Une nuit qui bouleverse
Lyon. De notre correspondant, El Watan, 17 octobre 2010
Constantin Melnik donne sa version des faits dans l’ouvrage De Gaulle, les services secrets et l’Algérie qui vient de paraître aux éditions Nouveau monde.
Aucun observateur, aucun auteur ne saurait prétendre à la neutralité», écrit, dès les premières pages, Constantin Melnik, conseiller du Premier ministre français de 1958 à 1962. Nul ne pourrait, non plus, être certain de ne pas être entraîné à tort dans la passion de l’action, lorsqu’il est jouet de l’histoire en train de se faire. C’est ce qui est arrivé à celui qui a été appelé par Michel Debré lorsqu’il accéda au poste de Premier ministre du général de Gaulle, dès sa prise de contrôle de la France en 1958. A cette fonction de simple conseiller pour la sécurité et le renseignement, même si loin de là il n’avait pas de pouvoir décisionnel, il a pu analyser, dans le feu des événements, les quatre dernières années de la Guerre d’Algérie. En 1988, il publia un livre retentissant, sous le titre 1000 jours à Matignon. Les éditions Nouveau monde ont eu l’excellente idée de le rééditer, en actualisant l’ouvrage par le recoupement du témoignage du Melnik d’alors avec les archives du Premier ministre, à la lumière enfin de travaux d’historiens. Une initiative rare autant que féconde, car la parole en 1988 s’embarrassait encore de non-dits ou de mal-dits. Sébastien Laurent de l’université de Bordeaux, revenant à la charge pour cette réédition, a mené un entretien serré avec l’ancien fonctionnaire.
Cela donne de beaux échanges, notamment au sujet du 17 octobre 1961. Ainsi, avec le recul du temps, Melnik a une vision plus juste des faits : «Ce qui est affreux, dans l’exercice du pouvoir, c’est que vous vous trouvez face à une situation qui vous bouleverse. Cela m’a vraiment bouleversé, la nuit du 17 octobre 1961. Les documents avant la nuit du 17 octobre disaient que tout allait très bien se passer. Le terme «réquisitionner» qui est utilisé dans l’administration est très soft, et c’est cela qui explique probablement la conduite de Papon vis-à-vis des juifs sous l’occupation ? Tout cela est d’une douceur absolument extraordinaire. Tout va bien se passer, tout est normal», dit-il avant d’être plus précis : «Après coup, les rapports écrits sont soft également. Ils disent qu’il n’y a eu que trois morts. C’est ce qui est écrit dans le rapport de Papon (Ndlr, le préfet de police de Paris) que je reçois. Pour moi, la violence apparaît surtout dans les commentaires qui sont faits autour.»
Comme il n’est jamais trop tard pour reconnaître ses erreurs, Melnik explique à présent : «Dans Mille jours à Matignon, je me suis trompé dans l’évaluation du nombre des victimes au cours de la nuit. A partir de cette date, j’ai commencé à voir apparaître la violence dans les chiffres. Je recevais chaque jour le nombre de morts algériens à Paris, et là, tout à coup, j’ai eu un doute, et j’ai demandé à Somveille, directeur de cabinet de Papon, d’où venaient ces morts. Et il m’a répondu que c’était des ‘‘noyés par balle’’. Chez Somveille, c’était plutôt du désespoir, chez Papon, c’était plutôt du «je-m’enfoutisme» absolu. L’essentiel était que sa carrière se déroule comme il faut.»
Si nous en focalisons la lecture sur la seule question d’Octobre 1961, ce livre important est très instructif sur des années complexes où le général de Gaulle, revenu au pouvoir avec l’idée de régler le problème algérien, devait lutter sur plusieurs fronts. Melnik, depuis ce gué approprié qu’est le Premier ministère, raconte les faits, dans l’ombre portée d’un chef de l’Etat, «s’arc-boutant pour sortir la France de l’ornière algérienne en s’efforçant de respecter au mieux les intérêts des parties en présence».
Le livre rappelle les coulisses de cette histoire, avec jusqu’au bout des événements tragiques, comme le massacre de Charonne, en février 1962. Un drame inutile, mais bien réel : «La paix était en vue, la négociation avec le FLN irréversible, la lutte conte l’OAS enclenchée. Mourir à Charonne était la dérision des dérisions.»
Walid Mebarek