oreilles et enfermé dans une cellule.
Au 10 e jour, j’ai été appelé, sorti de la cellule et mis dans des chaînes par deux personnes. Nous sommes sortis du bâtiment. Il pleuvait et il y avait du brouillard. Ils m’ont introduit dans un camion fermé, très sombre à l’intérieur. Il n’y avait que des policiers et moi. Le camion s’est rendu au tribunal Zighout Youcef. Une fois de plus j’ai été enfermé dans une cellule, j’étais sans chaussures, mes pieds et ma poitrine étaient brûlés, j’avais une barbe hirsute, ma chemise était déchirée, je sentais mauvais. On m’a monté au 5 e étage par des escaliers en bois, le passage était étroit, sombre et j’ai de nouveau été enfermé dans une cellule, menotté.
Enfin j’ai été présenté devant le juge d’instruction, dans la chambre n° 10, sans menottes. Le juge était un homme maigre, jaunâtre, portant des lunettes. Je lui ai tout de suite dit que j’avais été torturé. Il me répondit : « oui, oui ». Il a lu le rapport rédigé par la police. J’ai dit que je n’avais pas fait ces déclarations sur les accusations qu’il contenait (falsification de documents, appartenance à une organisation terroriste, etc.), je n’avais jamais été interrogé sur ces déclarations, j’avais seulement signé des feuilles de papier qui m’avaient été présentées.
– « oui, oui »
J’ai demandé á être examiné par un médecin.
– « après, après »
Il m’a demandé d’attendre dehors. Tout de suite, on m’a mis les menottes et fait entré dans un bureau où se trouvaient deux personnes. L’un avait mon age, l’autre 20 ans. Nous attendions et une ou deux heures plus tard, vers 16 h nous avons tous les trois été embarqués dans le même camion vers un endroit inconnu.
C’était le 7 mars 1993 à 17h30, un jour de ramadhan. Le camion s’est arrêté. J’ai demandé où on se trouvait et on m’a répondu la prison d’Alger (El-Harrach). On m’a sorti, enlevé les menottes, conduit dans un bureau. Tout m’a été enlevé sauf mon porte-feuille avec ma carte d’identité. Ils ont pris mon nom, mes empreintes et remis un billet d’écrou : Numéro 2262. J’ai été conduit par un gardien en uniforme bleu et muni d’un bâton vers une salle où j’ai été rasé puis, dans une autre grande salle où on m’a donné une couverture et une paillasse. On est passés par une grande porte, puis une seconde, puis une troisième. J’ai du marcher 700m, puis encore une porte, en fer, et enfin je suis arrivé dans une salle appelée al-Ghorba (l’exil), la salle n°4. Elle faisait environ 50x10m. Nous étions environ 150 personnes. Il y avait des lits superposés, les fenêtres n’avaient pas de vitre, il faisait donc très froid. Il y avait 4 toilettes et 7 robinets. Chaque salle avait sa cour de 30m 2 environ. Le soir, la porte était fermée et n’était plus ouverte jusqu’au matin quelque soit le problème rencontré par les prisonniers. Parmi nous il y avait aussi des prisonniers de droit commun. Les politiques étaient frappés par les gardiens et nous nous méfions des « droits communs » car parmi eux il y avait des mouchards. Nous avions droit a une douche tous les 15 jours et pour une durée de 3 à 4 minutes.
Libéré mais libre pour 10 mois à peine.
J’ai été libéré le 23 août 1993, le jour de mon jugement. En fait j’aurai du être libéré bien avant puisque j’avais été condamné à un an de sursis mais comme un deuxième mandat de dépôt était pendant, il a fallu que j’attende le second jugement au mois d’août pour bénéficier d’un non lieu et être mis en liberté. Fikayar a été libéré le jour suivant. Il a été exécuté sommairement en 1995 alors qu’il s’était réfugié chez sa famille à Meftah. Parce qu’en réalité, même si nous avions été libérés, les harcèlement et les poursuites continuaient. Je m’étais pour ma part réfugié dans un premier temps à Oued Chayah mais je n’y suis pas resté. Je me déplaçais entre différents domiciles familiaux. Je continuais à être considéré comme un « élément dangereux » et j’étais fiché dans les commissariats. J’étais sans arrêt arrêté, à chaque vérification de papiers dans la rue, on m’embarquait et je passais à chaque fois quelques heurs ou quelques jours en détention. En 1993 j’ai fait un voyage de deux mois en Suisse. A mon retour, j’ai été arrêté et emprisonné pendant 8 jours. De nouveau j’ai été torturé. Les policiers prétendaient que j’avais été en Allemagne pour rencontrer Rabah Kebir.
Le 13 juin 1994, alors que je me trouvais en voiture avec deux amis à Oued Chayah, des policiers des forces spéciales (ninja) nous ont arrêtés. J’ai reconnu quelques uns d’entre eux. L’un était de mon quartier. Il s’agit de Omar Miloudi qui au moment de mon départ d’Algérie en 2003 était brigadier chef au commissariat de Bab Ezzouar. Le second, Derraji, était en 2003 inspecteur de police au commissariat du 9 e et le troisième, Azzedine, était brigadier affecté au commissariat du 14 e . A l’endroit même de l’arrestation, deux policiers avaient été tués peu de temps avant. Ils m’ont fait descendre de la voiture. Ils ont prétendu que j’avais été au maquis. J’ai vraiment cru sur le moment qu’ils allaient me tuer. Quelques uns des policiers se sont rendus au magasin de Kamel Chiraf qui se trouvait tout près. Ils ont volé la caisse et ont démoli le local. Quant à moi, ils m’ont embarqué dans une 505 avec la caisse et m’ont emmené au commissariat de 25 e arrondissement (Badjarah). Les policiers m’ont enlevé la carte d’identité qu’ils ne m’ont jamais restituée.
J’ai d’abord attendu dans une salle, ma tête était recouverte, puis, ils m’ont de nouveau embarqué dans une voiture. Ils se sont arrêtés, ils m’ont fait entrer dans un bâtiment sous les coups et les insultes, j’entendais les échos dans le couloir, j’ai été jeté dans les escaliers, mon visage était toujours recouvert d’un chiffon et finalement ils m’ont attaché sur une table en me traitant de terroriste et de tueur. Ils m’ont détaché et emmené dans des toilettes pour m’y menotter. Le geôlier qui me surveillait me dit que si je me comportais calmement, j’allais être placé dans une cellule. C’est ce qui s’est passé. J’ai été jeté dans une cellule qui contenait déjà beaucoup de monde. C’est là que j’ai appris que j’étais à Hussein Dey. Nous avions tous des bandeaux que nous devions placer sur les yeux dès que la porte de la cellule s’ouvrait. C’est là que j’ai vu Youcef Djaafar qui est un ami. J’ai fait comme si je ne le connaissais pas parce que je craignais qu’il y ait des mouchards et que le fait de nous connaître puisse avoir des répercussions sur nous. Lui, s’est adressé à moi en me disant, »mais on se connaît », Je n’ai pas réagi. Quelques 30 minutes plus tard, les deux policiers, Omar Miloudi et Derradji l’ont fait sortir de la cellule et on ne l’a plus jamais revu. Il compte depuis parmi les disparus.
J’ai passé 43 jours à Hussein Dey et j’ai perdu 14 kg. Les conditions dans la cellule étaient déplorables, inhumaines. Nous avons tous été torturés. Le commissariat avait une salle de torture. J’ai de nouveau subi le supplice au chiffon, la falaqa, les brûlures au chalumeau et bien sûr les coups de bâtons. Heureusement que j’y ai rencontré quelqu’un de mon quartier qui allait être libéré et je l’ai prié de prévenir ma famille de l’endroit où je me trouvais. Ils ne savaient rien sur mon sort et je n’avais pas été enregistré sur le registre du commissariat, c’est à dire qu’il n’y avait aucune preuve formelle que je me trouvais à cet endroit. Finalement j’ai été libéré le 25 juillet 1994 après 43 jours de détention au secret. J’ai eu une chance inouïe qu’il y ait eu un changement de commissaire.
Harcèlements continus
Me voilà donc de nouveau en « liberté ». Je décidais d’aller en Syrie pour fuir ce harcèlement permanent. J’y ai passé 3 ans. Mais à mon retour en Algérie, j’ai de nouveau été arrêté dès mon arrivée à l’aéroport et été embarqué au Central. Là, une fois de plus, j’ai été torturé et cuisiné sur mes contacts et mes activités en Syrie. De là j’ai été emmené dans un coffre de voiture à Ben Aknoun, dans une vieille villa où j’ai été placé dans une cellule propre comportant un lit. J’ai été très bien traité. Pendant trois jours j’ai passé des entretiens avec des officiers qui étaient corrects. Ils voulaient savoir ce que je pensais, discuter de la situation dans le pays et dans le monde. Au bout de ces trois jours, j’ai de nouveau été enfermé dans ce coffre et transporté au Central pour être libéré peu après.
Mais mes problèmes ne devaient pas s’arrêter pour autant. Régulièrement j’étais convoqué à différents commissariats et gendarmeries. Quand une bombe explosait, il était possible que la police ou la gendarmerie me fasse venir pour me garder quelques heures et me questionner à propos des auteurs de cet attentat. Les forces de sécurité continuaient à me considérer comme un suspect. A chaque interrogatoire, on m’accusait d’avoir été au maquis ce qui était absurde puisqu’ils savaient toujours où je me trouvais. Ce n’est que grâce à l’aide d’amis que j’ai pu travailler et subvenir aux besoins de ma famille parce que je ne pouvais plus trouver d’emploi dans la fonction publique et même dans le privé, dès que mon passé était connu, on me congédiait. Je réussis à ouvrir une agence immobilière au nom de ma femme, mais tout de suite j’ai été convoqué et questionné au sujet de la provenance des fonds. Je ne pouvais pas mener une vie normale, on ne m’en laissait pas la possibilité.
Et quand en 2003, peu avant la libération de Ali Benhadj, des agents du DRS se sont présentés à mon domicile sans me trouver, des amis m’ont conseillé de quitter l’Algérie. Tant que les harcèlements provenaient de la police, il y avait moyen de me sortir de leurs griffes mais à partir du moment où il s’agissait du DRS, nous étions impuissants. En réalité j’aurai voulu retourner en Syrie mais la guerre contre l’Irak avait commencé et je craignais que cela puisse avoir des répercussions sur ma situation. J’ai donc décidé de fuir vers la Suisse. J’y suis depuis 2003. Il a fallu que je suive un traitement pour me soigner des séquelles des tortures tant sur le plan psychologique que physique. Je continuais de souffrir de douleurs et de saignements conséquences de la sodomisation que j’avais subie en 1993. Une intervention chirurgicale a été nécessaire en 2005.
Je commence à peine à émerger, à ne plus faire quotidiennement des cauchemars. Mais j’espère avec l’aide de Dieu que ce régime de tortionnaires s’écroulera bientôt. Ils prétendent vouloir instaurer le pardon avec leur loi sur la réconciliation nationale mais que pouvons pardonner ? Ils ont brisé ma vie et celle de mon épouse, ils ont perturbé celle de ma famille et de mes enfants, ils ont enlevé mon oncle, Mouloud Daadi, en 1995 et qui depuis a disparu. Il faut d’abord qu’ils reconnaissent les violences qu’ils nous ont faites subir, ils faut que les responsables soient jugés et ensuite, peut-être, pourrons nous pardonner.